Le temps des vingt-et-un.
Dans la caverne où Infinitif s'était installé, la vie avait pris un tour des plus monotones et sa solitude l'entretenait dans son mutisme. Heureusement pour lui, une jeune bergère égarée vint une nuit s'abriter dans la grotte et de leur rencontre imprévue naquirent un amour inconditionnel et deux enfants qu'ils baptisèrent Infinitif Présent et Infinitif Passé. Le premier se révéla effectivement très tôt intéressé par l'étude des faits qui se déroulaient sous ses yeux mais, aussi maladroit que son père en communication, il se cantonnait à les évoquer de manière vague et impersonnelle ; le second, quant à lui, ne s'intéressa très tôt qu'aux faits passés, avec hélas le même handicap que son jumeau et son père. Lorsque leur mère mourut, Infinitif Présent déclara : « Mourir si jeune, quelle tristesse ! Nous laisser seuls, quel drame... », ce à quoi Infinitif Passé répondit : « Avoir été une si bonne mère, s'être comportée en parfaite épouse et nous avoir abandonnés si tôt, quelle douleur ! ». Mais, malgré leur chagrin, la famille Infinitif poursuivit sa petite vie isolée.
Participe, quant à lui, ne fut pas en reste. Une fille de bûcheron qui faisait des commissions pour son père tomba sur son campement et de leur rencontre vinrent au monde les petits Participe Présent et Participe Passé. Comme leurs cousins Infinitif, les deux jumeaux s'intéressèrent pour l'un aux faits en cours et pour l'autre aux faits révolus, et comme leurs cousins Infinitif et leur père, ils ne se débrouillaient pas très bien tous seuls. En effet, l'incompréhension devint vite insupportable dans la maison Participe et la mère abandonna son foyer pour retrouver la simple quiétude des bois. En la regardant s'éloigner vers la lisière des bois, émus, Participe Présent murmura : « Notre mère nous abandonnant... » et Participe passé renchérit : « Notre mère ayant quitté ce foyer si chéri... ». Dès qu'elle eut disparu dans l'ombre des arbres, les deux jumeaux se jetèrent dans les bras de leur père et tous rentrèrent pour tenter d'oublier.
Impératif, à son tour, malgré son terrible caractère, rencontra près d'un ruisseau une esclave qui remplissait une jarre. Sans voix devant la beauté de la jeune fille, il l'aida d'abord à porter le lourd récipient puis, toujours muet, ils s'assirent côté à côte au bord du chemin pour se reposer. Tous deux silencieux, ils conçurent un amour éphémère et discret dont naquit une nouvelle paire de jumeaux : Impératif Présent et Impératif Passé. Dès que l'accouchement fut terminé, Impératif retrouva la parole et recommença à vouloir commander tout et tout le monde. Sa femme en fut profondément choquée et, déçue de découvrir la vraie nature du père de ses enfants, décida rapidement de le quitter. Mais il s'avéra que les deux jumeaux tenaient particulièrement de leur père et elle les lui laissa donc pour refaire sa vie avec des personnes plus sympathiques. Dès que le caractère autoritaire des deux fils se fit sentir, la maison retentit en effet de disputes terribles car des trois tyrans qui la peuplaient, aucun n'était prêt à obéir aux ordres qu'ils se donnaient les uns aux autres. Impératif Présent était aussi autoritaire que son père et il avait coutume de dire : « Cessez donc de faire vos têtes de mules et faites votre part des corvées ! », ce à quoi Impératif Passé, plus impérial encore que les deux autres, rétorquait avec morgue : « Aie donc terminé toi-même ces tâches avant mon retour ! ». Bref, la vie sous ce toit était un enfer permanent, au point que Conditionnel prit pitié d'eux et tenta de jouer les médiateurs, prenant sur lui, il essaya de leur apprendre à mieux se respecter, à être plus doux, mais sans résultat. Il avait beau leur dire : « Vous devriez faire attention de ne pas être trop cassant... » ou « vous pourriez demander ça plus gentiment... », les trois brutes n'y entendaient rien en matière de bonnes manières. Même infinitif se fit porter jusque là pour les aider, mais le même constat fut à faire ; il eut beau leur expliquer : « Pour mieux s'entendre, mieux s'écouter et mieux se parler ! », rien n'y fit et les deux cousins diplomates rentrèrent chez eux, désolés, laissant derrière eux cette maison de la colère.
D'ailleurs, puisque nous évoquions l'échec de Conditionnel dans ses démarches pour apaiser la famille Impératif, parlons un peu de son parcours personnel. Après s'être arrêté au-delà de l'horizon connu, à quelque distance de son frère préféré, Subjonctif, Conditionnel ne tarda pas à se sentir seul. En effet, à quoi bon tirer sans cesse des plans sur la comète s'il n'y a personne avec qui les partager. Et c'est alors qu'il s'apprêtait à rejoindre Subjonctif qu'il rencontra à son tour l'amour et en conçut trois fils, dont deux siamois : Conditionnel Présent et Conditionnel Passé. Conditionnel Présent avait hérité de l'optimisme rêveur de son père et faisait à son tour des projets toujours plus fantaisistes. En revanche, les deux siamois Conditionnel Passé – ils se partageaient le même nom car impossible d'appeler un même corps de deux façons différentes -, eux, avaient hérité de la mélancolie de leur oncle Subjonctif. Et alors que, sans cesse, Conditionnel Présent annonçait à qui mieux mieux qu'il voudrait bien ceci, qu'il ferait bien cela, Conditionnel Passé pleurait tantôt sur ce qu'il aurait pu faire et tantôt sur ce qu'il eût dû faire. Face à la joie de vivre déraisonnable de son père et de son frère, Conditionnel Passé se rapprocha de son oncle Subjonctif et de ses fils, passant de moins en moins de temps avec sa propre famille proche.
De son côté, en effet, Subjonctif avait fondé à son tour sa petite famille après avoir rencontré un petit bout de femme encore plus craintif que lui et qui avait su l'aider à prendre confiance en lui. Quand on dit « petite famille », c'est relatif : ils eurent en effet ensemble quatre fils, et en fait deux paires de jumeaux. Il y eut tout d'abord Subjonctif Plus-que-parfait et Subjonctif Imparfait, puis Subjonctif Passé et Subjonctif Présent. Subjonctif Plus-que-parfait se rapprocha tant de son cousin Conditionnel Passé qu'ils en devinrent indissociables ; et on les entendait parfois dire avec tristesse et émotion « Dommage que nous n'eussions pas été frères, nous eussions été les plus parfaits jumeaux ! ». Face à cette fraternité soudaine, le jumeau de Subjonctif Plus-que-parfait, Subjonctif Imparfait, se sentait délaissé. Tout aussi mélancolique que son jumeau et ses deux autres frères, ou peut-être inquiet de perdre définitivement sa moitié, Subjonctif Imparfait demanda un jour à son père s'il pensait qu'ils s'aimassent suffisamment pour ne pas se perdre de vue avec le temps, mais son père ne sut que répondre. Et c'était une pitié de le voir déambuler seul à travers le domaine alors qu'on entendait les rires complices des deux frères de cœur et de ses deux autres frères de sang. Malgré la rupture progressive entre ces deux jumeaux, il ne faut pas croire pour autant que l'autre paire de jumeaux était également en danger : point du tout ! Subjonctif Passé et Subjonctif Présent faisaient ensemble des catalogues interminables de leurs doutes et réflexions sur l'avenir et le passé : quand le premier disait que c'était inquiétant qu'il ait fallu trois jours pour éteindre le dernier feu de forêt, le second renchérissait en ajoutant qu'il craignait que le prochain incendie soit fatal à leurs champs. Et leurs conversations interminables s'étiraient sans que les deux frères ne s'en lassent, sous le regard attendri de leur père qui n'avait pour seul souci que la douloureuse solitude de son deuxième fils, Subjonctif Imparfait.
Indifférent à toutes ces tensions, ou peut-être tout simplement trop occupé à explorer le monde, Indicatif rencontra à son tour sa compagne alors qu'il cartographiait un sentier courant le long d'un ruisseau. Ils s'aimèrent avec profondeur et sagesse et attendirent de s'être décemment installés pour concevoir leur progéniture. Ils firent avec application quatre belles paires de jumeaux qu'ils élevèrent avec soin et beaucoup de tendresse : Plus-que-parfait et Imparfait, Passé Antérieur et Passé Simple, Passé Composé et Présent Simple, et enfin Futur Antérieur et Futur Simple. La maison raisonnait jour et nuit d'une activité tranquille et sagement joyeuse. Tous ces enfants donnaient beaucoup de travail à leurs parents, mais leur apportaient également beaucoup de joie. A l'adolescence, les huit frères avaient constitué deux groupes de travail et de jeu. Alors que Passé Composé, Présent Simple, Futur Antérieur et Futur Simple passaient leur temps dehors à jouer et bavarder à propos de tout et de rien, Plus-que-parfait, Imparfait, Passé Antérieur et Passé Simple s'enfermèrent de plus en plus dans leur salle de travail pour étudier les ouvrages de leur bibliothèque qui contenait les plus grands trésors de l'Antiquité. Dehors, Présent Simple menait son groupe avec beaucoup d'espièglerie : il n'avait de Simple que le nom et ne manquait pas d'idées pour trouver de nouvelles aventures et expériences à mener. Toujours en activité, il ne cessait de répéter aux autres : « J'agis donc je suis ». Dans leur petit groupe, les rôles étaient clairement définis : Passé Composé était la mémoire du groupe, parfois aidé par Imparfait et Plus-que-parfait qui venaient lui donner un coup de pouce, tandis que Futur Antérieur et Futur Simple, en binôme, jouaient les éclaireurs à l'avant du groupe. Voici le compte-rendu de l'une de leurs expéditions, retrouvé dans un coffret enterré :
PASSÉ COMPOSÉ – Nous sommes allés de l'autre côté de la montagne et nous avons découvert un village que nous n'avons jamais vu avant.
IMPARFAIT – Oui, même que les habitants semblaient très étonnés de nous voir arriver.
PLUS-QUE-PARFAIT – Évidemment puisqu'ils n'avaient jamais vu personne descendre par là et qu'ils n'étaient jamais partis voir de ce côté !
PRÉSENT SIMPLE, à toute la famille réunie – Sur la place du village et devant tous les habitants, je leur souhaite en notre nom à tous la bonne journée et leur révèle que nous venons de l'autre côté ; et vous savez ce qu'ils me disent ? Qu'il n'existe rien de l'autre côté de la montagne !
FUTUR ANTÉRIEUR – Quand nous leur aurons montré où nous vivons...
FUTUR - ... ils nous croiront bien !
Si toute la famille se réjouissait quotidiennement des récits de cette partie de leur tribu, ils n'en étaient pas moins impatients d'arriver au dimanche, quand l'autre groupe proposait son spectacle : une mise en scène personnelle d'une pièce de théâtre antique. Imparfait se chargeait des décors et des costumes, aidé de Plus-que-parfait, et Passé Simple organisait la mise en scène avec le soutien de Passé Antérieur. Le reste de la famille se pliait volontiers à jouer les acteurs et les amis et les proches faisaient la route jusque chez eux pour assister aux festivités. Voici un extrait d'une de leurs pièces retrouvé dans ce même coffret cité plus haut :
PLUS-QUE-PARFAIT, narrateur – Il avait beaucoup plu cette année là, et les cours d'eau avaient débordé de leurs lits.
IMPARFAIT, narrateur – Mais ce jour-là, le ciel était clément : les nuages se montraient discrets et le soleil resplendissait.
PASSÉ SIMPLE, narrateur – Antoine et César partirent de bonne heure pour une partie de chasse. Ils marchèrent d'un bon pas vers la forêt.
PASSÉ ANTÉRIEUR, narrateur – Lorsqu'ils eurent atteint l'orée de la forêt et qu'ils furent entrés dans l'ombre des arbres...
PASSÉ SIMPLE, narrateur – Antoine s'arrêta net, à l'affût du danger.
PASSÉ COMPOSÉ, dans le rôle d'Antoine – J'ai entendu un bruit !
PRÉSENT SIMPLE, dans le rôle de César – Là, je vois quelque chose qui bouge ! Non, ça ne bouge plus...
PASSÉ COMPOSÉ – On nous a suivis ! Un espion ? Un assassin ?
FUTUR ANTÉRIEUR, dans le rôle du domestique d'Antoine – En tout cas, il sera parti maintenant. Il aura compris son erreur.
FUTUR SIMPLE, dans le rôle du domestique de César – Malheureusement, il en informera sans doute notre ennemi...
Heureusement pour les enfants de Chronos et leurs familles que ces dimanches avec la famille Indicatif existassent ! La vie eût été bien monotone sans ces réjouissances qui permettaient de renforcer les liens familiaux. Et sans doute que la survie de cette étrange famille aurait été compromise s'ils n'avaient trouvé dans leur solidarité la force de résister aux épreuves qui suivirent...
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