Le Maître d'armes
Pendant ce temps le maître d'armes s'est rapproché d'une Mina dans l'attente de la volée de bois vert qui va lui tomber dessus. C'est un grand éclat de rire qui la cueille. Un éclat de rire comme elle n'en a jamais entendu venant de lui. Le maître d'armes la regarde, les larmes aux coins des yeux. De plus en plus gênée, elle se dandine, dans l'incompréhension la plus totale. Après un petit moment, l'homme se reprend :
— Tu es impayable. Non, mais tu t'es regardée, tu es épaisse comme un piquet de clôture et tu t'attaques à six gamins des rues, toute seule. En plus, tu t'offres le luxe de faire valdinguer le plus grand, le plus fort de la bande, comme ça, d'une pichenette. Même dans mes rêves, je n'aurai jamais imaginé te voir faire ça.
— Ben, je... Ils m'ont déjà attaqué plusieurs fois et j'avais pas envie qu'ils me piquent ce que j'ai ce soir.
— Parce que tu as beaucoup dans tes poches ?
— Non, justement j'ai pas beaucoup...
Il la coupe.
— Ça valait la peine de te faire rosser ? Non !
Il n'a même pas attendu qu'elle réponde.
— Bien écoute, ce que tu as réussi ce soir, c'était bien, vraiment bien. Vu ton âge, ta taille, ton poids et ceux que tu avais en face. Alors, je vais faire deux choses.
Mina, étonnée par le très respecté maître d'armes, l'a écouté se moquer d'elle et de sa facilité, tout ça en même temps. Elle l'a assez entendu reprocher à ses élèves la moindre erreur et ce soir, elle en a commis une de taille. S'attaquer à des adversaires qu'elle n'avait aucune chance de battre et ce n'est pas son coup de chance qui lui ferait changer d'avis.
— Tu n'écoutes pas !
— Si...
— Non, je sais quand on m'écoute et quand on ne m'écoute pas. Toi comme n'importe qui.
— Je ne comprends pas, j'ai eu tort, je …
— Non, tu n'as pas eu tort, on n'a jamais tort quand on se défend, c'est pour ça que je forme des gens. Tu as dû t'en rendre compte, depuis le temps que tu travailles pour moi, non ? Bien, je vois que j'ai toute ton attention. La première chose qu'il faut savoir, quand on a la chance comme toi d'abattre son premier adversaire, c'est qu'on n'attend pas que les autres attaquent à leur tour, surtout quand ils sont en nombre comme ce soir. Compris ? Dès qu'on a réussi, on se sauve, tu entends. On se sauve parce qu'autrement les autres te tombent dessus comme ils allaient le faire si je n'étais pas intervenu.
Mina l'esprit encombré par tout ce qui s'est passé acquiesce lentement. Elle ne comprend pas vraiment ce qui se passe et pourquoi le maître d'armes si disert d'habitude lui parle autant.
— Bien, la deuxième chose, c'est qu'à partir de demain tu viens à l'école.
— Je peux continuer à travailler pour vous ?
— Non, tu n'as pas compris, tu viens assister aux cours avec les autres élèves.
Le monde s'effondrait autour d'elle, le seul travail qui lui rapportait quelques pièces venait de lui être retiré. En plus, le maître d'armes voulait qu'elle assiste à ses cours, mais sans argent, pas moyen de le payer ! Et puis pourquoi faire ? Une fille ça n'est pas fait pour se battre, ni pour protéger les convois comme elle voit faire les mercenaires.
— Mais je n'ai pas de quoi vous payer, surtout si je peux plus travailler pour vous !
— Ah, je vois. On ne s'est pas compris. À partir de demain, tu deviens une élève. Une élève particulière. Le problème de l'argent n'en est pas un. Je vais te former et quand tu travailleras pour d'autres, comme les mercenaires que je forme, tu me rembourseras.
— Mais c'est cher, vous êtes drôlement cher. Vous êtes le maître d'armes le plus cher de la ville, j'y arriverai pas à vous rembourser.
L'homme sourit.
— Si, tu pourras me rembourser. Ça, je te l'assure. Ça fait un moment que je te regarde et tu es débrouillarde, très débrouillarde. J'aurais des missions pour toi, mais pour ça, il va falloir travailler dur, plus dur que les autres élèves, parce que tu vas devoir apprendre vite. C'est parce que tu es jeune que tu vas pouvoir être le meilleur outil que j'aurais façonné. Quant à ton travail à l'école, tu le gardes, j'ai toujours besoin de toi pour tenir l'école propre, disons que ce sera ton argent de poche pour commencer.
Mina regardait le maître d'armes avec des grands yeux, totalement abasourdie par ce qui lui arrivait.
— Bon, maintenant, tu rentres et je t'accompagne, je dois voir Maude et lui expliquer tout ça.
L'homme la devance sans plus attendre. Mina lui emboîte le pas, courant presque derrière lui tant ses enjambées sont grandes. Elle n'imagine pas encore à quel point sa vie vient d'être bouleversée. Que ce pugilat de rue change son avenir. Qu’après cette soirée commence l’apprentissage d’un métier, ou plutôt de ses métiers. Elle ne sait pas encore ce qui l'attend dans l'avenir.
Le maître d'armes sourit tout à ses pensées. Ses projets ont pris un autre tour, alors qu'il venait pour offrir à Mina un peu plus que le nécessaire, il vient de prendre conscience qu'il dispose d'une élève à former. Une élève avec un potentiel étonnant chez une fille aussi jeune. Des filles capables de se défendre, il en a croisé un certain nombre. Mais une fille qui assimile les cours qu'il donne d'un simple coup d'œil et qui réussit à les mettre en pratique sans le moindre entraînement... Il cesse ses réflexions en arrivant devant la masure qui abrite Maude et Mina. Pas l'une des plus pauvres de la rue, mais dans la moyenne. Elle est juste assez solide pour abriter une ou deux familles, dans un rez-de-chaussée humide et mal éclairé. Les fenêtres sont obstruées par du papier huilé et un volet mal ajusté dès la tombée de la nuit. L'homme frappe à la porte et entre sans attendre de réponse. La pièce dans laquelle il entre est chichement meublée, une table, deux chaises dépareillées, un buffet dont l'un des pieds est remplacé par une pierre. Le sol laisse apparaître quelques carreaux sous les joncs étalées qui éloignent péniblement l'humidité. Malgré tout, l'endroit est propre. La femme s'est retournée à l'intrusion. Un instant tendu, elle s'est relâchée en reconnaissant le maître d'armes. Son visage s'éclaire d'un sourire qui s'éteint en voyant Mina derrière l'homme.
— Il y a un problème, elle a encore fait une bêtise ?
— Bonjour Maude. Non, rien, elle n'a pas fait de bêtise, c'est plutôt l'inverse.
Maude se détend en entendant les paroles.
— Non, mais c'est pour elle que je suis là ce soir. On peut s'asseoir un instant ?
— Oui bien sûr, tu bois quelque chose ?
— Un peu d'eau, je veux bien.
Il prend une chaise et s'assied face à la porte. Une habitude ancrée en lui et à laquelle seuls les autres font parfois attention. Maude apporte un pichet en étain et deux gobelets qu'elle remplit.
— Mina a montré ce soir des aptitudes que je ne soupçonnais pas aussi développées. Je viens pour t'informer qu'elle intègre le Donjo.
— Qu'est-ce qu'elle a fait ?
Maude, celle qui l'élève, la mère par procuration qui vit en elle s'inquiète autant qu'elle redoute ce que recouvre l'information. Car c'est bien une information, son avis n'est pas requis. Elle connaît assez le maître d'armes pour le savoir.
— Rien de grave, elle a surtout montré des dispositions inattendues pour se défendre.
— Ah ça, à force de traîner dans les rues, elle s'est attiré des ennuis.
Alors qu'elle se tourne vers Mina pour la sermonner, la main de l'homme se pose sur son avant-bras.
— Laisse Maude, laisse. Elle a bien fait, quoique tu puisses imaginer. La chance a voulu que je passe au bon moment, c'est tout.
Il sort une bourse de sa poche, la pose sur la table et se lève.
— Je vais te l'enlever, tu t'en doutes…
— Vraiment, tu ne peux pas me la laisser ?
— Non, je ne crois pas, ce sera mieux pour elle, tu sais ce qu'elle risquerait de devenir ?
Les épaules de Maude s'affaissent. La vie dans la capitale n'est pas tendre pour les femmes seules et encore moins pour les filles et puis sans Mina, elle sera bien seule chez elle.
— Soit, mais envoie-là me voir de temps en temps. Elle va me manquer. Elle n'est pas facile, mais si elle n'avait pas été là depuis tout ce temps…
— Je sais, je sais. Je te l'enverrai à chaque nouvelle lune.
Le maître d'armes se lève, il se tourne vers Mina qui a attendu près de la porte.
— Va préparer tes affaires, tu viens avec moi. À compter de maintenant, tu vivras au Donjo.
— Mais…
— Laisse, dit Maude d'une petite voix, laisse. C'est le mieux qui puisse t'arriver. Viens, on va préparer tes affaires.
Mina la suit à l'étage dans la pièce qui leur sert de chambre. Deux lits sommaires, un coffre et une chaise constituent le mobilier. Du coffre, Maude sort les quelques vêtements dont dispose Mina. Elle les glisse dans une gibecière usée par le temps avec sa seule paire de chaussures encore en état et elle tend le sac à Mina. Dans un élan, elle la serre dans ses bras en étouffant quelques sanglots.
— Ça va aller. Tu verras, c'est un homme bon. C'est pour ça qu'il te prend avec lui. La seule chose que tu as à craindre de lui c'est son caractère, plus dur, n’y a pas. Mais ça, tu le vois déjà au Donjo, même les nobles ne s'y frottent pas… Tu viendras me voir de temps en temps quand même, tu ne m'oublieras pas hein ?
Mina, les larmes aux yeux étreint sa mère de substitution en jurant que non. Mais c'est l'inconnu qui s'ouvre devant elle, à un point qu'elle ne peut imaginer et alimente son angoisse pour l'instant. L'avenir vient de la cueillir pour la mener là où il l'a décidé. Main dans la main, elles redescendent.
L'homme les attend, rien dans son attitude ne laisse voir quoi que ce soit. Sans un mot, il ouvre la porte. Un léger signe de tête en direction de Maude, un geste sec pour Mina. Ils franchissent la porte que Maude tient un instant avant de la refermer sur eux. Mina trotte derrière l'homme qui avance sans regarder si elle suit. Elle est inquiète. L'homme qu'elle connaît assez peu, alterne entre bonhomie et sévérité. Et puis c'est la deuxième fois déjà qu'il s'intéresse à elle. Pourquoi ? Elle n'est pas grand-chose, une gamine des rues… Tandis qu'elle s'interroge en trottinant sur les pavés, elle ne comprend pas que les dieux viennent de la pousser vers son destin. Est-ce Eiriênê, le dieu de la miséricorde ou Eren, le dieu des voleurs et des escrocs ?
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