Chapitre 12
Au bout de ces vingt-quatre années, Kita n’avait eu aucun ami. Elle en reçut la certitude alors que les gardes la trainèrent à travers l’écurie. Son père ne lui accorda. Ni sourire de soutien ni expression de colère ne vint troubler son visage morne. Aucun des gens de l’écurie, certains qu’elle connaissait depuis son âge le plus tendre, ne lui vient en aide. Si quelques-uns l’observaient avec pitié ou savouraient son statut de victime, la plupart trouvait un intérêt nouveau à leurs orteils. Le Fashim en chapardait peut-être la nuit. Si être l’attraction principale d’un tel convoi l’humiliait, vagabonder aussi nue qu’au jour de sa naissance l’aurait achevé. Même les dorakkars semblaient prêter attention à sa misérable condition.
Les rayons du soleil l’éblouirent une fois qu’elle posa les pieds sur les gravats. Les pierres, tranchantes pour les plus grosses, s’incrustaient dans sa chair lorsqu’elles ne la blessaient pas. La marche fut longue jusqu’à la maison du dirigeant. Traverser la Breille, sous les regards de dégoûts de ceux avec qui elle avait flâné lui était insupportable. Les plus téméraires crachèrent à son passage et plusieurs jets de salive atteignirent ses jambes. La honte lui cuisait, la souffrance psychique de cette loi absurde. Je l’ai sauvé, se plaignait-elle, j’ai voulu l’aider. Selon eux, ce n’était pas l’aide qui justifiait ce geste mais une rébellion ouverte aux Culte de Dieux Horziens. C’est faux. Bien sûr que c’est faux. Je prie les mêmes dieux que vous, de la même manière, à la même fréquence. Je fais tout à l’identique. Et pourtant la voici, poings liés, bâillonnée pour crime.
Kita avait eu la bêtise de se croire protégée par l’argent de son père, de sa réputation et par le non-jugement immédiat de son acte. Oui, elle s’était crue en sécurité et c’était là son erreur. Les Guerres de Religion, autant internes qu’externes ravageaient Naarhôlia et c’était stupide que de se persuader posséder le pouvoir nécessaire pour contourner les règles. La punition la guettait, invisible, tapie dans l’ombre. Un jour pour la déclarer coupable de félonie, le surlendemain, convoquée au tribunal, sans honneur. Une foule se formait à la suite des gardes et ces dernières la protégeaient autant qu’ils le pouvaient des émeutes. Lancer des tomates, cracher, huer la victime n’était que des actes destinés à s’assurer le bon regard de la société, les hauts gradés de la ville, ceux qui déterminaient le pouvoir de vie et de mort par l’intermédiaire des Dieux. Et ensuite ? Se questionna Kita. Que va-t-il advenir de moi ? Son père ne payerait pas pour sa misérable et inexistante vie de parasite. A la disparition de Meorwen, son héritier unique était mort de même que ses espoirs.
Le grincement de la porte en bois l’arracha à ses rêveries, la propulsèrent à la réalité. Elle leva des yeux inquiets vers les personnages inconnus qui la jugeaient, du haut de leur siège. Des bancs parallèles se faisaient face et au fond de la pièce trônait trois hommes accoudés à une table noir, dont l’enfant de Nogaïla. Le blanc n’était que l’hideuse représentation Horzienne de la mort.
Elle flancha à l’ultime coup de lance sur ses cuisses. Ses jambes se dérobèrent, elle tomba sur son bras, vain balancement des hanches pour éviter que ses lèvres n’embrassent la froideur des dalles. Ils la relevèrent, une main dans ses cheveux. Une plainte mourut dans sa bouche.
—Kita Undoriel, vous avez pêché.
L’étreinte du foulard se détendit, le tissu retomba sur ses clavicules.
—Kita Undoriel, vous avez pêché. Niez-vous ces accusations ?
A quoi protester servait-il alors que tous en était convaincu ?
—Non.
—Pourquoi avoir pêché ?
—Par devoir.
—Votre dessin vous indiquait-il de réprimer sa liberté de mourir à un homme ?
—Non, chuchota-t-elle si bas que personne ne l’entendit.
Elle baissa les yeux en signe de soumission mais une taloche la cueillit.
—Cessez donc de la frapper. Comment peut-elle avoir confiance en nous, serviteurs des Dieux si vous la maltraitez.
Vous et non pas nous, releva la dresseuse. Comme si ces brutes n’agissaient pas sous ses ordres.
—Répondez à ma question, enfant. Votre devoir vous indiquait-il de réprimer la liberté de mourir à un homme ?
—Non.
—Pourquoi l’avoir fait dans ce cas ?
Le maître, d’une quarantaine d’années bien que la barbe qui mangeait ses joues le vieillissait de cinq ans, ce cherchait pas à la sauver ni à se montrer doux. Il souhaitait la convaincre de ce qu’elle croyait déjà. Te punir. Faire de toi un exemple.
—Il ne savait pas ce qu’il racontait. Personne ne devrait mourir alors que ces pensées sont fausses.
—Comment saviez-vous qu’elles étaient fausses ?
—Il pépiait tel un oiseau dans un arbre.
—Penses-tu posséder La connaissance qui te permet de juger ? A moins que tu aies un don dont tu ne nous ais pas informer.
Des milliers de personnes brûlaient vifs pour avoir reconnu la prédisposition à quelques magies.
—Je suis humaine.
—Certes mais les Dieux accordent à des humains des capacités surnaturelles pour nous tester. Faites-vous partie de ceux-là ?
—Les Dieux ne m’ont pas jugé assez perverse pour me tester. Ils n’ont pas posé les yeux sur moi depuis ma naissance malgré mes prières.
—Qui pries-tu ?
—Les seuls et véritables Dieux : les Dieux Horziens.
—J’en ai assez entendu. Jetez-là au cachot.
L’effroi la gagna. Elle expiait ses pêchés et seule la noirceur d’une geôle lui serait due ?
—Non, attendez, supplia la jeune femme ? N’ai-je pas droit à un procès ?
—Dans quelques jours, une fois que tous les témoins soient entendus.
—Je n’avais pas l’intention de faire le moindre mal aux Dieux, messire.
—Ce n’êtes pas vous qui faites du mal aux Dieux, enfant. Les hommes ne peuvent évoluer en compagnie de parjures. Nous avons entendu votre témoignage, nous en écouteront d’autres. A partir de cela, nous vous jugerons coupable ou repentie. D’ici là, priez.
Ils la jetèrent dans un cachot humide et sale où ne filtrait qu’une infime partie des rayons du Soleil par une lucarne creusée à même la pierre. Les grincements de la porte sonnèrent son glas, l’enfermèrent dans les ténèbres obscures, vacillantes, poisseuses où seule venait la visiter la lumière des dieux. Son prison fut le témoin de ses larmes. Pleurer, mot sans signification franchir la barrière de l’imaginaire au réel. Elle retenait ses larmes depuis ce matin, depuis cette humiliation qui la dépossédait de son identité.
Kita rampa dans un coin, les genoux posés contre son torse, abandonnant sa tête à la fraîcheur des dalles qui sentaient la pisse. Des doigts glacés frottèrent sa peau nue, l’étreignit pour geler le sang dans ses veines. Les sanglots secouaient sa poitrine.
Les secondes s’écoulaient avec la lenteur des heures, et les heures l’éternité. Ils l’affamèrent pour le reste de la journée afin de purifier ses pulsions humaines. Purifier quand ils s’engraissent de lamproie et morue. En quoi l’absence de nourriture la rendrait plus présentable aux yeux des Dieux ?
Le soleil terminait sa course, le ciel revêtait sa sombre couverture et le vent froid chantait dans sa cellule. Ses sifflements apportèrent sa triste mélopée aux oreilles de la cavalière. Etait-ce les fredonnements de la bise ou d’une jeune femme ?
Le lendemain à midi, Kita s’appuyait sur le mince carré de soleil grandissant sur les dalles, ils vinrent chercher l’apostate. Affamée et faible, elle tenait à peine sur ses jambes. Les gardes la trainèrent chancelante à travers un dédale de couloirs jusque dans la salle de jugement. La jeune femme aperçut à peine les nombreux visages qui se tournaient vers elle.
—A genoux.
Si par fierté elle refusait, ils l’obligeraient en la brutalisant. Alors, elle plia les genoux et s’assit sur ses talons.
—Vous vous êtes parjurée Kita Undoriel. Le niez-vous ?
—Non.
Parler lui écorchait les cordes vocales, la gorge.
—Pourquoi ?
Il adorait ce mot.
—Je me suis octroyée le droit de vie et de mort d’un cavalier.
—Quelqu’un souhaite-t-il témoigner ?
Son appel concernait l’assistance. Un homme se leva. Kita reconnut celui qui partageait sa couche.
—Je suis palefrenier de l’Ecurie des Epées d’Or et l’amant de Kitaya. J’ai passé beaucoup de temps avec elle et aussi beaucoup de temps à l’attendre alors qu’elle priait. Kita a toujours placé les Dieux au-dessus de moi.
—Elle priait ta queue dans sa bouche.
—Il existe différentes manières de prier, rétorqua-t-il non sans un sourire tordant sa bouche.
Lèvres qu’elle avait embrassées, lèvres qui avaient embrassé son intimité, des lèvres qu’elle n’embrasserait plus.
—Quels Dieux priait-elle ?
—Les Dieux Horziens.
—A-t-elle des comportements étranges avant cet acte ?
—Pas dont j’ai été témoins.
Il souhaitera quelque chose de moi. Peut-être que je le remercie avec ma langue. Ainsi, il la manipulerait pour mieux jouir d’elle. Pourrait-on parler de viol ? Non, il ne me forcerait pas. Il ne l’avait jamais obligé à faire l’amour. Pourquoi le soupçonnerait-elle d’une telle ignominie ?
—Merci pour votre témoignage. Y a-t-il une autre personne qui souhaiterait prendre la parole ?
—Moi.
Une cavalière se leva, les bras croisés au niveau des poignets, n’adressa à Kitaya qu’un regard où se lisait le dédain. Laja.
—Je suis convaincue que Kita est fautive. Elle prie, certes, mais toujours en silence. Comment pouvons-nous être sûrs qu’elle demande grâce aux vrais Dieux ?
—Comme nous n’en n’avons pas qui prouvent le contraire, renchérit Maketa.
—Tu ne le protèges que parce qu’elle te fait jouir.
—Quant à toi, tu ne veux la détruire que parce qu’elle est meilleure cavalière.
—Mensonges ! Monter à crue est tout aussi ridicule que les chahuts d’un fol.
—Il suffit ! Intervint le juge. Nous n’assisterons pas à querelles infantiles. Laja, jurez-vous par les Dieux et devant la Déesse Mère que votre témoignage est honnête ?
Laja plaça ses mains sur son front en guise de bonne foi comme l’exigeait la coutume en présence de Dieux.
—Le mensonge est un des huit crimes impardonnables selon Ombala, Déesse souveraine. Mentir serait vous condamner à mort.
Avec assurance, la dresseuse répliqua :
—Je m’en remets aux jugements des Dieux. Kita n’a jamais répondu aux exigences des femmes. Elle pêchait déjà petite.
—Comment ?
Et c’est moi qu’ils traitent de parjure.
—Elle profitait de la richesse de son père, volait et buvait.
—Le niez-vous Kita Undoriel ?
—On peut me reprocher d’avoir été saoule la moitié de ma vie mais jamais je n’ai eu besoin de voler.
—Tu voles l’argent de ton père.
—Il ne m’a jamais demandé de ne pas y toucher.
—Profiteuse.
—Que dit le père ?
Elle ne l’avait pas remarqué jusqu’ici mais son dernier espoir tenait en ces quelques mots qui franchiraient sa bouche. Des par ses yeux, elle l’implorait, le suppliait. Il ne lui jeta qu’un bref coup d’œil. L’avait-il même vu ? Kita se sentait prête à pleurer pour sauver ce qui restait de sa peau.
—Je ne suis que son père de sang.
Son cœur menaça d’imploser tant la déception la submergea.
—Que voulez-vous dire ?
—Mon fils est mort. Je n’ai pas d’autres héritiers.
—Et votre fille ?
—Je n’ai pas de fille. Pas depuis que cette chose prenne la vie de ma femme.
La cavalière refusa d’incliner la tête en sa direction. Elle se redressa un tantinet, rassembla le peu de dignité conservée malgré les nombreux coups de fouets qui menaçait de briser sa carapace. Je refuse de lui donner raison.
—Je suis donc une meurtrière à vos yeux.
Les paroles lui échappaient.
—Aux yeux de Naarhôlia toute entière. Sa vie a quitté son corps pour que toi, créature étrangère, puisse en bénéficier.
—Créature étrangère, ressassa-t-elle avec calme. Ainsi, je ne suis même plus humaine.
—Humaine ? Cracha-t-il ? Tu n’as jamais été qu’un monstre.
Voilà ce qu’il voit lorsqu’il me regarde. Pourquoi le juge ne les interpellait-il pas ?
—Il ne m’étonnerait pas qu’elle se soit parjurée, conclut-il.
Après un silence, le juge reprit :
—y aurait-il d’autres personnes qui souhaiteraient s’exprimer ?
Kita ne l’entendit pas. Elle fixait son père, l’homme qui lui donna la vie, l’homme qui la lui reprit.
—Tu ne mérites pas d’être ma fille. Tu ne mérites pas d’exister.
Plus que la douleur, son cœur saignait. Le rejet en public était le summum de son humiliation. Ses yeux s’humidifièrent. Ne pleure pas. Le craquement des planches de l’estrade l’informa d’un poids supplémentaire. Quelqu’un lui accorda se levait. Prêt à lui tendre la main ou ne lui décerner qu’un cruel sourire de satisfaction devant sa chute ? Elle ne put s’en assurer car les gardes interdisaient de se retourner et d’affronter la mêlée
—Je ne connais pas Kitaya Undoriel comme les autres la connaissent.
Valia, s’étonna-t-elle. En quoi veut-elle m’aider ? La cavalière l’imaginait sans mal dans une robe d’eau drapant son corps svelte, son élégant port de tête soulignée par des boucles d’oreilles si longues qu’elles venaient caresser ses épaules.
—Je sais néanmoins qu’elle n’a commis aucun crime qui expliquerait cette mascarade.
—Oui, réservons notre temps aux réels parjures et non à de simples imitateurs. Kitaya est coupable de bien des choses mais jamais d’adorer de faux Dieux. Ce qu’elle a commis, elle ne l’a fait que pour son père qui la dénigre malgré sa valeur. Est-ce ce que les Dieux voient lorsqu’ils parlent du mot « père » ? Etes-vous sûrs de ne pas vous tromper de victime ?
Elle ne m’aidera pas, se désola Kita. Pas en agissant de la sorte. Exposer leurs défauts en lumière ne servirait qu’à raffermir la poigne de la colère sur les esprits des autres témoins. A leur tour, ils s’enflammeront et la chaine des protestations l’empêchera de s’en sortir indemne.
—Nous la jugeons pour…
—Je sais pourquoi vous la jugez. Je sais aussi pourquoi vous insistiez sur cette foire que vous appelez procès. Vous cherchez à la disculper mais vous peur de paraitre en le faisant immédiatement.
—Taisez-vous ou c’est celle que vous défendez si ardemment que vous rejoindrez.
Non, pas ça. Kita essaya tant bien que mal de tourner discrètement son regard espérant dénicher une fente entre les gardes, n’y trouva rien.
—Je vous prie de m’excuser si je vous ai offensé, messire. Là n’était pas mon intention mais vous connaissez l’esprit des femmes : prêts à s’enflammer à la moindre inconstance.
Valia les narguait sans aucun doute. Si les femmes possédaient quelques libertés, aucun droit ne les disposait à dominer les hommes si ouvertement.
—Poursuivez, bougonna-t-il.
—Je vous remercie, messire. Mes mots ont dépassé ma pensée. Je tiens à souligner que Kitaya a fait preuve de courage. Elle pensait agir pour le bien. Ne prions-nous pas tous pour que les Dieux éclairent de leur lumière divine nos faibles esprits ? Ils l’auraient oublié, ce jour-là.
—Abandonné, rectifia son père. Qui voudrait dans son rang d’adorateurs une telle aberration ?
—C’est là son destin, persista la Lady d’une voix forte. Les Dieux ont voulu qu’elle se trouve ici, à cet instant.
—Etes-vous devineresse, madame ?
—Nullement mais je sais écouter la voix des Dieux par mes sentiments. Ils me disent d’écouter mon instinct.
—Et que dit-il ?
Ce procès tournait à la dérision. Des témoins pour le moins étrangers la jugeaient : une noble qui souhaitaient agrandir son équipe à la recherche de pierres et de dragons disparus, un amant éconduit, un père qui la déshéritait. Un drôle de tableau. Je dois prouver ma bonne foi dans ce bourbier.
—De la relâcher. Son rôle n’est pas terminé à Naarhôlia.
Le juge acquiesça, ses traits se durcirent et la Lady se rassit. Kita crut à une rédemption lorsqu’il pointa son index sur la porte. A la place, il ordonna de l’emmener et la jeune femme retrouva son cachot miteux. Cette fois, elle ne put retenir ses larmes. Non de douleur ou de chagrin, des larmes de rage sillonnaient ses joues. Elle revoyait le cou de son père, se demandait ses vertèbres cervicales se briseraient d’un craquement sonore une fois que ses mains se refermeraient dessus. La cavalière complotait encore ses idées de meurtre lorsque le juge se glissa dans la geôle.
—Ne me faîtes pas regretter mon choix.
—Vous avez décidé de m’assassiner finalement ?
—Assassiner ? Pesez vos mots. Je vous donne au plus offrant.
Une seconde ombre pénétra dans la cellule. En repoussant le capuchon, Kita reconnut Valia.
—Merci pour vos services.
Une bourse où tintèrent des pièces d’or changea de main.
—Que se passe-t-il ?
—J’ai payé pour ta liberté.
Seul l’espoir l’animait lorsqu’elle prenait sa défense mais la suspicion avalait le soulagement.
—Tu me serviras.
Valia n’eut pas besoin d’en dire plus. Elle savait quel genre de mission lui confierait la noble. Une aventure qui la conduirait aux frontières sur de la Horza.
Annotations
Versions