Le comte
Le lieutenant les précède avant de les annoncer au châtelain assis derrière un bureau. Le comte se lève et vient saluer Ren Takato avec lequel il échange une poignée de main appuyée. Puis il adresse un signe de tête de bienvenue à Mina et à l'ami de son fils qu'il reconnaît.
— Asseyez-vous et faites-moi part de la raison de votre venue. Il est tard, je me doute que c'est important. Restez Lieutenant.
Le soldat se poste à l'entrée. Le comte tire une sonnette, faisant venir un valet.
— Apportez-nous du thé et un pichet de cidre.
Après quelques minutes, l'homme revient. Une légère tension s'est installée. Une fois le serviteur sorti, le comte brise le silence.
— Alors, cher ami, qu'est-ce qui me vaut votre venue ?
— Je suis ennuyé, répond sur le même ton Ren Takato. Je suis ennuyé. Voyez-vous, sans faire de détour, votre fils a tenté de tuer les trois personnes qui sont devant vous ce soir.
Un sursaut.
— Vous plaisantez ! Non. Nous nous connaissons de trop longue date.
Quelques secondes de réflexion et il énonce :
— Non. Vous ne plaisantez jamais du reste.
Louis de Varennes réfléchit. Il sait que son enfant n'est pas toujours capable de retenue, qu'il court les tavernes et que régulièrement il doit intervenir pour redresser un tort, acheter un silence, payer pour des dégâts.
— Qu'est-ce qui s'est passé, lâche-t-il en soupirant ?
— Le mieux c'est que l'ami de votre fils vous le relate, n'est-ce pas ?
Le garçon pâlit, il s'agite, mal à l'aise sur son siège.
— Bon, raconte. Je suppose qu'à voir ta mine tu as participé à tout ça à un moment ou à un autre. Alors explique nous. N'oublie rien et n'essaie pas de me tromper surtout.
Le ton du noble s'est durci en même temps que son visage s'est durci.
— Bien… Euh, voilà… Votre fils et nous on devait donner une leçon à cette fille. Il désigne Mina d'un signe de tête.
— Tu dis "nous", vous étiez combien ?
— Nous étions… Quatre, Monsieur le Comte.
— Quatre garçons… Attends, quatre ! Pour une fille !
— Oui, Monsieur le Comte, mais ça s'est pas passé comme Louis-Etienne pensait.
— Je vois. Ton nez, c'est elle qui te l'a cassé ?
— Oui. Pour tous, ça a été à peu près pareil. Votre fils, il a reçu une balafre à la joue et les deux qui étaient avec nous, il y en a un qu'elle a à moitié assommé et l'autre, il portera des sacrés bleus aux côtes !
— Donc à vous quatre, vous avez failli vous faire corriger par une fille toute seule ! Mais elle utilisait quoi comme arme ?
C'est d'une petite voix qu'il répond :
— Un balai Monsieur le Comte.
— Un balai ! C'est une plaisanterie je suppose ?
Il regarde Mina.
— C'est vrai, jeune fille ?
— Oui Monsieur le Comte, je n'avais qu'un balai. Sur le coup, je n'ai pas jugé bon de me défendre avec une arme. Je n'imaginais pas que ça prendrait une telle tournure.
Un instant de silence suivi d'un éclat de rire du comte. Il regarde Mina, puis Ren Takato et se reprenant, curieux de connaître la suite, il demande :
— Et ça s'est arrêté là ?
— Non, Monsieur, j'ai maîtrisé la dame et c'est à ce moment qu'on a entendu quelqu'un arriver. Enfin, c’est le Maître d'armes qui arrivait. Votre fils a demandé à ce qu'on l'assomme. Quand il est entré dans la salle, il a pris deux gros coups de gourdin sur la tête. Louis-Etienne a voulu qu'on les attache et qu'on les emmène dans votre propriété à la campagne avec la calèche qui nous avait amenés. Et c'est là, dans la cave, qu'il nous a annoncé qu'il décidait les tuer. J'ai refusé et je me suis fait assommer et attacher à mon tour. C'est la jeune dame qui nous a délivrés.
Plusieurs grains de bougie brûlent dans le silence, chacun analysant les faits selon son implication.
— J'entends là une sacrée histoire. Vous confirmez tous les deux ?
— Oui, hélas Louis. Vous comprenez pourquoi nous sommes ici maintenant ?
— Et vous Demoiselle ?
— Ça s’est passé comme ce garçon l'a décrit.
Dans la cour, des bruits de sabots tirant un carrosse se font entendre, chacun tend l'oreille. Des têtes se tournent en direction de la fenêtre. Mina et Ren Takato échangent un regard. C'est là que tout va se jouer. En présence de son fils, comment se comportera le comte. La famille passera-t-elle avant la vilenie de son rejeton ?
S'adressant en souriant à son lieutenant, il lui lance goguenard :
— Vous surveillerez bien cette jeune fille Lieutenant, nous avons affaire à une personne redoutable, même si son apparence ne le laisse pas deviner. Mesurez qu'elle est capable de tenir tête à quatre garçons, avec pour arme un pauvre balai. Maintenant il nous reste à voir notre fils. Si je ne me trompe pas, il semble qu'il nous revient.
Puis reprenant son ton de commandement :
— Lieutenant, vous amenez Louis-Etienne je vous prie et veillez à le désarmer, je ne voudrais pas qu'il se passe quelque chose de désagréable ici.
L'homme sort. Le silence se réinstalle. Quelques minutes d'attente. Deux coups à la porte. Le lieutenant entre, poussant le vicomte devant lui. Ce dernier marque un temps d'arrêt en apercevant le groupe. Un pas en arrière que l’officier retient.
— Allez mon fils, entrez, je constate à votre attitude que vous connaissez ceux qui sont avec moi. Les salutations sont inutiles j'imagine…
Le garçon se dandine, contraint de rester debout, tous les sièges de la pièce sont occupés. Ce que son père n'a pas manqué de voir, mais visiblement, il ne manifeste pas l'envie de faciliter la tâche à son héritier.
— Si tu nous faisais la grâce de nous donner ta version. Je doute qu'elle soit à l'identique de ce que j'ai écouté, demande le comte en désignant de la tête les trois personnes assises devant son bureau, mais je dois t'entendre.
— Quoi ! C'est un tribunal que vous avez convoqué Père. Il faut m'expliquer face à ces…
Ne le laissant pas esquiver davantage, il l'interrompt :
— Oui mon fils, il me paraît juste de tenir compte de ta déclaration. Mieux, ces gens seront tes contradicteurs si le besoin s'en fait sentir. Je t'écoute !
— Ces… Ces trois-là m'ont attaqué, lâchement.
— Mauvais début !
— …
— Ben, ça a commencé au Donjo. Cette… cette fille me nargue depuis des mois, alors j'ai jugé qu’il fallait lui donner une leçon.
— Oui, l'invite son père à continuer, c'est tout ? Ce que je vois sur ta joue, c'est l'un de tes amis qui t’en a gratifié, je pense ?
— Non, enfin, c'est elle, justement. Et ça ne pouvait pas en rester là. J'ai décidé de l'emmener au manoir pour la corriger.
— Te faire justice, en somme ! Et pour compléter la mesure, le Maître d'armes avec ?
— Ben c’est-à-dire qu'il est arrivé et j'aurai pas été de taille face à lui. C'est au moins une escouade qu'il faut, alors je l'ai assommé.
— Que tu ne sois pas à la hauteur, c'est une évidence, mais tu oublies la raison de la présence de ton ami. Ou plus exactement de ton ex-ami !
Le vicomte jette un regard vers celui qui n'a pas ajouté un mot depuis tout à l'heure.
— Oh, ce lâche, là !
— Oui, ce lâche comme tu l'appelles, que tu comptais éliminer avec tes deux autres victimes.
— C'est ce qu'il raconte. Parole de pleutre !
— Dommage pour toi, nous avons quelques éléments.
Il se lève et contournant son bureau, pousse du pied le sac posé devant Mina que le garçon n'avait pas remarqué jusque-là. Plus pâle s'il était possible, son fils regarde le ballot.
— Faut-il l'ouvrir pour mieux voir ce dont vous êtes capable Monsieur mon fils ? Je vous invite à le faire.
Le garçon se penche, saisit le sac et le vide au sol devant lui.
— Alors, que contient-il ? Des cordes, un autre sac, des tissus. Ah, je vois que les cordes ont été tranché. Quelqu'un avait-il un couteau sur lui ?
Regardant son officier toujours en poste à la porte, il demande :
— Lieutenant, dans les armes que vous avez prises à mon fils, avez-vous vu une lame ?
— Juste une épée de parade, Monsieur le Comte.
— Rien qui coupe alors ?
— Non Monseigneur.
— Bien. Si tu n'avais pas de dague sur toi, comment expliques-tu ces cordes coupées ?
Et avec un certain agacement, il complète :
— Laissons ça.
À ces mots, pour la première fois, le soulagement apparaît sur le visage du garçon. Pourtant, il n'allait pas durer longtemps.
— Ah, au fait, peux-tu me dire où se trouve ton cheval ?
— Il est resté au manoir père.
— Oh. Nous possédons donc deux étalons identiques ! J'ignorais cela. Lieutenant, vous en aviez connaissance ?
— Non Monseigneur, mais si vous le souhaitez, j’envoie un homme pour les comparer.
— Laissez, notre fils va nous expliquer pourquoi son cheval, enfin le cheval qu'il utilise habituellement se trouve en ce moment dans nos écuries.
Redevenu un gamin, c'est moitié bégayant qu'il répond :
— C'est qu'il s'est échappé des écuries du manoir.
Il ajoute, ayant repris un peu d'assurance.
— Je suis content qu'il soit revenu à son box au palais.
— Quel bon animal, n'est-ce pas, souligne le comte. Cessons cette comédie mon fils. Tu as outrepassé tout ce qui est admissible. Tu t'en es pris à une jeune fille au prétexte qu'elle n'est pas selon toi d'assez noble naissance pour refuser tes avances. Tu as attaqué lâchement un maître d'armes respectable dans sa demeure. De plus, c'est l'un de mes amis, ce qui t'a valu d'être accepté dans son école. Et pour finir, afin de cacher tes méfaits, tu projetais d'occire trois personnes.
La voix glaciale du comte ne laisse aucun doute sur ce qu'il pense de son fils.
— Avoir laissé trop longtemps ta mère satisfaire le moindre de tes caprices n'a pas révélé le meilleur de toi. Nous verrons demain ce qu'il convient de décider. Pour l'instant Lieutenant, faites accompagner mon fils à sa chambre et veillez à ce qu'un garde se tienne à sa porte. Il est consigné jusqu'à ce que je l'autorise à paraître devant moi et devant nul autre, sa mère y compris ! Est-ce clair ?
— Oui Monseigneur.
Il attrape le garçon par le bras et le tire à lui. Constatant sa résistance, il énonce :
— Monsieur, votre intérêt est d'obéir à votre père et de laisser l'un de mes hommes vous accompagner à votre chambre.
Alors qu'ils passent la porte en tenant fermement le vicomte, il entend :
— Lieutenant, dès que vous avez confié mon fils à l'un de vos hommes, vous revenez ici.
— Bien Monseigneur.
Ils sortent, Louis-Etienne supportant tout juste la contrainte. Dans le bureau, c’est le silence qui l’emporte.
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