5.    Abjuration

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Si elle l’avait découverte dans d’autres conditions, Laureley se serait extasiée devant la magnificence de Perlé. Les bâtiments de la cité étaient d’un blanc immaculé, faisant ressortir les toits bleu azur. Tout y était lumineux et accueillant. Une immense tour servait à la fois de phare et de résidence pour le gouverneur de la province. C’était également là où se trouvait l’une des bibliothèques les plus fournies du pays voire même du monde. Laureley se serait bien volontiers perdue dans ses rayonnages si son temps ne lui était pas compté. Cela faisait déjà quatre jours qu’elle avait quitté Nazgat et le sort de Khamsin l’obnubilait. Parviendrait-elle à sauver le prince ? Et si ses efforts étaient vains ? Que ferait-elle si, en arrivant au temple d’Alyth, elle découvrait qu’il avait été… ? Elle repoussa violemment cette pensée. Khamsin allait bien et il ne fallait pas se polluer ainsi l’esprit. Elle réussirait à le libérer et il rentrerait en Eranshar.

Elle se rendit compte à cet instant qu’elle envisageait le voyage et le moyen de sauver le prince, mais nullement son propre retour dans ce royaume dans lequel elle était encore condamnée à mort. Astyanax n'aurait aucune clémence pour elle, et ce, même si elle ramenait Khamsin sain et sauf. Elle devait se rendre à l’évidence, elle avait vécu ses derniers moments en Eranshar lorsqu’elle avait quitté Acra. Elle ne pourrait jamais revenir dans ce pays qui l’avait vue naitre et qu’elle chérissait tant. Pour la première fois de sa vie, tandis que le navire de Jora ralliait paisiblement le port, elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle les aurait laissé librement couler si Styx n’était pas apparu.

Le rouquin était toujours aussi surexcité et se mit à débiter tout ce qu’il connaissait sur les secrets de la cité. Sa fraîcheur et sa naïveté firent oublier à Laureley la mélancolie qui la gagnait peu à peu. Elle refroidit cependant son enthousiasme en ponctuant l’une de ses tirades par une phrase résignée :

  • Je me moque de tout ça. Tout ce qui m’importe, c’est de trouver un moyen de me rendre au temple d’Alyth.

La réponse de son interlocuteur l’étonna au plus haut point.

  • J’ai peut-être la solution. Je connais un mage ici qui s'y est déjà rendu. Ça ne nous coûte rien de lui demander un peu d’aide.

Cependant, par-dessus l’étonnement, Laureley capta le « nous » qui laissait présager que Styx comptait l’accompagner. Elle balaya son doute rapidement, après tout, c’était sa curiosité maladive qui le conduisait à tenter cette expédition.

***

Le mage en question habitait une petite maison dans une rue moins lumineuse que les autres. Perdue dans les bas-fonds de Perlé, Laureley comprit que cette ville aussi avait son lot de rebuts, ils étaient juste parqués dans le quartier le plus éloigné du centre immaculé. Ici, on n’acceptait pas la misère, on préférait la repousser le plus loin possible en espérant qu’elle ne vienne jamais souiller le cœur de la cité. Le mage qui les accueillit était à l’image des lieux : morne, terne. On aurait dit que sa peau parcheminée menaçait de s’effriter à chaque parole. Ses longs cheveux sales et emmêlés et sa barbe vénérable complétaient le tableau de l’ermite, seuls ses yeux bleu-gris avaient une once de vie, comme si c’était l’ultime étincelle qu’il restait dans son corps buriné par le temps. Il invita Styx et Laureley à entrer dans sa modeste demeure et, tout en prenant place en face d’eux devant une table désespérément vide, il demanda :

  • Alors, que puis-je pour vous ?
  • Nous devons nous rendre rapidement au temple d’Alyth, expliqua la jeune femme.

Le vieillard lança un regard amusé vers Styx et se mit à rire doucement. Son hilarité se transforma peu à peu en une quinte de toux. La réaction de son interlocuteur exaspéra tant Laureley qu’elle frappa violemment du poing sur la table en annonçant :

  • Je suis prête à tous les sacrifices.

Elle regretta immédiatement sa phrase lorsque le mage se fendit d’un sourire maléfique.

  • C’est d’accord, déclara-t-il. Tue quelqu’un pour moi et je génèrerai un portail qui te permettra de te rendre là-bas.

Laureley hésita, elle avait ôté la vie de centaines d’ennemis au cours de sa carrière, mais, hormis la pirate dont elle avait convoité l’arme, elle n’avait jamais commis de meurtre gratuit. Ce n’était pas une mercenaire, encore moins un assassin. Elle s'apprêtait à refuser quand le vieil homme renchérit :

  • Le temple d’Alyth est perdu dans les montagnes escarpées qui s’étendent au nord de Sorgat. Seuls ceux qui y sont déjà allés savent où il se trouve et beaucoup d’explorateurs l’ayant cherché n’en sont jamais revenus.

Laureley ferma les yeux, elle avait besoin de réfléchir. Elle s’était toujours efforcée d’être juste et loyale. Un tel acte était aux antipodes de ses convictions. Mais quand le visage de Khamsin s’imposa à son esprit, elle comprit qu’elle devait faire ce sacrifice, pour lui. Dans un soupir résigné, elle lâcha :

  • Qui est ma cible ?

***

Laureley se sentait honteuse tandis qu’elle déambulait dans les rues de Perlé. Elle avait volé un poignard sur l’étal d’un forgeron et s’apprêtait à s’en servir pour assassiner de sang-froid un homme qu’elle ne connaissait pas. Elle venait en quelques heures de transgresser deux des règles qu’elle s’était imposées. Après tout, elle avait failli en bafouer une troisième lorsqu’elle était à Acra : vendre son corps. Combien de sacrifices était-elle prête à faire pour sauver Khamsin ? Pour elle, il avait toujours représenté l’homme parfait, mais inatteignable. Le baiser fougueux qu’ils avaient échangé à la prison avait transformé ce maelström de sentiments inavoués en pur amour. Elle le libèrerait et le laisserait repartir en Eranshar. Il aurait une vie heureuse sans elle, mais le simple fait de le savoir comblé de bonheur suffisait au sien, elle n’en demanderait pas plus. Elle ne pouvait pas se le permettre. Elle balaya ses pensées lorsqu’elle arriva sur la grande place de la cité. Un marché offrait une belle animation et des centaines d’habitants s’y pressaient pour effectuer des emplettes. Son commanditaire lui avait affirmé que sa cible se trouvait là avec sa fiancée. Elle devait tuer l’homme, mais laisser la femme indemne. Elle ne savait rien de cette victime et pressentait qu’il valait mieux ainsi, de peur de ne pas avoir la force de perpétrer l’acte odieux qu’elle s’apprêtait à commettre. Elle sortit, discrètement, le poignard qu’elle avait subtilisé et, passant derrière le couple, l’enfonça violemment dans le dos de sa proie. Elle se glissa ensuite dans la foule dense avant même que la victime ne touche le sol. Elle n’avait pas besoin de voir combien de temps il agoniserait avant de rendre son dernier souffle, ce coup lui serait fatal, il n’y avait pas le moindre doute là-dessus. Elle se débarrassa de l’arme rapidement puis, retourna au taudis du vieux mage, se répétant qu’elle avait fait ça pour sauver Khamsin, mais aucune de ses pensées ne put effacer les sentiments de culpabilité et de dégoût d’elle-même qui l'étreignaient à ce moment-là.

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