La Malédiction de Leister
Caché de la surface, à l'abri du regard des peuples de notre monde, tout au fond de l'Océan Austral, à peine recouvert de sédimentation, subsiste encore de nos jours, le dernier vestige d'une lutte farouche que se livrèrent deux êtres contraires et semblables. Certains plongeurs expérimentés se risquent à affronter le froid glacial des eaux de l’Arctique à sa période la plus extrême, pour avoir la chance d'observer la manifestation de ce qu'il reste de cet ultime combat à mort. Mais jamais personne n’a découvert le lieu exact de ce dernier duel. Pourtant, il existe, et parfois se révèle d’un léger éclat argenté au travers des ténèbres.
La légende prend place dans les fjords, là où la mer s’engouffre dans les terres et se rompt sur les rivages qui s’élèvent en de hautes montagnes. Une petite tribu, Les Gerulf, vivait au bord de l'eau éternelle, qui s'étendait au pied des glaciers du Grand Nord. Les Gerulfs étaient une petite communauté où chacun avait sa place et son rôle à tenir. Les femmes dès douze ans élevaient les rennes et partaient pour les trois mois d’hiver plus au centre des terres ;les hommes dès treize ans chassaient l’été sur les terres, puis quittaient les rivages des fjords pendant l’automne pour aller pêcher parmi les icebergs. Après es milliers d’années d’errance à travers la Toundra, les Fondateurs avaient choisi de s’installer ici, avec l’accord des Dieux bienveillants. Ils n’avaient qu’une condition : ils ne devaient en aucun cas poser la main sur leurs créations les plus précieuses qui veillaient à l’équilibre du monde. Chaque année, les Dieux leur rappelaient que leur Colère Divine s’abattrait sur eux s’ils osaient enfreindre leur accord. Les Gerulfs avaient le droit de chasser les élans, les requins et les mouettes. Mais ils devaient laisser les loups à la Toundra, les orques à l’Océan, et surtout, sous aucun prétexte ils ne devaient s’approcher du Kaegel. Car alors leur colère serait sans bornes.
Le Kaeger était une merveille des Dieux. C’était un poisson minuscule, rond comme une sphère, brillant comme un soleil au milieu des ténèbres. Il remontait à la surface les soirs de pleine lune, pour se gorger de l'air pur du Nord, et les Gerulf prenaient de grandes précautions à ne surtout pas troubler ses apparitions. L’animal se repaissait quelques instants de l'air environnant, avant de se laisser submerger par les flots obscurs et de disparaître aussitôt jusqu'à la nouvelle pleine lune. Le peuple Gerulf voyait ses apparitions comme des moments de pureté inégalable. Et si pendant trente jours, on ne le voyait pas, tous les habitants n’avaient de cesse de parer de la créature magique.
Leister était un grand homme, à fière allure. Il était l'un des pêcheurs les plus aguerris de la communauté. Jamais il ne flanchait contre le vent du Nord, ni contre les embruns puissants de l'eau éternelle. Tous s’accordaient à dire qu’il était un homme de bien et d’honneur. Leister avait grandi comme les autres hommes de la tribu. Pour avoir l’a chance de voir l’apparition éphémère du Kaeger, il attentait patiemment jusqu’à l’automne, où il pouvait prendre le large et retrouver l’horizon, tantôt bleu, tantôt blanc, tantôt baigné dans les ondes boréales. Mais s’il souhaitait se trouver au milieu de ces eaux glaciales de l’Arctique, c’était pour ces trois soirs extraordinaires, où il avait la joie d’observer la lumière innocente émanant de l’animal fabuleux. Mais Leister était rongé par une curiosité maladive et la convoitise, et chaque soir, la tentation était plus grande de vouloir l'approcher, l'observer de près, le toucher, le prendre… D’innombrables questions se bousculaient sans cesse dans son esprit. Pourquoi les Dieux empêchaient-ils les Gerulf d’approcher le Kaeger ? Jusqu’à quel point leur colère serait-elle terrible si cela venait à arriver ? Ce poisson possédait-il quelque chose qui en faisait un être exceptionnel ? Procurait-il un pouvoir illimité ? Rendait-il immortel ? Les Gerulf étaient depuis longtemps au courant de ces questions étranges qui hantaient l'esprit de l'homme troublé. Mais ils croyaient tous que sa sagesse était plus grande que sa curiosité, car Leister était considéré, à juste titre, comme un homme juste et exemplaire.
Bien sur, il ne comptait pas s’emparer d’un être protégé par le sceau des Dieux. Mais s’il pouvait seulement s’en approcher pour le voir de près, le décrire au mieux aux membres de son peuple. Peut-être éventuellement le toucher mais uniquement dans le but de savoir s’il s’agissait d’une chose réelle et vivante ou d’une simple illusion des Dieux, pour en connaître les aspérités, l’étudier simplement, en homme curieux qu’il était. Pendant longtemps, il n’osa pas aller plus loin que la simple pensée, tant la Colère des Dieux l’effrayait. Mais un jour il prit enfin sa décision. L'homme prit son mal en patience, et ne renonça jamais à s'approcher de l'animal, jusqu'au soir de pleine lune où la chance fut de son côté.
Un soir, il attendait que le poisson transforme la nuit sans nuages ni vent en une lumière bienfaitrice et paranormale. La mer était d’huile, et plu tôt dans la soirée, il avait eu l’immense privilège d’apercevoir de grosses et majestueuses baleines passer non loin de sa petite embarcation. Son navire en bois flottait sur les eaux sans vagues. C’est alors qu’il vit une forme émerger des ténèbres de l’océan. Le Kaeger apparût juste à tribord. Le pêcheur n’en revenait pas. La bête était si proche. Il lui suffisait de tendre la main pour l'attraper. Et le pêcheur était assez courageux pour le faire. Il se saisit du poisson en forme de globe, et sans réfléchir, lui planta la pointe de sa flèche de harpon dans le cœur. Aussitôt la lumière de ce dernier disparut, pour faire place à l'obscurité la plus totale et il s’affaissa lentement en se vidant de son sang jusqu’à se liquéfier totalement. En cette nuit qui n'avait pourtant aucun nuage, la Lune fut voilée par une nappe d'un noir qui terrifia toute la tribu. Des éclairs fendirent le ciel, les Dieux étaient en colère. Pire encore, ils étaient furibonds qu’un Gerulf ait pris la liberté de se croire supérieur à eux et à leurs avertissements. Pour le punir d’avoir trahi leur confiance, ils le condamnèrent à l'errance éternelle, entre le ciel et les vagues, sous la forme ignoble d'un monstre aussi blanc et aussi mortel que la glace des icebergs. Les Dieux prévinrent ensuite les Gerulf. La malédiction de Leister, le sans-âme, était liée à eux. Il n'aurait faim que des habitants de son clan, qui l'avaient laissé faire, et chaque nuit de pleine lune, reviendrait à la surface pour en dévorer un. Son appétit ne serait rassasié et sa délivrance ne viendrait que lorsqu'il aurait dévoré le dernier d'entre eux.
En apprenant ce qu’il venait de faire, les Gerulf ne surent comment réagir. Tous se réunirent au village, certains suggéraient d’abandonner le village et de partir le plus loin possible, et d’autres souhaitaient aller trouver le monstre et de le tuer par eux-mêmes pour laver l’affront de Leister aux Dieux. Trente deux hommes fiers et hardis reprirent leurs embarcations et partirent sur l’océan alors tumultueux pour trouver et massacrer le monstre. Mais aucun ne revint au village. Voyant qu’ils ne donnaient aucun signe de vie, les autres villageois prirent peur et désertèrent le village, certains fuyant par les eaux, d’autres par les terres. Mais il était déjà trop tard, et leur sirt était scellé avant qu’ils n’eurent le temps de s’en rendre compte.
Tara était la femme de Leister. Elle était grande, avait un teint de neige et des cheveux noirs comme l’ébène. De toutes les femmes du village, elle était la plus forte et la plus sage. S’il n’y avait eu qu’elle, Tara aurait accepté d’être la première victime de son époux monstrueux. Mais Tara n’était pas seule. Elle choisit de s'enfuir pour donner une chance à leur enfant Kans de survivre. Elle prit son enfant, équipa deux rennes du clan, et fila dès la première nuit, loin du village. La fuite chaotique des autres Gerulf lui avait donné le temps de devancer son destin. Sachant que, tôt ou tard, Leister la retrouverait, et la dévorerait comme les autres, elle s'enfonça dans les terres glacées de l’Antarctique et affronta mille dangers pour éviter le monstre qu'était devenu son époux déchu et retarder l’échéance. Pendant des années, mère et fils survécurent, en se déplaçant sans cesse à travers la lande déserte du Grand Nord.
Au bout de quelques années, ils s’installèrent dans un village de pêcheurs, les Whim, de l'autre côté de la toundra. Kans grandit loin du village où il avait vu le jour et ne manqua jamais de rien, sous le regard serein de sa mère. Du moins le regard qu’elle voulait serein, car la jeune femme savait que chaque nuit de pleine lune, leur peuple se délestait d’un membre, que le monstre se rapprochait d’elle et de son fils. Les Dieux avaient été clairs : Leister les retrouverait tous, les uns après les autres, et le dévorerait jusqu’au dernier. Mais elle ne voulait pas effrayer son enfant. Kans, pou sa part, ne croyait pas à la Malédiction des Dieux. Enfant déjà, il contestait l’autorité, et le seul qui trouvait grâce à ses yeux était son héros de père. Cela ne s’était guère arrangé avec le temps, et s’il avait suivi sa mère dans cette folle course contre la mort, c’était uniquement parce que l’idée concordait avec ses ambitions de quitter les rivages Gerulf. Avec les Whims, il avait appris à connaître une toute autre culture que la sienne et des paysages dont il ignorait tout. A la place des monts gigantesques qui se mêlaient aux eaux calmes des fjords par les plages de galets fins et délicats, il pouvait contempler des hectares de forêts et de prairies blanches et l’océan furibond qui se fracassait avec force au pied des falaises abruptes. Aussitôt qu’il la découvrit, il se prit d’affection pour la terre Whim, pour ses coutumes, sa faune et sa flore. Peu à peu, il oublia la malédiction de son père, convaincu que ce ‘était qu’une façon de cacher sa mort en mer. Le jeune homme s’acclimata très vite, fit siens des us et coutumes Whims, et devint même l'un des plus grands harponniers du clan. Mère et fils coulèrent des jours heureux parmi le peuple doux de l’autre côté de l’arctic qui les avait accueillis, et d'aucun pensait que la malédiction avait fini par prendre fin…
Jusqu'à la nuit terrible où le Maudit vint réclamer la chair et le sang de ce qu’il restait de son clan pour sacrifice. Cette nuit-là, les loups avaient cessé de hurler et les oiseaux de nuit semblaient attendre un évènement. Tara et Kans rejoignaient le village, mais ils furent arrêtés par un bruit strident. Le sol se mit tout à coup à trembler avant de se fissurer, puis de se fracturer. Tandis qu’il se tordait dans un tremblement, coupant la fuite des deux gerulf, l’être épouvantable en émergea sans un son. Pour la première et la dernière fois, Tara retrouva son mari, sous les traits abominables d’une créature sans visage, de marbre et de glace, et dont la gueule garnie de longs crocs effilés scindait la face tant elle était énorme. Et c’est sans un son qu’il emporta sa pauvre femme dans le sol, sous le regard désespéré et impuissant de leur enfant. En quelques secondes, tout était terminé, et le silence oppressant de la toundra reprit. La créature n’avait laissé derrière elle qu’une trainée de poudreuse. Il n’était plus question d’ignorer la malédiction. Comme il se savait le dernier, Kans, la haine dans le cœur, décida de se forger un harpon pour tuer Leister, et d'attendre la prochaine pleine lune pour frapper le monstre en plein cœur.
Il comptait les jours, les heures qui s’égrenaient sans pitié et le rapprochaient de son dernier souffle. A présent, il ne pouvait plus nier. Il devait accepter son destin, mais pas sans se battre. Pendant un mois, nuit et jour, il s'acharna à créer une arme assez puissante pour venir à bout de la bête immonde. Les whims ignoraient ce qui lui prenait, lui qui n’avait jamais été aussi passionné, impliqué dans une tâche, quelle qu’elle fut. Mais ils lui laissèrent tout le loisir de sa fabrication, sans en comprendre l’utilité exacte. Car Kans fabriquait un harpon comme ils n’en avaient jamais vu et comme ils n’auraient jamais songé à en faire un. Le harponnier était si penché sur son œuvre qu’il avait oublié tout le reste, les whims, son voyage, sa mère, les gerulfs. Seule persistait cette image du monstre qu’il voulait anéantir une bonne fois pour toutes. Oublié le temps où il était heureux de façonner des hameçons pour la pêche, oubliées ces heures passées dans sa barque en bois, penché au-dessus de l’au, à attendre que les poissons mordent sa palangrotte. Oubliées les chasses sur les eaux claires et limpides. Ne subsistant que sa rage contre la bête qui avait détruit sa vie. Sa haine contre son père.
Puis vint le moment. La pleine lune se levait loin au-dessus de l’océan turbulent. Le jeune harponnier avait embarqué, seul, dans sa petite chaloupe, conscient de ce qui était sur le point d’arriver. Pendant des heures, il attendit son père maudit, sans un bruit au milieu des flots agités. L'attaque ne dura qu'un instant. Le monstre immense et terrifiant surgit de nulle part, reflétant la lune de sa peau gelée, toutes dents dehors, et l'homme brandit son harpon vers le cœur de la créature. Dans un seul élan, les deux êtres s'étaient frappés à mort, et tombèrent dans les vagues froides. L'Océan les avala tous deux dans une dernière gerbe d’eau, laissant flotter le canot vide livré à lui-même sur les vagues impétueuses. Figés dans leur attaque, crispés dans leur effort, comme un seul bloc, père et fils s'enfoncèrent dans les abysses, l'un brisé, l'autre pourfendu. Pour le punir à son tour d'avoir voulu le tuer, Leister se laissa tomber sur le sol océanique, recouvrant son enfant, qui fut incapable alors de se libérer de son emprise et qui se changea en glace.
Les eaux gelées de l’Arctic soudèrent l’homme et la bête dans leur lutte en un seul bloc de glace tandis qu’ils s’enfonçaient dans les profondeurs marines. Les Dieux pensaient que la malédiction s’arrêterait là puisqu’elle devait s’éteindre en même temps que le regard du père et du fils dans cet ultime combat à mort. Mais les Dieux avaient tort. Leister le Maudit devait trouver le repos après avoir dévoré le dernier membre de son village. Mais ni lui ni les Dieux n’avaient prévu que Kans vive aussi longtemps. Le sang de Kans coulait dans les veines de ses fils et de ses filles. Ainsi, la tribu Gerulf survivait, gardant le monstre vif, malgré son corps transpercé de part en part. Il était contraint à rester éternellement en vie, et à mourir éternellement du harpon que son propre fils avait forgé contre lui.
Là, juste là, caché sous une éternelle pellicule de glace, subsiste ce morceau minuscule, de métal qui pointe à travers les sédiments du sol des abysses. Avec une lampe torche, il est impossible de le voir. La technologie humaine est incapable de révéler un tel phénomène. Seul l'éclat de la pleine lune peut dévoiler la pointe de ce harpon, fiché à jamais dans un corps de glace éternelle que l'on ne peut alors que deviner malgré les ténèbres des profondeurs océaniques.
La légende raconte que les enfants de Kans sont restés dans la banquise, mais que leurs enfants, eux, ont choisi une vie d'exploration. Ainsi, la lignée gerulf subsiste et se perpétue, quelque part sur Terre, laissant le monstre en vie, quelque part sous les eaux gelées de l’Arctic…
Annotations
Versions