[Partie I - La Providence] : Chapitre 10 : La thérapie du "questionning"
Chapitre 10 : La thérapie du "questionning"
Sulina était loin de pouvoir s’imaginer ce qu’il se passait alors qu’elle attendait encore patiemment la venue du Docteur Chown. Elle avait fini par accepter le verre d’eau que lui avait proposé à nouveau Carrie, pour ne pas la contrarier d’abord et passer le temps ensuite. Elle tapotait nonchalamment sur les écrans tactiles positionnés sur la table basse afin de consulter les informations communiquées par le centre sans prêter réellement attention aux messages qui s’affichaient.
Cette douce rêverie fut enfin interrompue par le bruit de la porte du bureau du Docteur qui finit par s’ouvrir.
– Sulina Kalika ? Excusez-moi pour ce léger retard. Je vous en prie, entrez dans mon bureau.
L’intéressée accepta l’invitation et se leva de son fauteuil pour se rendre fièrement dans les entrailles de la bête réparatrice, l’antichambre de la rédemption mentale.
La pièce, relativement grande bien que non démesurée, était subdivisée en deux parties séparées par un paravent en pierre fine de couleur gris anthracite. La première partie, à gauche en entrant dans la pièce, avait une fonction purement médicale. On y trouvait ainsi le fauteuil d’auscultation, appelé l’« antechronos », destiné notamment à analyser les données vitales mémorisées dans le chronobios des patients. La seconde moitié de la pièce abritait le bureau du Docteur Chown, le fameux divan ancestral rouge rubis, une petite table pour enfants sur laquelle trônaient quelques jouets immaculés, mais également un nombre impressionnant de plantes en tout genre.
Le Docteur invita la jeune fille à s’asseoir dans l’antechronos, de sa voix douce et suave :
– Vous connaissez maintenant le protocole. Nous allons faire parler la biologie. Mettez-vous bien à l’aise. Vous allez ressentir une très légère décharge désagréable mais indolore. Respirez à fond.
L’écran se mit à scintiller et Sulina, surprise par la sensation malgré l’habitude, sursauta de manière instinctive, dictée par son cerveau reptilien. L’analyse ne durait que quelques secondes et très rapidement les premiers résultats commençaient à s’afficher sur le moniteur qui se remplissait de graphiques et autres données inintelligibles pour le commun des mortels.
– Bien, bien…je ne vois rien d’alarmant. Je constate en revanche que vous semblez avoir un sommeil agité, certaines constantes sont déséquilibrées. Je me trompe ?
– C’est exact. Je me réveille souvent dans la nuit et lorsque je fais des nuits pleines, elles sont souvent perturbées par des cauchemars.
– La biologie ne ment pas. Nous allons étudier ça sur un autre plan beaucoup moins limpide celui-là. Je vous en prie, passons à mon bureau.
Sulina se leva pour se rendre dans un autre fauteuil, beaucoup plus sommaire, qui n’avait pas vocation, au premier abord, à trahir son organisme. Le Docteur Chown, toujours impassible, entama alors subtilement sa thérapie selon la méthode dite « du questionning » :
– Savez-vous pourquoi vous êtes ici aujourd’hui ?
– Sans doute n’ai-je pas été sage ?
– C’est comme cela que vous percevez la thérapie ? Comme une punition ?
– Non, mais en l’occurrence il y a une relation de cause à effet entre mon comportement et ma convocation au sein de votre cabinet.
– Comment définissez-vous votre comportement ?
– Je laisse les autres le faire puisqu’ils semblent avoir réponses à tout.
– Les autres ?
– Madame la Directrice par exemple, les maestros, Lony même, enfin bref tout le monde.
– Par votre comportement vous posez les questions auxquelles votre entourage donne des réponses, c’est cela ?
– En quelque sorte, oui.
– Mais ces réponses ne vous satisfont pas.
– Pas vraiment non…
– Pourquoi ne posez-vous donc pas simplement ces questions explicitement plutôt que de les suggérer par vos actes et attitudes ?
– Pourquoi posez-vous des questions auxquelles vous avez déjà les réponses Docteur ?
– Vous pensez que je fais semblant de vous poser des questions mais que tout est déjà établi dans mon esprit ?
– C’est en tout cas l’impression que cette conversation me donne.
– Et si je vous disais que vous aviez raison. Vous lèveriez-vous et quitteriez-vous mon bureau ?
– Hum…. - Sulina se montra hésitante et quelque peu désarçonnée avant d’enchaîner - Je ne pense pas que vous assumeriez faire semblant. Ce ne serait pas…déontologique.
– C’est exact. Je ne le dirai pas. Non seulement parce que ce ne serait pas déontologique comme vous dites, mais surtout parce que ce n’est pas la vérité, ma vérité du moins. Je n’ai aucun schéma prédéterminé vous concernant Sulina. Je sais simplement que vous êtes perturbée en ce moment et que vous avez besoin de recentrer votre personnalité sur l’essentiel. Trop de rage sommeille en vous. Il va falloir identifier l’origine de cette rage et surtout apprendre à la canaliser. Il en va de votre bien-être actuel, certes, mais surtout de votre avenir que vous êtes en train de construire. Bâti sur des fondations instables, votre être tout entier finira par s’effondrer un jour ou l’autre. Et croyez-moi, il est beaucoup plus difficile de reconstruire ce qui a été totalement détruit que de consolider en amont les fondements.
La jeune fille semblait blasée :
– Comment pensez-vous pouvoir identifier l’origine de mes souffrances ? Par la simple parole ?
Le Médecin, habitué à tant de réticence de la part de ses patients, ne se montra aucunement déconcerté par ces propos et renchérit :
– Ne croyez-vous donc pas en ce pouvoir, celui de la parole ?
– Non ! Clairement non ! Je ne cherche pas à vous manquer de respect Docteur mais je pense être hermétique à vos méthodes.
– Nous verrons bien. Je vous propose d’essayer. Je ne garantis pas que nous y parviendrons mais j’ai plus à perdre que vous à y gagner en cas d’échec. Et puis, je pratique ce métier depuis tant d’années que les défis me stimulent. Je ne me contente pas de soigner par la parole les seuls dépressifs loquaces conscients de leur isolement et qui n’attendent qu’une oreille attentive pour les écouter. Votre personnalité m’intéresse. Donc si vous êtes d’accord, parlons…
Sulina hésita quelques secondes avant de questionner à nouveau son interlocuteur :
– Ai-je le choix ?
– Dans quel monde restreint vivez-vous donc ? A votre âge, voyons, nous avons toujours le choix.
Monsieur Chown esquissa un frémissement de sourire dont on ne pouvait savoir s’il était feint ou spontané.
– La liberté, Docteur, ne fait pas partie de mon mode de vie. Me croyez-vous libre enfermée dans cette enceinte ? Me croyez-vous libre coupée de toute ascendance connue ?
– Vous êtes libre de me le dire. Certaines civilisations ne permettent ou ne permettaient pas une telle liberté de parole. Vous êtes libre d’apprendre ou non ce que l’on vous enseigne ici. Vous êtes libre de construire aujourd’hui votre avenir qui se matérialisera au-delà de ces murs. L’enjeu de votre liberté, Sulina, se dessine aujourd’hui pour se révéler demain. Si vous êtes « enfermée » ici comme vous dites c’est parce que l’on croit en vous.
Le scepticisme de la jeune femme annonçait le travail long et difficile que son interlocuteur avait déjà d’entamé avec elle. Ce dernier semblait néanmoins de plus en plus satisfait par la tournure que prenait la discussion. Sans le savoir, Sulina s’orientait inexorablement ce vers quoi il l’attendait.
– Dites-moi Sulina, que feriez-vous si vous étiez libre de vous déplacer en dehors de cette île et donc de quitter la Providence ?
– Je partirais à la découverte de ce monde que je ne connais pas. Je voyagerais. Je parlerais à des inconnus pour connaître leurs modes de vie, leurs histoires. Je voguerais. Et surtout j’essaierai de reconstruire ma propre histoire.
– Et si je vous garantis que vous ferez tout cela, me croirez-vous ?
– Je ne cherche qu’à vous croire mais…
– Mais quoi Sulina ? Ne brûlez pas les étapes et faites preuve de patience. Vous n’êtes pas enfermée ici, vous êtes formée pour pouvoir affronter ce monde extérieur que vous désirez tant. Sans formation, sans argent, sans but clairement défini, vous ne survivrez pas 2 jours dans cette jungle. Je vous demande seulement d’être patiente. Vous avez fait le plus gros du chemin.
La discussion se poursuivit une dizaine de minutes sur cette vie au-delà des murailles, la perception qu’en avait Sulina et les mises au point du Docteur qui la connaissait parfaitement. Bien qu’intéressant en soi, cet échange commençait à s’enliser et, pour Sulina, à tourner en rond :
– J’entends ce que vous me dites Docteur mais j’ai comme l’intime conviction que tout se joue aujourd’hui pour moi. Je ne saurais l’expliquer mais c’est comme une boule incandescente enfermée dans mes entrailles qui me dictent de ne plus attendre…
– Ne le prenez pas mal Sulina mais cette boule que vous me décrivez, c’est l’adolescence. Vous n’êtes pas la seule personne de votre âge à ressentir cet ennui et ce désir de changement. Je sais que c’est difficile à entendre mais nous sommes, pour beaucoup, passés par là.
Bien entendu, ces mots eurent un effet presque immédiat sur la jeune femme qui ne supporta pas le ton paternaliste et prédicateur du médecin. Elle ne put donc s’empêcher de contester ce dernier :
– Je refuse d’être réduite à un phénomène hormonal. Mes convictions, mes questionnements, mes doutes et mes envies sont le fruit d’une profonde réflexion et d’une forte sensibilité. Je ne suis pas qu’une « adolescente ».
– Ne faites pas ce type de raccourcis, vous valez mieux que cela. Je ne vous ai jamais réduite à une simple adolescente. Vous n’entendez que ce que vous voulez entendre. Quoiqu’il en soit, nous arrivons au terme de notre rendez-vous. Je vous propose de préparer notre prochaine discussion en écrivant dans ce cahier votre projet de vie future. Quand je parle de projet, je veux que vous réfléchissiez à la concrétisation de vos envies. Ne soyez donc pas dans l’à peu près.
Sulina se saisit du cahier que lui tendait Kennedy Chown avec respect et excitation avant de se lever et prendre congé de son hôte.
Annotations