L'invitation

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La semaine suivante, Ethan ne vient pas les mains vides. Il a fait refaire une vieille selle usagée.

— Je l'ai fait adapter pour toi. Celles des hommes ne conviennent nécessairement pas aux femmes.

— Merci, elle est magnifique. Mais comment…

— Le Comte Louis m'a autorisé à en utiliser une devenue inutile.

Le cuir blond a été travaillé par le bourrelier avec talent et délicatesse. En plus, la légèreté surprend par rapport aux assises habituelles, le bourrelier a réduit l'armature pour améliorer le confort.

— Mais pourquoi ? C'est un cadeau magnifique !

— Pour lui, ce doit être le prolongement de ses excuses. Quant à moi, c'est en remerciement des séances d'entraînement. Je sais tes journées copieusement remplies avec Ren, mais ces joutes sont précieuses. Un jour ou l'autre, le travail qu'on fait ensemble pourrait me sauver la vie ou celle du comte. Alors, c'est bien peu.

— Quand même, comment vous remercier, et toi d'abord ?

Avec un sourire matois, Ethan répond :

— En acceptant de dîner avec moi…

— Ah, nous y voilà… Petit fûté, un cadeau oblige autant celui qui l’offre que celui qui le reçoit, n'est-ce pas ? Soit, mais une condition…

— Ta, ta, ta. Rien du tout, une invitation, est une invitation. Tu acceptes tout ou pas, se moque-t-il.

— Bon, je capitule. Ce sera selon ta volonté.

— Enfin une victoire ! Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire pour te convaincre quand on n'arrive pas à te vaincre.

Tous les deux sourient à cet échange. La semaine suivante, leurs joutes reprennent, et les tentatives de percer la garde de l'autre se terminent systématiquement en fiasco. Ils y mettent de l'ardeur, de la force, de la ruse. Mais rien ne traverse. Toujours Mina esquive au dernier moment et à chaque fois, Ethan cueille ses coups comme s'il jouait. Enfin presque, car chaque soirée passée à combattre les laisses tous les deux en sueur et épuisé.

C'est au milieu d'une semaine qu’elle reçoit l'invitation. Le lieutenant la priant de le rejoindre dans une auberge réputée de Moissanges. Pas la plus en vue toutefois, mais un endroit couru pour ses spécialités et sa bonne cuisine. C'est habillé d'une tenue de cuir frais qu’elle se présente le cœur battant à l'heure dite. La pièce, contrairement à celles destinées à nourrir les ouvriers et les marchands de passage est étonnement claire. Cuisiner à la broche en dehors de la salle, évite que l’endroit ne soit enfumé. Autre conséquence, aucune odeur ne dérange. En plus, les clients qui déjeunent ou dînent ici ne portent pas sur eux le fumet désagréable d'un cheval ou de son fumier. Ethan, qui l'attendait s'est levé quand elle a passé la porte. Il est venu la chercher et l'accompagner jusqu'à sa table.

— Comment vas-tu, demande le garçon. À ton air, j'ai l'impression de te voir assise sur une poignée de clous.

— Moque-toi beau merle. Ce n'est pas le genre d'endroit que je fréquente…

— Je te rassure, moi non plus. Mais je note au passage l’ajout de beau, avant de m'affubler d'un nom d'oiseau.

Ils sourient gênés tous les deux. C'est la première rencontre qu'ils partagent, une raison d'être ensemble autre que leur travail. Si aucun n'est dupe des motifs qui les fait s'asseoir autour d'une table, il n'en reste pas moins qu'ils en conçoivent une légère gaucherie. Le repas qu'on leur sert a été commandé par Ethan avant leur venue. C'est une surprise de plus pour Mina de voir un garçon aussi attentif. Ils discutent tout en dégustant les pâtés, les poissons et les volailles cuisinés avec un équilibre parfait entre l'arôme des plats et les épices qui les relèvent avec intelligence. Ils évoquent brièvement le devenir de Louis-Etienne dans les Marches, le dessert les trouve tous deux repus et vaguement guillerets du vin qui accompagnait avec justesse chaque met. L'air de rien, Ethan a tendu le bras pour saisir la main de Mina. Surprise, bien que s'attendant à cela, elle a un léger recul, qu’il interprète comme un rejet. Son visage a pâli et ses traits légèrement affaissés. C'est à ce moment qu'intervient un homme visiblement plus aviné que la clientèle discrète de la pièce.

— Est-ce que la demoiselle viendrait à ma table pour terminer la soirée, demande l'ivrogne ?

Ethan, qui manque de se lever, est interrompu par Mina qui rabroue le bonhomme sans excès.

— Non. Je suis avec un ami, laissez-nous.

— Quoi, j'suis pas assez bien ou t'es pucelle ? Tu crois qu'on va s'agenouiller devant toi ? grogne le poivrot en élevant la voix.

— Laissez-nous. Je ne suis pas d'humeur à me battre avec vous, mais ne m'y obligez pas !

Fâché, l'ivrogne l'empoigne par l'épaule pour la forcer à se lever. Il ne termine pas son mouvement, qu’il se retrouve avec le bras derrière le dos. Tout en se dressant, elle a saisi son poignet et en le tordant, elle a répliqué à l'alcoolique, maintenant à genoux. Deux gaillards à l'imposante carrure viennent à la table. Ethan a juste le temps de faire un geste pour calmer Mina qui s'apprête à attraper une dague.

— Excusez-nous demoiselle, nous allons vous débarrasser de cet homme, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.

L'un des malabars a saisi le poivrot par la nuque. Il l'oblige à se relever et le pousse vers la porte. La pression qu'il exerce sur le col du malheureux l'empêche à la fois de résister, de crier et déranger la salle. Mina s'est rassise sur un clin d'œil de son compagnon. Le deuxième costaud glisse à la belligérante :

— Vous avez bien fait de ne pas sortir de couteau Madame, j'aurais été contraint de vous chasser aussi.

Ethan le regarde, se penche vers lui et murmure en réponse :

— Hum, Karl, si elle avait dégainé sa lame, tu n'aurais pas été de taille, avec elle.

— Comment tu sais ça toi ?

— Je m'entraîne avec elle, vois-tu. Et sous son air discret, ton frère et toi, vous seriez bien mal à l'aise face à elle en colère.

Il sourit et ajoute.

— Ne t'inquiète pas, elle est avec moi, elle ne te fera pas de mal…

Croyant à une plaisanterie, le costaud ironise :

— Excusez-moi les tourtereaux, je retourne à mon travail.

Un homme se glisse dans la salle vers eux, un cuisinier dont la tenue propre est à l'avenant de la taverne.

— Lieutenant, Madame, je vous présente toutes mes excuses pour cet incident malheureux. J'espère qu'il ne gâchera pas votre soirée.

— Soyez sans crainte, répond Ethan. C'est oublié, n'est-ce pas, Mina ?

— Oui, tout à fait Monsieur, confirme-t-elle. Il me semble n’avoir rien constaté à part les excellents plats confectionnés ici. Quand j'aurai un évènement à fêter, je saurai où me rendre désormais.

On entendrait presque ronronner l'homme sous le compliment.

— Laissez-moi quand même vous offrir un pichet de mon meilleur cidre pour excuser cet incident.

— Soit, ce sera avec plaisir.

La serveuse leur apporte bientôt le pot promis, avec deux nouvelles parts de la tarte déjà savourée en dessert.

— Ethan.

— Mina.

— Bon, qui commence ?

— Moi, Ethan. Je…

— Laisse, je vais te faciliter le travail, tu ne veux pas de moi, c'est ça.

— Non… Oui… Je… Ce n'est pas que tu ne me plaises pas, mais tu vois les quatre autres idiots, le poivrot ce soir… Me fréquenter, ça peut ne pas être de tout repos.

— Comme si tu ne savais pas te défendre.

— Ce n'est pas ça. Tu es bien fait, pas bête.

Puis elle minaude :

— Enfin, pas bête tout le temps…

— Ah ça, c'est envoyé. Ça te ressemble assez... répond Ethan.

— Et c'est toi aussi. Non, sérieusement. Je n'ai pas le cœur à commencer une aventure, avec toi ou un autre. La vie menée avec Ren est très compliquée. Jamais au même endroit, toujours à assurer des missions un peu dangereuses, parfois trop. Si je mêle quelqu'un à mon existence, il ne faut pas que ça interfère avec mon travail. Imagine au pire moment, si je suis avec quelqu'un et que je pense à lui…

— Alors j'arrive, je te sors de là et après tu ne rêves sérieusement qu'à moi.

— Arrête ! Tu comprends ce que je veux dire. Je ne suis pas prête. Tu es une personne attachante, passionnante, mais c'est trop tôt. Tu es plus qu'un compagnon d'entraînement, un ami sans doute, mais pas un soupirant ou un futur fiancé. Peut-être un jour ? Je ne sais pas de quoi est fait l'avenir, mais aujourd’hui, sois mon ami, je n'en ai pas et je n'en ai d'ailleurs jamais eu.

— Et Ren ?

— Quoi, Ren ? C'est mon maître, mon mentor. Celui auprès de qui j'apprends. Il a surgi dans ma vie à un moment où je risquais une sérieuse raclée et depuis il ne m'a pas lâchée d'une semelle. Imagine ce que mon existence peut être avec lui.

— Un enfer ?

— N'exagère pas. Mais c'est vrai qu'il est intransigeant. Certains jours, c'est vraiment dur. Mais je lui dois beaucoup. S'il n'avait pas été là, qui sait ce que je serais devenue…

Ethan est dépité. Le refus de Mina l'affecte plus qu'il n'aurait envisagé. Non pas qu'il considérait l'affaire comme entendue, mais leur rapprochement au Donjo lui avait laissé penser à une possibilité largement refroidie ce soir. Il se lève.

— Je te raccompagne ?

— Si tu veux.

Dans la rue, elle demande :

— Mais on n'a pas payé ?

— Normal, c'était déjà fait quand j'ai réservé.

— Tu prévois tout, n'est-ce pas. Et si je n'avais pas réussi à me libérer.

— Avoue que ç'aurait été dommage.

Il semble réfléchir et complète :

— Et bien je serais venu deux fois, une pour toi et l'autre pour moi.

Ils tournent à l'angle d’une large rue, quand ils entendent un hurlement :

— Eh les deux là-bas, attendez un peu, que je vous compreniez qui je suis.

— Ah, l'autre ivrogne on dirait, signale Ethan. Je crois qu'on n'en a pas fini avec lui. Le guet est déjà passé ou trop loin pour qu'on s'en débarrasse simplement.

Ils pressent le pas pour tenter de distancer le poivrot, mais celui-ci insiste et les insultes pleuvent sur eux. Arrivés sur une placette située entre les rues des commerçants de quatre saisons qu'ils identifient aux volets verts, l'homme a tiré une épée et un couteau long.

— Bon, on va juste essayer de l'estourbir murmure Ethan.

Ils s'écartent suffisamment l'un de l'autre pour ne pas recevoir un coup malencontreux. Aucun n'a sorti d'arme et l'idiot se sent fort de ce manque. Il se jette sur Mina, le sabre levé haut et l'abaisse violemment pour trancher dans le vif. L'absence de contact avec un corps le fait trébucher et il s'affale de tout son long et éructant des insultes. Elle regarde Ethan et hausse les épaules. Avec la garde d’une dague sortie d'une botte, elle assomme l'homme.

— On le range dans un coin, qu'il ne se fasse pas égorger ou détrousser.

Aussitôt dit, ils l'attrapent par les pieds et le tirent dans un recoin de la ruelle adjacente avant de revenir poser ses armes à côté de lui. Au loin, le guet fait entendre sa voix, prévenant les citoyens qu'il patrouille et les voleurs et autres malfrats qu'il arrive. Les gardes auraient-ils plus peur des bandits que des habitants ? Ensemble, ils se dépêchent de filer par une rue de traverse et c'est en bavardant qu'ils arrivent vers le Donjo. Un instant de flottement… Mina tend sa main paume ouverte.

— Amis ?

— Amis, mais ce n'est que partie remise, lui répond-il.

Ethan regagne le palais comtal. Elle traverse la salle d'entraînement pour regagner sa chambre, quand elle voit de la lumière sous la porte du bureau de Ren. Elle frappe.

— Entre Mina, entre.

— Bonsoir Ren, toujours au travail ?

— Oui, et toi, tu rentres déjà ?

— Oui, répond-elle sans commenter.

— Pas de distraction, c'est ça ? demande-t-il.

— Il y a un peu de ça, en effet. Mais surtout, je crois que je ne suis pas mûre pour me lancer dans une aventure amoureuse.

— Il a été déçu, hein…

— Oui. Je suis désolée, mais je ne suis pas encore prête.

— Laisse le temps faire, que ce soit lui ou un autre, quand ce sera le moment, tu le sauras.

— Allez, je vais me coucher. On a du travail demain, non ?

— Oui, comme chaque jour.

— Alors à demain.

— À demain.

Ren la regarde quitter de son bureau.

Pourquoi n'a-t-elle pas accepté les avances de ce garçon. Il est bien fait, il est gentil…

Songeur, il se remet à son travail.

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