La sirène et le pâtissier
La toute première fois que nous nous sommes croisés ? Attendez que je me souvienne… Mai, peut-être juin. Ah, si ça y est, ça me revient :
Quand Kader nous a lâché pour reprendre ses études de droit, il y a eu ce moment où nous ne savions plus comment assurer les livraisons des deux domaines. La forge et l’Aérion faisaient – et font toujours partie– de nos meilleurs clients. Leur demander de venir chercher eux-mêmes leurs pâtisseries serait une parfaite excuse pour rompre notre accord au profit d’une autre qui pourrait livrer, même si nous sommes les meilleurs du département.
Bien évidemment, ce jour-ci, quand Madame Emeline Martinelli, notre contact du Domaine de la Forge, m’a demandé si les livraisons étaient toujours d’actualité, je répondis que oui, sans véritablement savoir comment j’allais procéder.
Quand je raccrochai, la remarque acerbe de Renan ne me donna pas le choix.
— Tu te démerdes, se dédouana-t-il, en partant dans la boutique.
C’est ainsi qu’un vendredi, je me retrouvai à conduire le véhicule de livraison, vêtu d’une chemise paré du logo de mon entreprise. Dans le module réfrigéré, les trois pièces montées calées avec soin m’incitaient à conduire avec précaution, sans à-coups.
La livraison de l’Aérion fut expédiée en quelques minutes.
Une grosse heure plus tard, j’arrivai pour la toute première fois au domaine de la Forge. La grille d’entrée, une véritable pièce d’orfèvre, s’ouvrit pour dévoiler un jardin des plus luxuriants.
Tandis qu’au pas, je roulais sur le chemin de gravier rose, tout m’amenait à m'extasier sur les lieux. D’ordinaire, ce genre de fioritures me laissent froid, mais là, il faut dire que tout était calculé pour donner une impression de perfection.
Garé sur un parking sous les arbres, mon document en main, afin de mémoriser le nom des mariés avant de rencontrer mon client officiel, j’attendais son attachée commerciale, Madame Emeline Martinelli.
— Vous, vous n’êtes pas Kader ! souligna une voix malicieuse dans mon dos, que je reconnut aussitôt.
Faisant face à mon interlocutrice, le trouble m’envahit l’espace d’une seconde en découvrant la personne en face de moi. Si différente de ce que je m'étais imaginé. Cette voix posée et douce à la diction parfaite que j’avais eu au téléphone tenait plus de la femme d’âge mur que d’une de mon âge. Mais pas du tout. De ma génération, adorable, plantureuse, des yeux si bleus, cette jeune femme n’avait rien à voir. Afin de ne pas passer pour un rustre en la fixant trop longtemps, d’instinct je baissai le regard. Erreur de débutant. La vue de son généreux décolleté me fit déglutir bruyamment. Comme je me sentais con : je n’étais pas ce genre d’homme. Du moins pas comme ça, pas en face.
Elle, ne réagit que d’un sourire lumineux.
— Karl, Karl Delmart, annoncai-je en tendant ma main.
Elle me salua poliment puis arqua un sourcil.
— Le grand patron de la pâtisserie Delmart-Freillac se déplace en personne ? Que me vaut cet honneur ?
Elle entreprit de me faire visiter les lieux, et je ne me fis pas prier. Pour une fois que je sortais de ma pâtisserie, de la paperasse et du chocolat, j’avais envie de profiter d’un moment de calme. Alors que j’aurais dû la suivre sagement et m'intéresser à ce qu’elle prenait le temps de me montrer, je luttais contre moi-même.Tandis qu’elle me précédait, je n’avais d’yeux que pour ses fesses charnues, qui se balançaient en cadence devant moi. J’imaginais deux brioches rondes, fermes, moulées, appétissantes - foi de pâtissier ! Je me detestai pour ces pensées impudiques qui venaient me parasiter. Par chance, le bruit des oiseaux de la volière me fit relever la tête avant qu’elle ne se retourne pour commenter :
— Un des endroits préférés des mariés. Le mien aussi.
Elle me parlait, mais tout ce que je voyais c’étaient ces images de moi, saisissant ses fesses pour les pétrir avant de les dévorer durant des heures.
— Elles appartenaient au baron. On voulait s’en occuper pensant qu’elles mourraient quelques années plus tard, mais non, elles se sont reproduites. Plusieurs générations de perruches se sont succédées ici.
D’ordinaire, ce genre de bavardages aurait tendance à m’ennuyer, mais tout en elle monopolisait mon attention. Je buvais les paroles qui sortaient de sa bouche, ces deux fruits rouges, aussi défendus que juteux dont chaque mouvement était un appel à mes envies les plus primaires. Je les refreinai autant que possible, effaré de pouvoir ressentir cela alors que j'étais marié. Ce n'était pas la première fois que je me trouvais en compagnie d’une belle femme. Line était la seule qui aurait dû susciter ça chez moi. Elle qui avait volé mon cœur par ses innombrables qualités.
Bavarde, professionnelle et surtout fière de me parler de leur concept, Emeline me montra tout ce que je devais connaître des lieux. Comme s’il fallait me convaincre de quelque chose.
À la mise en place du partenariat, il y a quatre ans, j'étais en voyage de noce et ma seule signature électronique avait suffit. Renan, venu sur place, m’avait alors déjà tout détaillé. Le manoir luxueux pouvant accueillir des mariages jusqu’à trois cent personnes et nous, qui fournissions les patisseries, avec une livraison le vendredi après-midi exclusivement. Tant de détails inutiles et oubliés que son explication ravivait
Elle me présenta à ses patrons puis nous mena dans son bureau, pour déposer les factures.
Le court instant qu’elle prit pour me présenter un document, suffit pour me dévoiler le galbe de ses seins, débordant de son chemisier et m’appelant à perdre la tête.
Sur la route du retour, quelque chose n’allait pas. Impossible de savoir ce qui m’arrivait. Je n’avais commis aucune faute et pourtant, je ne me sentais pas bien. Un déchirement au fond du cœur me donnait la nausée.
J’aurais dû agir autrement, réfléchir un peu plus, peut-être même en parler à quelqu’un, mais au lieu de cela, vous savez ce que j’ai fait ?
J'en ai voulu à cette tentatrice !
C’était sa faute. Je lui en voulais d’exister et de dévoiler une telle faiblesse chez moi. Plus j’essayais d’oublier ces images sensuelles et moins j’y arrivais. Mes pensées me ramenaient à cette femme que, sans Line dans ma vie, j’aurai voulu posséder jusqu’à en crever. Comment la seule vue de cette femme pouvait me mettre dans cet état ?
Sa peau sous mes doigts, son souffle dans mon oreille, ses mains sur moi, je tramais toutes sortes de scènes qui augmentaient inexorablement mon désir. Dans ces scénarii que mon esprit m’assenait, il n’etait question d’aucun amour, mais de corps à corps bestiaux, de sexe effreiné et sportif. Et ces pensées ne firent qu'alimenter ma colère. Non, Karl Delmart ne perdra jamais le contrôle Pas pour une petite pute dans son genre.
Oui, j’étais dur dans mes paroles, je ne m’en rendais pas compte, c’est tout.
Ce soir-là, je fis l’amour à Line, plus fort et plus intensément que je ne l’avais jamais fait, m’enfonçant toujours plus profondément en elle, la saisissant avec fermeté. Ma raison savait que Line était mienne, mais il persistait d’autres parties de moi qu’il fallait convaincre à tout prix.
Stimulé malgré moi, je disposais d’une énergie et d’une envie que je redirigeais sur elle. L'engouement de mon épouse, émoustillée par ma fougue, ne faisait que s'ajouter à cette ardeur que je peinais à supplanter. Parfois, ma vision me jouait des tours, de façon très furtive je l’apercevais : d’un coup, ce n'était plus Line que je baisais si fort, mais l’avatar de la sirène de la Forge. J’endiguai ma sensation de perte de contrôle, ou peut-être ma culpabilité, en une force de frappe méthodique. Chaque râle de plaisir poussé par ma femme renforçait l’assurance de ma dévotion envers elle. Line, mon unique, mon tout. La faire jouir effaçait un peu l’image de cette autre qui n’était rien pour moi.
Cet épisode me força à soudoyer Renan pour qu’il me remplace le vendredi suivant.
J’avais encore assez de recul à ce moment. J'étais comme un spectateur exterieur et je tachais de rester l’homme que je voulais être. La saison des mariages battant son plein, la Forge affichait complet chaque semaine et les commandes allaient se succéder.
C'était LA chose à faire. Un comportement sain. Adulte. Je me le devais autant que je le devais à mon mariage.
Malgré moi, quand Renan revint de sa livraison, je m’enquis auprès de lui en quête de détails, cherchant dans la moindre mimique quelque chose qui trahirait chez lui un trouble en tout point égal au mien. Avoir enfin quelqu’un avec qui parler de cette femme à l’aura dévastatrice.
Peut-être même aura-t-il succombé et j’aurai pu vivre cette expérience par procuration ?
Et peut-être que nous ne serions pas dans cette pièce aujourd’hui… ou peut-être bien que si, mais pas pour la même raison.
— Tu as rencontré Madame Martinelli ? lui ai-je demandé, dans un air faussement détaché.
— Emeline ? Non, pas depuis la signature, et là, elle est en congé. En Italie avec son mari m’a-t-on dit.
Renan passa devant moi pour ranger les factures, me laissant figé par cette information qui m’avait échappée. Cette petite salope était mariée. À fixer son corps en quelques endroits, j’en avais oublié ce qui se voyait le plus, ses sages mains, moins sexys sans doute, mais tellement importantes.
D’un coup, cet anneau que j’avais ignoré devenait une frontière supplémentaire. Un mur érigé entre nous, ramenant mon esprit à une sensation de sécurité.
La salope redevenait une simple femme et elle devoilait au passage mon veritable visage, celui du connard. Celui qui perdait son sang froid et si fier qu’il en etait incapable de voir la réalité : elle n’etait en aucun cas responsable de l’attirance que je ressentais pour elle. Esclave de mon sexe, apeuré par l’idée d’être faillible, j’avais transferé la faute pour ne pas en porter la marque, mais le constat était sans appel, le fautif, c’était moi.
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