Le mois noir
Jadis, un immense razeg, noir comme le charbon, arpentait le continent de Mabeah, brûlait les cultures, détruisait les villes et villages, rebroussait les forêts, brisait les montagnes et disparaissait en un éclair à travers le ciel. La simple évocation de ce monstre terrifiait les peuples impuissants. Pendant des années, il revint, encore et encore, pour détruire et dévorer. Rien ni personne ne lui résistait. Pourtant, un jour, un eris osa se mettre en travers de son chemin. Avec force, sagesse et courage, il parvint, non sans mal, à éradiquer la créature abominable qui disparut dans un épais nuage d’un noir absolu. Le monde fut envahi par les ténèbres et les peuples crurent longtemps que ce fut la dernière fois qu’ils voyaient Vardosk. Pour autant, tout rentra dans l’ordre avec le Mois Vert, et jamais plus on n’entendit parler du brave qui avait su réduire cette menace à néant. On dit qu’il s’envola pour disperser les nuages noirs qui recouvraient la surface du monde. Il était devenu le sujet central des musiques de troubadours et des histoires de scribes, tous les enfants se prenaient pour lui, tous les guerriers le prenaient pour mentor spirituel. Princesses et Impératrices lui envoyèrent bien des lettres par pigeons voyageurs, mais aucun ne revint, et les pauvres demoiselles durent épouser contre leur âme de tristes bigots dont la richesse ne dépassait pas les coffres au trésor, et dont le pouvoir ne dépassait pas celui de commander à des soldats bêtes et disciplinés d’attaquer les royaumes et empires des autres tristes bigots.
Il fait rêver, ce héros, n’est-ce pas ? La légende ne raconte pas comment ni à quel prix il vint à bout du monstre. Elle ne raconte pas non plus comment il en était venu à le réveiller. Les historiens vous diraient qu’il s’agit là de détails futils, et que la vraie leçon réside dans le courage. Courage mon cul ! la voici la véritable histoire : Jadis vivait un immense razeg noir comme le charbon, au sommet d’une montagne dont le sommet effleurait les nuages. Le grand Razeg avait passé des milliers d’années à y dormir, sans embêter personne, bercé par les douces brises des hauteurs, jusqu’au jour où un importun le réveilla brutalement. C’était un eris banal, sans pouvoir, sans savoir, sans force. Son nom ? Il n’a aucune importance, son nom, mais si vous en souhaitez un, nous l’appellerons Truc.
Truc n’avait pas de grande ambition, il n’aspirait pas à être un héros. Il avait simplement décidé de quitter son petit village et de partir, de marcher droit devant, sans jamais s’arrêter. Il tomba un beau jour sur ladite montagne au sommet de laquelle se trouvait ledit dragon, paisiblement endormi, incapable du moindre mal. Plutôt que de la contourner, Truc choisit de l’escalader, pour tester ses compétences et connaître ses limites. S’il était dépourvu de compétences, il avait au contraire des limites dignes de celles des grands aventuriers. C’est ainsi qu’il atteignit très vite une hauteur vertigineuse, où les courants ascendants étaient forts. Truc devait s’accrocher et se plaquer de toutes ses forces contre la paroi pour y rester. Il ne lui suffit que d’un instant d’inattention, où il leva la tête pour voir un grand rapace le survoler, et il lâcha soudain prise et fut emporté par le vent furibond qui le propulsa haut dans les airs, et il finit par atteindre la couche nuageuse en un instant. Comme il n’était plus porté par le vent, il retomba aussitôt, contre le museau charbonneux du monstre énorme. Ce qui, évidemment, le réveilla. Le razeg n’était pas en colère, mais en levant la tête, il dévoila une brèche qui se trouvait dans la montagne, et qui rendit l’animal gigantesque complètement fou. A cette époque on appelait cet endroit la Montagne de la Folie. Inutile de vous raconter la suite, vous connaissez la raison pour laquelle la pauvre bête se mit à tout détruire sur son passage. Truc tomba au fond de la crevasse et pendant des années, il ne put en sortir. Ce n’est que par un heureux hasard – aidé d’un gros coup d’aile de la créature – qu’il en sortit, ne cherchez pas d’explication.
Fou à lier, lui aussi – il entreprit de descendre la montagne aussi vite que le vent et le destin le lui permettait, sans se briser le cou de préférence, et se mit à traverser le continent de Mabeah dans le sens inverse de celui qu’avait pris le grand Razeg noir. Et comme le monstre parcourait le monde plus rapidement que lui, ils se retrouvèrent bientôt, sans se reconnaître, sans même se voir tant ils étaient plongés dans l’aliénation la plus totale. C’est donc par le plus grand et le plus heureux des hasards qu’ils se percutèrent, et que leurs corps rongés par la folie s’évaporèrent.
Les légendes sont toujours des versions édulcorées des véritables histoires. Ici, on a cru qu’un monstre avait été envoyé par les Ténèbres pour faire peur aux gens, et qui avait été éradiqué par un héros envoyé par la Lumière, alors que la malchance avait seulement fait que deux êtres qui ne demandaient rien à personne soient maudits et disparaissent. La vérité ne plait pas aux princesses parce qu’elles n’ont alors aucune raison d’être tristes d’avoir épousé de tristes bigots. C’est pour cette raison qu’elles payent des troubadours pour chanter des légendes de héros.
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