C’était un samedi pluvieux. Le temps idéal pour lire. J’avais décidé d’aller faire un tour dans la petite librairie à quelques pas de mon appartement. S’il y a bien une chose sur laquelle Jacinthe et moi sommes d’accord, c’est qu’il n’y a rien de mieux que les livres pour passer un bon moment. Je parcourais la section des classiques lorsque Jacinthe est entrée dans la boutique. J’ai levé les yeux du roman que je tenais dans les mains. Ses cheveux étaient trempés par la pluie et tombaient devant ses iris verts. Je lui ai adressé un sourire qu’elle m’a rendu timidement. Elle avait pleuré. Son regard était à la fois triste et vide. Ses yeux, rougis.

C’était la première fois que je la voyais et j’avais déjà envie de l’aider. Ne sachant que faire, je l’ai observée subtilement. Du moins, c’est ce que j’essayais de faire. Coup de chance : elle cherchait apparemment une œuvre classique et s’était mise à parcourir le même rayon que moi. Tandis que je faisais mine de feuilleter La symphonie pastorale d’André Gide, je la voyais caresser doucement les couvertures des livres, les empoigner, les retourner délicatement, sentir l’odeur du papier. Elle était habitée par l’univers littéraire et moi, j’étais subjugué devant tant de passion. Ses yeux brillaient, mais on n’y voyait plus de larmes ; on n’y voyait que du bonheur. Le soleil qui brille de mille feux après avoir fait un peu de place aux nuages et à la pluie.

Je serais bien incapable de dire quels ouvrages elle a consultés ce jour-là. Je la regardais, l’observais, tel un prédateur chassant sa proie. Et pourtant, je n’étais pas ce genre d’homme. Je ne courais pas après les femmes ; je ne l’ai jamais fait. Les relations à la chaîne ne m’attiraient pas du tout. J’étais comme ces princes dans les contes, qui cherchent LA princesse, LA femme de leur vie. Jacinthe, c’est un peu ma Belle au bois dormant ; jeune femme farouche pourtant séduite par un inconnu.

Intriguée, du moins. Enfin, surtout par La symphonie pastorale, dont je tournais presque inconsciemment les pages. Elle lançait des regards furtifs vers le livre, clairement intéressée. Ses yeux s’aventuraient parfois vers mon visage. Au bout de quelques secondes, je me suis tourné vers elle et lui ai souri, avant de lui demander :

- Connaissez-vous Gide ?

- Non. Enfin, oui, un peu. Je l’ai lu, m’a-t-elle répondu en pointant le livre.

- Pas moi. Vous l’avez aimé ?

- C’est mon roman préféré.

Elle le couvait d’ailleurs du regard. De sa voix douce, elle m’a fait un résumé de l’histoire. Celle d’une jeune fille aveugle recueillie par un pasteur. C’est un beau roman, c’est une belle histoire[1]. Ma curiosité l’a emporté.

- Très bien. Je le prends.

- Mais…je n’essayais pas de vous le vendre…, a-t-elle protesté, interloquée.

- Je sais bien. Mais vous semblez passionnée par ce livre. J’aimerais voir si je ressens la même chose.

Pour toute réponse, elle a hoché la tête. Elle était visiblement embarrassée.

- Vous cherchiez un livre en particulier ?

- Pas vraiment, non. Je crois que je vais tenter Orgueil et Préjugés.

- Jane Austen, donc. Ce n’est pas forcément mon truc, mais c’est très bien écrit.

Elle a attrapé le livre et m’a adressé un sourire presque complice.

- Vous m’en donnerez des nouvelles, lui ai-je dit en lui lançant un clin d’œil.

- Mais…comment ?

- Donnons-nous rendez-vous ici. Dans une ou deux semaines, par exemple. On pourra échanger nos points de vue, et peut-être se conseiller d’autres livres. Qu’en pensez-vous ?

- Bien. D’accord. Une semaine me suffira amplement, m’a-t-elle répondu après quelques secondes de réflexion.

À la caisse, je l’ai laissée passer devant moi. Elle m’a fait un petit signe de la main en partant. Ce n’est qu’en sortant moi-même de la librairie que je me suis rendu compte que j’avais oublié quelque chose. Je ne lui avais pas demandé son prénom.

[1] Extrait de la chanson Une belle histoire de Michel Fugain.