Noyade
Il est un peu plus de midi lorsque Zhang, le chef des marins, m'interpelle.
– Wei Jie, tu devrais faire une pause, tu n'as pas arrêté depuis ce matin.
– Si je m'arrête maintenant, je ne suis pas certaine de trouver le courage de reprendre, dis-je, un sourire sur les lèvres, pendant que je dénoue le filet de pêche.
– Pense au moins à t'hydrater. Le soleil cogne fort, alors fait attention.
– Ne vous en faites pas, j'ai l'habitude. Je serai prudente.
– D'accord. Mais, s'il te plaît, pense à faire une pause pour te nourrir. Hum.
– Très bien, réponds-je, enthousiaste et polie, le regardant ensuite s'éloigner.
Zhang est l'un des premiers à m'avoir accueillie sur le port. C'est grâce à lui aujourd'hui que je travaille avec eux, les marins. C'est lui qui m'a formée pendant plus de deux ans, en parallèle de mon cursus scolaire. Grâce à lui, mes soirées n'étaient plus froides et monotones. Comment le pouvaient-elles, quand je passais la plupart de mon temps près de l'océan ?
Malgré la fatigue, les douleurs dans mes muscles, ce n'est rien en comparaison de ce que je vis actuellement. Ce n'est pas comme si je ne l'avais pas choisi. Il faut dire la vérité, tout ce que j'ai fait, c'est uniquement dans le but de pouvoir me rapprocher de Xiao Bai, même si pour lui, je suis transparente. Il ne pourra pas l'être indéfiniment. Si ?
Voilà plus de sept heures maintenant que je travaille. L'avantage, c'est que depuis que j'ai terminé mes études, je travaille de quatre heures jusqu'à treize heures. Tout du moins, ce sont les horaires que l'on m'a fixé, comme je suis novice dans ce domaine et que je manque clairement d'expérience. Par conséquent, je ne peux pas rivaliser avec mes collègues qui ont travaillé toute leur vie du métier de la pêche. Ce n'est pas comparable.
Quand bien même je fais des efforts, mon petit gabarit ne me permet pas de soulever autant de charge qu'eux. De maintenir l'équilibre que je ne possède pas, notamment lors des tempêtes en plein océan. C'est pour cette raison que je ne sors quasiment jamais en mer. En effet, même si au fil des années, j'ai appris à nager, ma peur de l'eau m'empêche d'avoir pleinement confiance. Depuis ma noyade, j'ai gardé un traumatisme qui me fait paniquer lorsque mes pieds ne touchent plus le sol quand je me trouve dans l'eau. Je suis terrifiée à l'idée de pouvoir de nouveau me noyer.
Treize heures approche. J'ai bientôt terminé, ce qui me fait sourire. Bien que la matinée fut assez calme, cette fin de journée ne m'a pas laissé de repos. Effectivement, entre les nœuds interminables des filets à défaire, le tri des poissons à jeter, j'ai complètement oublié de m'hydrater.
Entièrement absorbée par mon travail et mon envie de bien faire, j'ai, une fois de plus, négligé ma santé. Je comprends mieux maintenant pourquoi Zhang est toujours sur mon dos, à me surveiller et à me dire quand me nourrir, m'hydrater et me reposer. Peut-être aurai-je dû davantage l'écouter, surtout lorsqu'un mal de tête me percute, suivi d'un léger vertige.
Pourtant, j'y fais abstraction, secouant ma tête de gauche à droite, pensant que c'est dû à cause de la fatigue, parce que même si je ne me suis pas hydratée, je porte toujours ma casquette quand je suis dehors. Je suis donc protégée.
Le vent commence à se lever et une bourrasque me fait légèrement perdre l'équilibre.
Zhang, toujours à l'affût, se précipite vers moi, après m'avoir vu tanguer sur le quai.
– Wei Jie, dit-il en me retenant gentiment par le bras ? Est-ce que tout va bien ? As-tu bu ou mangé quelque chose ?
Je le regarde, mais je suis incapable de lui répondre. À cet instant, il sait pertinemment que je me suis négligée.
– Wei Jie, bon sang ! Hausse-t-il, inquiet. Assieds-toi calmement et ne bouge pas d'ici. Je vais te chercher ce qu'il faut, lance-t-il tout en acquiesçant d'un signe de la tête.
Je le regarde s'éloigner et m'apprête à m'assoir, quand un autre vertige vient me percuter, suivi de nausées que je ne contrôle pas. Penchée au-dessus de l'eau, je ne peux pas m'empêcher de vomir. Ce fut ma première erreur, car en me penchant trop en avant, les vertiges sont de plus en plus nombreux et violents. Subitement, je tombe à l'eau.
Je me débats, tentant de remonter rapidement à la surface, alors que mes jambes paraissent lourdes. Comme si un plomb était attaché à chacune de mes chevilles. La panique et la peur prennent possession de moi. Plus je lutte, plus je m'enfonce, l'eau s'insinuant progressivement dans mes poumons. L'air me manque cruellement, mes paupières s'agitent tel un mécanisme automatique. À cet instant, je ne ressens plus rien. Juste une sensation de légèreté. L'impression de flotter alors que je tombe dans les profondeurs de l'océan. Toutefois, je n'abandonne pas et continue de me débattre comme un tigre, hurlant de tout mon cœur, espérant que quelqu'un puisse m'entendre, même si je sais que ça n'arrivera pas. À force de lutter comme une folle, mes forces finissent par m'abandonner avec tout espoir d'être retrouvée. Ma bouche s'ouvre et se ferme, confirmant que l'eau continue de s'infiltrer dangereusement dans mes poumons. Alors, ma vision se trouble, je n'ai plus la force nécessaire de continuer. Je lâche prise et me laisse engouffrer par ces eaux mortelles, jusqu'à toucher le fond. Je suis perdue, je le sais. Dans un dernier sourire, je repense au doux visage de Xiao Bai et clos définitivement mes yeux...
Brutalement, je me réveille tout en crachant de l'eau et en toussant fortement jusqu'à retrouver mon calme. Il me faut plusieurs secondes avant de m'apercevoir que je suis sur le quai, emprisonnée contre quelqu'un. Lentement, je tourne mon visage et vois Xiao Bai à mes côtés.
Son regard est le même qu'autrefois. D'un coup, une violente décharge se fait ressentir dans ma poitrine. J'ai l'impression qu'à tout moment, mon cœur peut se sauver hors de ma cage thoracique.
Lorsque mes yeux rencontrent finalement ceux de Xiao Bai, je sais qu'il m'a reconnue. Son comportement parle pour lui quand il me libère sèchement, me faisant tomber par terre. Nous nous observons quelques secondes, tandis que je peine à retrouver une respiration normale. Il ordonne alors à Zhang qui vient de nous rejoindre de s'occuper de moi avant de partir sans se retourner.
Aussi violent soit-il, je comprends qu'il ne sera pas chose aisée de l'approcher. Même si c'est la seconde fois qu'il me sauve, cette fois-ci, c'est différent. À l'époque, il était bienveillant et sécurisant à mon égard, aujourd'hui, il est distant et complètement détaché.
Ça fait mal, parce que je suis tombée amoureuse de cet homme avant même de comprendre ce qu'était réellement l'amour. J'en ignorais son sens et sa signification. Désormais, je sais que souffrance, solitude et déception font partie intégrante de ce sentiment. En plus de s'être montré froid avec moi, la seule chose que je retiens de ce sauvetage, c'est son regard percutant et le choc que j'ai pu y lire lorsqu'il s'est souvenu de moi.
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