Accrochée au bastingage, Laureley laissait le vent s’amuser avec ses cheveux tout en perdant son regard dans l’immensité de l’océan. Ce n’était pas la première fois qu’elle respirait le grand air du large, mais aujourd’hui, elle pouvait profiter de la traversée sans préparer de plans d’expédition ou de rapport. Elle avait tout loisir de philosopher sur sa vie et la série de coïncidences qu’elle venait de vivre. Elle remercia le ciel pour ce petit coup de pouce. Elle ne s’était pas attendue à ce que le capitaine auquel elle demanda de l’aide fût une ancienne recrue. Elle se souvient s’être battue pour qu’il intègre l’armée, mais le sultan en avait décidé autrement. Jora avait beau être un bretteur confirmé, son apparence n’était pas conforme aux exigences d’Astyanax et le guerrier à la peau d’ébène avait été renvoyé des troupes. Grâce à la maigre solde qu’il reçut à son départ, il rallia Acra pour s’acheter un bateau et devenir marin. Si Laureley ne l’avait pas rencontré, elle ne serait pas en ce moment en route vers Perlé.

• N’aie aucune inquiétude, lâcha soudain le capitaine en apparaissant sur le pont. Mes hommes ne t’importuneront pas. Je leur ai dit que s’ils étaient inconvenants et que tu les passais par-dessus bord, je n’irais pas les repêcher.

Laureley laissa échapper un petit rire amusé tandis que Jora s’approchait d’elle.

• C’est qui ce rouquin qui pose plein de questions, qui traine avec toi ?

Styx avait embarqué avec eux. Elle ne savait pas vraiment pourquoi, mais le jeune homme avait tenu à les accompagner. Il souhaitait, selon ses dires, visiter Perlé. Laureley lui raconta comme ce samaritain était apparu au beau milieu du désert, lui sauvant clairement la vie. La discussion dévia par la suite sur sa présence là-bas. Laureley lui avoua alors tout, de la condamnation à l’enlèvement du prince, elle omit cependant, un tout petit détail : ses sentiments pour Khamsin. Un long silence ponctua son monologue jusqu’à ce que Jora le rompe :

• C’est pour ça que tu as l’air exténuée. Une personne que j’estime énormément m’a un jour dit : « Repose-toi tant que tu le peux. Nous sommes une armée et vous aurez beau hurler à vos ennemis que la nuit sert à dormir, ils ne cesseront pas l’attaque pour respecter votre repos. ». J’ai mis une cabine à ta disposition, une courte sieste te fera le plus grand bien.

Laureley ne put retenir un sourire nostalgique. Il était étrange d’entendre ses propres paroles dans la bouche de quelqu’un d’autre. Jora avait raison, il était temps de reprendre quelques forces, si elle voulait affronter Alyth ou l’un de ses sbires, elle en aurait besoin.

***

C’est une fois passée la douleur physique que la véritable torture commença. Khamsin n’avait jamais craint personne, mais ce que lui révéla Alyth après sa punition lui avait glacé le sang. Depuis son départ, le prince était plongé dans un profond questionnement, il tentait d’étouffer cette impression d’avoir été brûlé par les flammes, mais surtout, il angoissait à présent sur l’avenir. Juste après ses sévices, la déesse lui avait presque tendrement murmuré qu’elle l’avait maudit. Elle lui avait décrit minutieusement ce qu’il adviendrait : toute personne qui verra son visage deviendra instantanément folle. Elle lui révéla ensuite que cette malédiction se déclencherait un jour, mais elle tut sciemment le reste de l’information, laissant son prisonnier ruminer de sombres pensées. Au bout de quelques heures à ressasser les possibilités, Khamsin compris : le sortilège s’activerait s’il quittait le temple d’Alyth. Cette évidence le remplit d’une profonde amertume.

***

Laureley fut tirée de son sommeil par des cris. Elle bondit hors de son lit et se précipita sur le pont. Une singulière effervescence y régnait. Les matelots hurlaient, se bousculaient, couraient dans un chaos indicible. Elle s’approcha de Jora qui, le regard rivé sur l’océan, blêmissait autant que sa peau le lui permettait. Lorsque Laureley lui demanda ce qu’il se passait, il pointa le doigt vers un petit navire au large en déclarant :

• C’est Margarita Vance, l’un des plus terribles pirates qui sévissent ici, celle qu’on surnomme la Veuve Rouge. Elle n’est pas connue pour sa clémence, si elle nous aborde, nous sommes tous morts.

Le capitaine paniquait visiblement en face de cette menace et ne voulant pas lui faire perdre la face devant ses hommes, la jeune femme lui murmura quelques astuces qu’il s’empressa d’exécuter. Le bateau ennemi s’approchait inexorablement et malgré les conseils avisés de Laureley, Jora peinait à maintenir une certaine distance. Elle comprit bientôt que cette fuite était inutile et qu’il fallait songer à une bataille.

À peine cette idée avait effleuré son esprit que des boulets de canon sifflèrent au-dessus de leur tête. La plupart des tirs furent heureusement sans grandes conséquences sauf un qui fendit en deux l’un des mâts de navire et intensifia la panique de Jora. Le son d’un cor emplit soudain l’atmosphère et l’abordage suivit. Des dizaines de crochets liés à des cordes percèrent le bastingage et le pont du bateau et les assaillants envahirent les lieux. Laureley tira son épée au clair et se lança à corps perdu dans le combat. Les pillards n’avaient pas l’habitude d’essuyer une telle résistance et la jeune femme parvint à tuer ou à blesser bon nombre de pirates. Elle comprit bien vite qu’il fallait trouver une solution définitive, sinon, il ne resterait pas grand monde en vie à la fin de la bataille. Elle avisa le bateau adverse, une inconnue toute vêtue de rouge observait le combat sans y participer. Ce devait être elle la fameuse Margarita. Un plan simplissime s’esquissa soudain dans son cerveau ; saisissant un cordage tout proche, elle l’utilisa pour se propulser sur le navire ennemi. Son adversaire ne devait pas avoir rencontré un tel stratagème, car Laureley la vit paniquer quand elle atterrit sur le pont. Margarita se ressaisit rapidement, sortit une arme étincelante et attaqua sans sommation.

Un combat acharné s’engagea alors entre les deux femmes, Margarita lançant de puissants coups d'estoc comme une tigresse et Laureley jaugeant son opposante avec quelques parades bien orchestrées. Quand elle passa à l’attaque, la situation s’inversa un instant. La pirate savait se battre, mais n’avait visiblement jamais affronté un ennemi lui rendant ses coups. Elle recula rapidement puis sortit une nouvelle botte. D’un geste du poignet, sa lame changea de structure. Ce fut comme si elle se brisait en dizaines de morceaux, tous reliés par un curieux maillage, transformant son épée en une sorte de fouet mortel. Laureley ne put esquiver la première attaque qui lui entailla le visage, mais quelque chose s’était allumé en elle. Une horrible convoitise. Elle devait gagner ce combat et s’emparer de cette arme. C’était la première fois qu’elle voyait une chaîne de guerre ailleurs que dans un livre. Avec un tel atout, elle pourrait sans doute vaincre Alastor et peut être même Alyth. Elle dévoila alors toute la puissance de son entrainement militaire et il ne lui fallut que quelques passes pour désarmer son adversaire. Laureley se sentit étrange quand elle s’empara de la garde. Un sentiment d’accomplissement et de frénésie l’envahit. Malgré le fait que Margarita soit à genou en implorant sa clémence, la jeune femme fut sans merci et exécuta la pirate sans aucune pitié, mettant ainsi fin à l’attaque.

Tandis que les marins fêtaient bruyamment leur victoire et que Jora tentait de recruter les corsaires survivants, Laureley s’autorisa à piller la garde-robe de Margarita avant leur départ. Elle dénicha une tenue un peu moins provocatrice que les autres et put donc troquer ses haillons maculés de sang pour des vêtements plus convenables.