Gégé
La neige s'annonce enfin, je rallume le feu éteint dans la nuit.
J'aime ces toutes premières neiges d'octobre qui apportent avec elles un très agréable sentiment de sécurité qui me réconforte presque autant que ma Remington automatique toujours à portée de main.
Dans ce repère d'altitude, j'ai largement de quoi tenir jusqu'au début du printemps, les coffres sont pleins à craquer et le bois ne manquera pas.
Mais, j'ai surtout de bons livres en réserve.
On oublie assez facilement la faim, le froid, et même la profonde solitude, avec un bon bouquin posé sur les genoux.
J'avoue bien volontiers qu'en apercevant par la fenêtre cette énorme tache brune, qui se mouvait péniblement dans la neige, j'ai tout d'abord cru à un ours.
Mais il n'y a pas d'ours par ici…
Quelques loups, solitaires la plupart du temps, traînent parfois dans le coin, mais je n'ai jamais vu un ours à ce jour. Et encore moins avec une valise à roulettes dans chaque main… !
Je me suis dit ensuite qu'il fallait tout de même être un peu con sur les bords, et particulièrement imprudent, pour se balader ainsi dans la forêt en cette saison, avec un tel manteau de fourrure sur le dos. Un accident est si vite arrivé. Mais, fort heureusement pour ce zigoto à poils, je pouvais me vanter d'avoir encore une assez bonne vue. Ce qui l'a sûrement sauvé de bien du tracas…
Je l'ai donc laissé s'approcher tranquillement, comme si de rien n'était. Puis, lorsqu'il est arrivé enfin devant la porte, j'ai encore attendu un peu…
— Hé ho... ! Y'a quelqu'un ici… ? Excusez-moi de vous déranger mais j'ai besoin d'aide… !
Et le choc ensuite… car je l'avais reconnu dans l'instant... cette voix… mon Gérard… mon Gégé à moi… ! Il était là, derrière ma porte… ! Nom d'un sapin de Noël avec toutes ses petites boules en verre ! J'pouvais pas le croire ! Mon jean Valjean, mon Christophe Colomb, mon Jean de Florette, mon Vatel, Mes Valseuses, mon Danton, mon Rodin, mon fort Saganne, mon Obélix, mon Maheu, mon colonel Chabert, mon Napoléon… Non... pas Napoléon… ! Et mon dernier Métro aussi... Bref… Le grand Gégé en personne était là, derrière ma porte !
Je pose vite fait ma carabine contre le mur, et j'ouvre.
— …Ah… y'a quelqu'un… alors j'suis sauvé… !
— …Pas sur… ! Faut pas trop vous fier à la moustache… J'suis pas la mère Théresa non plus !
— Alors ça tombe bien ! C'est surtout d'un mécano dont j'ai besoin… !
Il me tend franchement la main le Gégé, mais avec l'oeil du mec qui en rajoute un peu trop dans l'élan de spontanéité, très certainement pour ne pas vous montrer tout de suite qu'il a de graves emmerdes, et qu'il ne serait pas du tout impossible aussi qu'il vous en fasse profiter très rapidement…
— Entrez donc… On va toujours voir ce qu'on peut faire pour vous !
— Merci, c'est gentil de votre part…
Il se tape la Chapka sur les cuisses, et secoue énergiquement sa fourrure avant d'entrer. J'apprécie le geste, cela me gonfle vraiment de devoir passer la serpillère toutes les cinq minutes.
— Vous venez d'où comme ça… ?! D'en bas ?!
— Ben, non… ! D'en haut, plutôt !
— D'en haut… ?! Mais y'a rien du tout en haut !
— J'ai bien vu ça ! Et on se les pèle encore plus qu'ici !
Il est rouge comme un gratte-cul, mon Gégé. L'aime pas trop le froid, la star.
— Allez… débarrassez-vous donc de votre peau de bête, et venez vous asseoir près du poêle… On sera beaucoup mieux pour discuter !
Il enlève sa pelisse, et me la tend.
— Merde ! C'est drôlement lourdingue ce truc ! C'est du renard… ?!
— Non… du véritable loup de sibérie ! Un cadeau à Poutine !
— Ah… Il parait que c'est un con !
— J'confirme !
Je lui pousse l'un de mes jolis tabourets "design et construction maison" sous le cul, en me disant que j'avais bien fait de ne pas lésiner sur la taille des billots. L'a pas maigri, le Gégé… !
— Bon, alors... c'est quoi votre problème ? Un terrible crash d'avion là-haut dans la poudreuse… ?!
— Non… scooter des neiges ! J'ai perdu une chenillette en dérapant sur une saloperie de plaque de verglas ! Ça fait vraiment chier, hein… ?!
— Ouais… J'imagine ! Mais dites donc un peu… si ce n'est pas trop indiscret bien sûr…Qu'est-ce que vous alliez foutre là-haut… ?!
— Hein… ?… Rien ! Enfin si… un raccourci qu'on m'avait indiqué pour aller chez Veyrat… le resto !
— Chez Veyrat ? Putain… Plutôt chêrot comme cantine ! Et puis surtout, si j'peux me permettre une toute petite remarque… chez Veyrat, c'est carrément de l'autre coté de la vallée !
Il se frotte les pognes au-dessus du poêle pour se les réchauffer, tout en observant très attentivement la ribambelle de sociflards, et mon jambon à l'os, bien pendus au plafond. L'ogre est entré dans la place…
— Merde… ! On dirait bien que vous comptez passer tout l'hiver dans cette cabane ?!
— Ouais… C'est ce qui est prévu ! Et même le printemps qui viendra après aussi ! Bon… Je vous propose peut-être quelque chose à boire ? Alors, plutôt Bourgogne ou Pays de Loire ?! Tiens… Et si on s'ouvrait un Pouilly-fumé… Ça vous dirait un Pouilly-fumé… ?
— Quelle année… ?!
— Domaine de la Garenne, un 2016…
Il me regarde avec de grands yeux d'ahuri tout en se passant fiévreusement la langue sur les lèvres. J'ai comme l'impression que je ne suis pas prêt de la voir repartir de sitôt, ma vedette de cinoche…
— Et seul… ? J'veux dire, pas de gonzesse avec vous ?
— Non… pourquoi, j'te plait… ?!
— Arrêtes tes conneries !
Je débouche le pinard, et lui en verse un plein verre. Le Gégé fourre immédiatement son gros pif quasiment tout en entier dedans, pour bien renifler les vapeurs d'alcool. Une vraie truffe de concours agricole, l'animal !
— Ô putain de Madone ! C'est qu'il a pas l'air dégueu ton élixir camarade !
— Je le commande sur internet… A partir de trois caisses le port est gratos… Si ça t'intéresse, j'peux te refiler l'adresse…
— Et le sociflard… ?
Perd pas le nord, le Gégé ! J'en décroche un, et le coupe en rondelles fissa.
— Bon, alors… maintenant que j't'ai plus ou moins sauvé la vie, Gérard… qu'est-ce que tu trimballes dans ces deux grosses valoches que tu as planquées derrière mon tas de bois en arrivant… ?! Je parie que tu voulais passer en Suisse avec tout ton pognon… C'est bien ça, hein… ?!
Finalement, mon Gégé il a passé tout l'hiver avec moi. Le cul bien au chaud. On a du quand même recommander un peu de pinard début décembre. Et puis refaire le plein encore une fois vers fin janvier. Et puis rebelote en février…
Et il aime bien le caviar aussi, mon Gégé. Mais pour les boites d'oeufs d'esturgeon, là, c'est son copain le ruskoff du Kremlin qui s'est chargé lui-même de la livraison… Lui aussi il avait des courses à faire en Suisse, alors ça tombait plutôt bien.
Surtout que si tu regardes bien ; il n'y avait finalement qu'une petite montagne de rien du tout à franchir…
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