Chapitre 2
—Je ne te comprends pas, répéta Maketa. N’est-ce pas ce que tu as toujours voulu ?
—Pendant quelques années, cette existence de fantôme m’a suffi. Plus maintenant.
Kita s’exprimait avec clarté et utilisait des mots simples, si elle compliquait ses explications, ses sentiments s’en mêleraient et dans ce cas, impossible de tirer quoi que ce soit de compréhensible. La jeune femme resserra l’étreinte de la couverture autour de ses épaules, le tissu crissa sous ses doigts lorsqu’elle le tira.
—Je ne vous pas en quoi cette résolution justifie de monter à crue. Souhaites-tu participer au concours maintenant ?
—Même si je le voulais, je ne le pourrais pas. C’est mon père qui choisit les meilleurs champions.
—Alors, pourquoi ?
Kita pivota légèrement son corps pour que Maketa puisse observer le quart de son profil. La chambre, grossièrement meublée, abritait les jeunes gens durant leurs ébats pourtant, il ne s’agissait pas d’un cocon d’amour ; aucune chaleur n’y régnait et seule la pierre grise, froide et nue les observait, pas même une trace de décoration féminine, ni dessin, ni vase, ni quelque autres fantaisies qui encombreraient son unique penderie. Maketa roula sur le flanc et s’appuya sur son coude.
—Cette vie ne me convient plus.
—Tu as eu cette idée comme ça, d’un coup ? Une illumination ?
—Rien ne me retient ici. Que me restera-t-il une fois mon père mort ? Je n’ai pas d’héritage, pas d’argent, pas de travail et aucune compétence de cavalière.
—Autrement dit, tu es une femme tout à fait commune. Et nombre de femmes qui n’ont rien d’exceptionnel ont une bonne situation.
—Elles ont épousé des hommes riches car elles ont pour elles la beauté. Moi, je suis défigurée et borgne de surcroit. Une belle bête de compétition.
Elle n’avait pas besoin de miroir pour se rappeler les quatre zébrures parallèles qui couraient de son front à son cou et dernière avait failli lui décaper l’oreille. Grâce à un réflexe de torsion, la griffe avait contourné son lobe pour terminer sa course à la base de sa nuque.
—C’est une possibilité, reconnut Maketa, mais pas l’unique. Plusieurs femmes ont monté leurs propres échoppes. Diseuses de bonnes aventures, sorcières, créatrices de bijoux, de parfums, de vêtements, accoucheuses et même des chasseresses.
—Je pourrai créer un spectacle avec des dorakkars, s’enthousiasma la jeune femme.
—Pardon ?
Les idées se bousculaient dans sa tête malgré les trois ans d’inactivité de son esprit.
—Comme un spectacle de marionnettes et à la place des pantins, des dorakkars. Les gens aiment les histoires, je leur en raconterai une. Il existe beaucoup de légendes opposant des chevaliers et des dragons. De vrais dragons.
Avant que ne naissent les actuels dorakkars, d’autres créatures leur ressemblant peuplaient le ciel. Immenses, puissantes, elles régnaient jadis à Naarhôlia, c’était du moins ce que racontaient les Conteurs Vagabonds. A la fin de leurs récits, ils ajoutaient qu’ils existaient autant de dragons différents qu’il était vain de les regrouper en « races » : plumes, poils, écailles et même pierre, volant, marins, rampants, ailes à plumes, à membranes avec pattes ou non. Tant et plus de possibilités que même l’imagination florissante d’un enfant ne pouvait venir à bout.
—Il te faudra des figurants et du matériel que tu n’as pas.
—Pour le matériel, il me suffit de l’acheter.
—Et que fais-tu des cavaliers ? Le peu qui te parlent ne t’apprécient pas pour autant.
—Je demanderai un crédit.
—J’admire ta bravoure, Kita, mais tu ne sais même pas monter correctement sur un dorakkar.
La jeune femme haussa les épaules.
—Tu parles de cet épisode avec la pluie ? J’ai été sotte, je le reconnais. Durant ces trois dernières années, je me suis conduite comme une enfant. Ce que j’ai fait, c’est-à-dire rien, me révulse. J’ai besoin de reprendre ma vie en main et j’ai des dorakkars et de l’argent. Tu ne penses pas que ce soit possible, conclut-elle.
—Ce ne sont pas tes projets que je remets en cause.
—Quoi, alors ?
—Toi.
Le matelas ploya sous son poids lorsque Kita se retourna et s’assit. Elle haussa un sourcil en signe d’incompréhension.
—Je t’ai vu monter. Tu te débrouilles correctement et tu as de bonnes bases mais tu n’excelles pas. Tu es une cavalière ordinaire, c’est ce que disent les champions de ton père.
—C’est possible. Je n’ai pas de talent particulier et je ne pense pas en avoir besoin.
—Si tu veux vendre du rêve, tu devras maîtriser certains tours de voltiges. Même en apprendre de nouveaux.
—Comme voler à crue.
Kita énonçait cette idée comme une évidence, néanmoins le visage de Meorwen s’assombrit.
—J’en ai discuté avec un champion. Il disait que c’était faisable si on progressait lentement.
—Je ne peux pas te l’interdire.
—J’aimerai que tu m’aides.
—Moi ? Je ne suis qu’un palefrenier.
—Nous pourrions monter ce spectacle ensemble. Je serai le cavalier, toi le conteur.
Plus que du sexe, des sentiments amicaux entre eux se développaient, plus peut-être pour Maketa. Kita avait déjà donné son cœur à un autre mais brisé, la jeune femme ne tenait pas à recoller les morceaux pour l’offrir à nouveau à un autre.
—Je suis ta putain, as-tu déjà oublié ?
Dans un monde parallèle, Kita répétait sans cesse ses mots pour s’excuser et se convaincre qu’elle ne commettait aucun crime.
—Tu seras ma maîtresse et mon associé.
—Avant d’en arriver là, tu ferais mieux de te trouver un entraîneur.
—Moins de personnes seront au courant, mieux ce sera.
La sécurité conseillait un professeur mais la cavalière refusait de mettre en péril son entreprise en informant la concurrence. Résolue, elle fixa Maketa d’un regard d’acier.
—Je suis décidée à donner vie à toutes ces histoires mais seule pour l’instant. Je monterai à crue dans l’après-midi.
**
—Vas-y doucement, ordonna Maketa.
Les jeunes gens conduisaient la dorakkar dans une clairière éloignée de l’écurie, les poings de Kita se refermèrent sur les épines de la dorakkar, si fermement que ses paumes devinrent moites. A cette heure, les coureurs soupaient et personne ne s’interrogerait de la disparition d’un palefrenier et de Trempe-Egouts mais la dorakkar risquait de lever les soupçons. C’était avec la crainte d’être découvert qu’ils s’enfuirent.
La jeune femme joua des pieds avant de les enrouler autour de son cou pour trouver une position moins désagréable pour elle et l’animal mais la dorakkar s’ébroua de mécontentement. Forêt de Sapins Enneigés se dandinait sous le poids de sa maîtresse ; elle n’était pas habituée aux courbes de la morphologie de la cavalière et elle considérait que son corps, étranger, la gênait dans ses mouvements. Elle gronda en tendant ses ailes car si la selle bridait l’amplitude de ses gestes, la lourdeur des cuisses de Kita à la jonction entre son dos et ses ailes l’exaspéraient. La cavalière réajusta sa position.
—S’il y a le moindre problème, laisse-toi tomber.
Le sol était jonché de mousse et de fougères qui amortiraient sa chute.
—Tu peux y aller, Sapin.
La dorakkar ne bougea pas, toujours dans l’attente d’un signal.
—Sapin ?
Le dressage se basait uniquement sur les mouvements de la selle et des gestes visibles, leur éducation n’incluait aucune part auditive. Les sons humains devaient sonner à ses oreilles comme de vulgaires grognements.
—Je n’avais pas pensé à ça, bougonna Kita. Le dressage entier est à refaire.
Deux coups secs des pieds dans les sangles constituaient le signal du départ.
—Il faut réinventer un code.
En balayant le corps de Sapins du regard, Kita remarqua la crevasse entre son cou et sa patte avant. En se penchant, elle réussit à arracher un froncement de naseaux à la dorakkar.
—Maketa, place-toi devant Sapin et agite une cuisse sous ses yeux. Lorsque je te ferais signe, tu reculeras.
Du bout du talon, Kita donna une tape ridicule sur la dépression qui soulignait ses os alors que le palefrenier les contourna et sortit un morceau de viande rouge de son sac. Maketa fit quelques pas en arrière, remarqua que le dragon s’intéressa à la gourmandise qui oscillait entre ses doigts, Kita enroula ses jambes autour de l’encolure de Sapin, suffisamment épaisse pour que ses chevilles puissent se croiser et d’une pression des talons sur le cou, la dorakkar s’immobilisa. La dresseuse détendit ses muscles et ordonna à l’animal de suivre Maketa mais Sapin n’avança qu’à l’apparition d’un nouveau morceau de viande. Après quelques tentatives, la dorakkar assimila ces deux nouveaux ordres ce que la jeune femme considéra comme une séance enrichissante et récompensa la bête avec deux cuisses supplémentaires.
Le lendemain, Sapin refusa de se laisser dompter et battit en retraite au moindre effort de Kita. La dorakkar refusait que quiconque s’approche d’elle sans selle et malgré les nombreuses insistances de sa maîtresse à bout de nourriture, l’animal refusait de coopérer jusqu’à ce que la jeune femme parvienne à déchiffrer l’origine du problème quelque cycles plus tard.
Les écailles de la dorakkar étaient aussi tranchantes que la plus affutée des épées et le moindre geste non calculé pouvait être dangereux ainsi Kita rembourrait sa tenue de cuir, seule matière qui résistaient aux assauts de ces minuscules poignards mais qui inconfortait grandement la dorakkar, lui coupait même le souffle pour certains signes. Le lendemain, elle demanda à Maketa de lui fournir des lamelles de cuir travaillées, plusfines et malléables que des morceaux de cuir brut.
Il fallut courage et patience pour que l’animal accepte Kita sur son dos sans la selle et, constata que les jambes de sa maîtresse n’entravaient plus ses mouvements. Docile, la dorakkar se dressa facilement et quelques jours plus tard, le premier vol au ras du sol fut envisagé.
—Deux coups pour un vol bas, trois pour le haut. Que fait-on pour gauche-droite ?
La réponse demanda quelques heures de réflexion. Une première approche destinée à effleurer l’aile du talon fut rejetée, si le coup porté était trop fort, il risquait de surprendre la bête qui, par réflexe, se cambrerait et jetterait Kita. La jeune femme rechignait à instaurer des signes basés sur le nombre car les dragons, comme la plupart des autres animaux, ignoraient compter. Un, deux coups pouvait aisément se confondre avec cinq. Tendre la jambe fut suggéré et écarté dans la foulée, une après-midi compète et une demi-nuit se révélèrent nécessaire pour apporter une solution.
—Penche-toi sur le côté où tu souhaites aller.
—Les écailles sont trop glissantes, je vais tomber.
—Tu ne perds rien à essayer.
Avec réticence, Kita se prêta au jeu mais comme elle l’avait prévu, le poids de son corps l’entraîna vers le sol garni d’un tapis de mousse.
—Nous pouvons toujours utiliser un signal sonore.
—Les dorakkars n’y répondront pas.
—C’est l’occasion de leur apprendre.
La jeune femme claqua la langue contre ses dents et d’une légère impulsion indiqua la direction à prendre. Deux jours après, la dorakkar assimilait les ordres essentiels au vol et Kita put lui demander d’emprunter la route des airs, néanmoins la première sortie les satisfaisait malgré des maladresses. Restait à apprendre au dragon les tours qui garantiraient richesse et succès ; voler en cercle, chercher les courants ascendants et planer fut la partie la plus difficile à instruire. Les figures présentées aux concours de voltiges étaient des plus simples face aux entrainements répétés de la dorakkar mais mimer des combats représentait la plus grosse part du travail surtout lorsque ses ailes s’emmêlaient et les tourbillons répétés arrachaient à Kita de violentes nausées.
Longues, grandes et d’une flexibilité inimaginable pour un animal de cette envergure, elles permettaient une maniabilité extraordinaire or la qualité se révélait être aussi un défaut. Le peu de résistance sur les arcs de ses ailes les empêtraient souvent, la dorakkar ne put remercier que ses longues griffes et sa queue qui lui évitèrent de s’écraser sur le sol mais avec de nombreux entraînements, le dragon acquis suffisamment de force et d’équilibre pour exécuter quelques dessins dans le ciel.
Une routine s’installa pour Kita et Maketa et leur pari de rester inaperçu fut perdu à la troisième semaine. A force de s’éclipser aux heures de repas, les coureurs les prirent en filature et leurs secrets, qui alimentaient les rumeurs d’une possible fugue, moururent dans l’œuf et désintéressèrent les champions : « Un spectacle ? Peuh. Que pour les gosses. » Néanmoins, le père de la cavalière ne se rangea guère aux côtés de ses hommes, les plans de sa fille le séduisaient et si d’abord il l’observa de loin, ces progrès attisèrent sa curiosité. Pour la première fois, il posa sur sa fille un regard nouveau.
Kita ne s’aperçut de ses machinations qu’un soir où le soleil tâchait le ciel de filaments rosés. Son père se présenta à la clairière vêtu tel aristocrate qu’il était, sa robe verte contrastant avec le teint sombre des gens de leurs contrés. Sur les terres centrales où l’hiver régnaient, les teints clairs et blancs surpassaient de loin les rares personnes de couleur qui se révélaient voyageurs et non natifs.
C’est avec surprise que Kita écarquilla les yeux et sa stupeur ne fut pas feinte. Ses jambes se resserrèrent brutalement autour de la nuque de la dorakkar et l’animal barrit de protestation et se cambra sous les muscles de sa maîtresse. La jeune femme se décrispa pour lui permettre de respirer, heureuse d’être à terre car Sapin aurait aisément pu la projeter loin derrière elle.
—Pardonne-moi, Sapin. J’ai été surprise, je ne voulais pas te faire de mal.
Même si la bête ne comprenait pas ses excuses, Kita s’obligeait à les faire justifiant cet acte par un certain respect entre une monture et son cavalier. Maketa les rejoignit et pressa son dos contre la jambe de son amante ; la petite taille des dorakkars, quatre mètre de hauteur sur neuf de large en comptant la queue leur permettait de les rapprocher d’un gros cheval. Son père restait à distance respectable de la dorakkar, non pas par crainte mais pour considérer l’étrange tableau qu’ils offraient et devant son maître, Maketa ne put que s’incliner là où Kita offrit un regard sévère.
—Que fais-tu, Kitaya ?
—Je m’entraîne.
Sa voix lui paraissait toujours étrange, comme un son indéfinissable qui gravitait autour d’elle sans qu’elle ne puisse la saisir : elle ne l’entendait pas assez pour comprendre toutes les nuances subtiles.
—Pour un spectacle, s’obligea-t-elle à ajouter.
—Un spectacle ? Avec mes dorakkars ?
—Je ne pensais pas que cela poserait problème.
—Non, ça n’en pose pas. Pourquoi veux-tu monter un spectacle ?
Kita mima la réflexion bien qu’elle connaissait la réponse mais elle ne jugeait pas sage de dévoila raison à voix haute et se décida pour une réponse bancale qui conviendrait à tout le monde.
—Pour de l’argent.
—N’en n’ai-je pas assez pour subvenir à tes besoins ?
La jeune femme avala sa salive, prise au piège ; elle ignorait que former des dorakkars à une nouvelle éducation transgressait la morale de son père bien qu’elle ignorait tout de lui, de ses lois comme de ses sentiments.
—Me ferais-tu une démonstration de tes nouveaux talents ?
Maketa s’écarta, Kita éperonna son dragon et exécuta différentes pirouettes : cercles, tourbillons, roulages, torpilles. Son amant rappela la dorakkar en agitant une gourmandise
—C’est intimidant, articula lentement le père de la cavalière. Intimidant et impressionnant.
—Pourquoi es-tu ici ?
Kita s’habituait petit à petit aux haut-le-cœur mais elle ne croyait pas que son père se déplaçait gratuitement pour des félicitations.
—Un de mes meilleurs voltigeurs est parti. J’ai besoin d’une personne capable de l’égaler. Ce n’est pas ton cas mais tes contorsions pourront donner une meilleure réputation que je n’aie déjà. Prends sa place.
Kita réagit en une moitié de seconde.
—Non.
—Non ? Répéta-t-il
—Non, confirma la jeune femme.
Ni le ton de son père, ni sa posture, dos droit et bras croisés ne trahissaient ses émotions.
—Pourquoi ?
—C’est maintenant que tu t’en préoccupes ? Répliqua Kita du haut de son dorakkar.
—Tu es la personne toute désignée. Si je lance des rumeurs comme quoi je cherche un autre voltigeur, les écuries adverses se poseront des questions.
—Laisse le doute planer, les gens aiment le mystère.
Son père ne mordit pas à l’hameçon de ses provocations.
—Réfléchis-y.
—Je l’ai déjà fait.
—Réfléchis mieux.
Kita fronça les sourcils mais eu la sagesse de taire la réplique dont les mots roulaient sur sa langue et sans un « au-revoir », son père repartit dans ses appartements.
—Il n’a rien d’un tyran, confessa Kita à son amant. Il se fiche seulement de moi, ça doit être sa manière de m’aimer.
—Je ne te comprends pas. Pourquoi n’acceptes-tu pas ?
Ce n’est pas les concours que la jeune femme craignait mais les nombreuses personnalités que ces événements attiraient car c’était lors de ces rassemblements que des inconnus lui avaient dérobé son frère, Meorwen était parti et Kita se refusait de l’oublier.
—Mon frère est mort à un de ces concours.
Elle comptabilisa cette réponse pour suffisante et talonna la dorakkar.
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