3. L'envolée des exilés
La Demoiselle de l'Aube pointa enfin le bout de son nez, mais aucun chant d'oiseau ne parvint à l'intérieur de la cabane nichée entre les bras des frênes amants.
Un nuage sombre, colonne de mauvais présage, s’était installé au-dessus du Cœur-du-Bois et couvait sa canopée. Appels et plaintes perturbaient le repos des grands anciens, arbres millénaires. Les vénérables du bois conservaient leur froide impassibilité à l’écoute de la détresse des petits êtres s’agitant entre leurs racines. Dès son lever, la Demoiselle de l’Aube avait été accueillie par ces cris vibrants, animés par l’effroi pesant dans les cœurs des elfes.
Cinq des leurs s’étaient évanouis durant la nuit. La tragédie avait frappé sous couvert de l’obscurité la plus épaisse, sans éveiller aucun des esprits dormants et aux dépends du troisième œil de la sorcière. Les cinq disparus s’étaient volatilisés sans laisser d’autre trace que des lits vides. Deux d’entre eux vivaient en couple. Leurs conjoints s’étaient réveillés en sursaut, pétris de froid, pour se découvrir seuls sous les draps.
Unique indice : le froid mortel enveloppant les huttes des victimes. Un froid qu’aucun feu ne parvenait à chasser. Un froid qui vous gelait malgré les couches de fourrures, jusqu’à vos cœurs et vos pensées.
Il avait fallu moins d’une seconde à Nellis pour deviner le visage derrière le mystère. Elle s’était cependant gardée d’en faire part aux elfes ; lesquels ne manqueraient pas de faire le lien entre l’apparition d’une nouvelle sorcière et celle qu’ils connaissaient.
─ Crois-tu qu’il y ait un espoir ? l’interpela Jilam.
Le couple participait à la battue générale. La Demoiselle de l’Aube, encore ternie par le sommeil, affichait un teint pâlot sous son voile de nuées macabres.
À la question de Jilam, la sorcière répondit par le même mutisme dans lequel elle s’enfermait depuis le matin et les premiers cris.
Son époux, loin d’être dupe après toutes ces années partagées et tous les silences échangés, devinait l’inquiétude qui la rongeait. Une angoisse similaire lui nouait le ventre. Son souhait de retrouver les disparus se heurtait à l’appréhension. Sa gorge lui infligeait un mal de chien. Parfois, il pouvait sentir les doigts noirs l’étrangler, les longues griffes lui râcler la peau. L’aura de froid mortel qui enveloppait son bourreau s’insinuait en lui sous la forme d’un essaim de fourmis monstrueuses grignotant ses muscles et ses os.
Il ne doutait cependant pas d’être en sécurité auprès de Nellis. Nul ne lui ferait de mal avec la sorcière dans les parages. La nervosité de son épouse lui collait néanmoins un profond malaise. Une sorcière nerveuse. En voilà une idée saugrenue !
Et pourtant. Elle ne l’avouerait jamais. Déjà, elle regrettait d’en avoir trop dit la nuit dernière. C’était comme si ma langue bougeait toute seule. On aurait dit une vague qui avait attendu tout ce temps pour se libérer. Stupide, stupide, j’ai été ! Elle avait eu le malheur de sous-entendre qu’elle craignait sa rivale. Une peur qu’en son âme et conscience elle n’estimait pas superflue. Elle se devait l’avouer, en dépit de la blessure infligée à sa fierté : la puissance de son ennemie surpassait la sienne. Elle pouvait la repousser. Quant à vaincre ? Certainement pas.
Un mouvement parmi les taillis attira leur attention. Jilam se figea tandis que Nellis dégainait ses griffes.
─ Pas d’inquiétude. Ce n’est que moi.
Du bosquet de mûriers émergea une silhouette familière. Il s’agissait de Silène, l’assistante de Dayl, le chaman du village, dont le nom se trouvait sur la liste des envolés.
─ Je peux me joindre à vous ? demanda-t-elle d’une voix frêle qui trahissait une extrême angoisse.
─ Reste près de nous, lui ordonna la sorcière. Le bois n’est plus sûr.
L’a-t-il jamais été ? songea Jilam à part lui.
Après cet intermède, le couple reprit les recherches en compagnie de leur nouvelle acolyte. Du haut de ses trois cents ans et des broutilles, Silène était considérée comme une jeune elfe en passe d’entrer dans le monde adulte. C’était une âme tendre et discrète, peu bavarde en dehors des cérémonies et des rites, qu’elle officiait le plus souvent pendant que le chaman en titre cuvait sa liqueur dans le sanctuaire du tertre sacré. En dépit de sa jeunesse – toute relative du point de vue de Jilam – elle faisait la fierté de sa communauté. Les elfes du Cœur-du-Bois avaient tendance à venir à sa rencontre quand ils avaient des soucis à régler ou besoin de conseils, plutôt que vers Dayl ou la Gardienne. L’ancienne, loin de prendre ombrage de cette « gamine » populaire, l’appelait « fille favorite du bois » et semblait la préparer à sa succession ; qui viendrait tôt ou tard, dans une décennie ou un millénaire, mais bien un jour. Plus tôt que tard souhaitait secrètement Nellis, qui appréciait Silène d’autant que son affection se heurtait à sa haine viscérale de l’ancienne. Silène était l’une des rares au village des elfes à traiter le couple avec égard et le respect octroyé à n’importe quel congénère.
Le visage de l’elfe suintait d’effroi débordant. Une serpe semblait l’avoir tailladée. En dépit du mépris qu’inspirait Dayl autour de lui, Silène aimait profondément le chaman qui avait fait d’elle une novice quand elle était encore aux prémices de l’enfance. Cela faisait maintenant près de trois siècles qu’elle le secondait et était toujours la première à lui trouver des excuses quand il oubliait les paroles rituelles et à les lui souffler à l’oreille.
Le trio avançait depuis moins d’une heure, explorant chaque terrier, chaque pierre, chaque racine en quête d’un quelconque indice, et venait d’atteindre l’orée du Cœur-du-Bois. L’endroit fourmillait d’autels aux esprits dont l’énergie nourrissait la barrière protectrice qui gardait le village des elfes de presque tous les dangers. Jilam repensa à la nuit où l’esprit de la nouvelle lune l’avait enlevé. Le souvenir réveilla au passage la sensation des doigts assassins autour de sa gorge.
À l’ombre d’une aulnaie se trouvait la souche d’un vieil aulne dont l’écorce pourrie, depuis longtemps dévorée par les vers et les champignons, avait servi à la croissance de ses petits-enfants. Les jeunes aulnes entretenaient la mémoire de leur vénérable ancêtre à l’intérieur de leurs racines centenaires.
Un esprit avait par la suite fait son nid dans l’imposante carcasse calcifiée. Mais de cet esprit, Nellis ne discerna aucune trace. L’esprit s’en était allé, abandonnant son autel et ses offrandes. Une chose sans pareille l’avait effrayé au point de le renvoyer dans son monde. L’autel portait les marques de la souillure.
Les visages se décomposèrent à la vue du tableau fraîchement peint qui s’étalait sous leurs yeux révulsés par l’horreur.
Du sang. En abondance. Il recouvrait l’écorce grisâtre de la souche du vieil aulne et noyait ses racines momifiées. Le cratère rempli de feuilles caduques s’était transformé en étang aux eaux rouges placides. A soon bord gisaient cinq cadavres étendus en cercle, leurs corps blancs reposant sur l’humus noirci de leur sang mélangé à la terre. Les cinq silhouettes embrassées par le froid mortel dessinaient cinq sources, chacune d’entre elles abreuvant l’étang nauséabond autour duquel vrombissait un essaim de mouches, éveillées de leur torpeur automnale par les relents infernaux de décomposition.
Silène s’effondra, un cri avalé lui broyant la gorge. Jilam l’enlaça et la serra pour faire sortir le râle avant qu’elle ne s’étouffe. Le hurlement de l’elfe déchira le vent glacial. La sorcière, seule, s’approcha du lit de l’étang malfaisant au centre duquel trônait la souche profanée du vieil aulne au souvenir à jamais meurtri. Impassible, elle inspecta chacun des cadavres un à un, celui de Dayl en dernier. Le chaman semblait dormir d’un sommeil aviné. L’illusion aurait été parfaite sans les deux points rouges au niveau de sa jugulaire ressortant de la chair blafarde, à demi translucide. Les quatre autres portaient la même marque. La marque du baiser de la mort.
Le message était on ne peut plus clair. Aussi clair que les reflets à la surface du sang que l’enzyme de vampire dérobait à la solidification.
Voici ce qu’il en coûte de s’interposer entre l’avarice et l’objet de son désir.
Un émoi général, véritable chaos insondable, s’était emparé de la communauté des elfes. Quatre cents cœurs enflammés par un déluge de sentiments contraires où peur et incompréhension prévalaient. Pourquoi ? Qui ? Le deuil enrobait chaque parcelle d’air. L’atmosphère renfermée du Cœur-du-Bois, gorgée de spores, crachait des étincelles. Les velléités se confrontaient et se confondaient en un tourbillon assourdissant dont le siphon s’était ancré devant la demeure de la Gardienne, au pied du grand chêne, aîné du Premier Né.
Nellis et Jilam se trouvaient en compagnie de la vénérable ancienne qui semblait assoupie mais qui, la sorcière le sentait, les découpait tous deux de ses yeux plurimillénaires dissimulés sous les replis de peau flasque. Silène avait été raccompagnée chez elle, tétanisée par le choc, et la guérisseuse du village veillait sur son état après lui avoir fait avaler un broc entier de concoction de morpheus.
La grande ancêtre se décida enfin à briser le silence qu’elle avait soigneusement entretenue afin de nourrir encore la tension désormais étouffante.
─ Je ne peux m’empêcher de m’interroger. Le jour même où une tragédie sans précédent s’abat sur notre communauté, de trouver notre humain dans cet état. Dis-moi, Jilam, d’où viennent les marques sur ton cou ?
Le jeune homme ne put s’empêcher de caresser sa gorge irritée, réveillant la douleur sommeillant. L’ancienne resta de marbre devant sa grimace dolente.
─ Laisse-le en paix, trancha sévèrement Nellis. Il n’a rien à voir là-dedans.
─ De quoi parle-t-on, au juste, sorcière ? J’aimerais connaître la raison qui a conduit au meurtre de cinq des nôtres ainsi qu’à la profanation d’un autel aux esprits. Quel mal est parvenu à briser la barrière et à pénétrer jusqu’au cœur du bois ancestral. Peu nombreux sont les pouvoirs en ce monde à en être capable. Il ne peut s’agir que d’un esprit puissant, ou bien…
Ses paupières ridées s’ouvrirent sur deux pupilles aux iris verts glaçants. Les deux elfes, sorcière et vénérable ancienne, se livraient à une lutte de regards sans merci devant un Jilam impuissant qui aurait préféré de loin affronter la colère des elfes grondant au dehors que suivre le déroulé de la confrontation.
─ Quelqu’un a attaqué ton mari et l’a laissé en vie, puis a enlevé cinq des miens avant de boire leur sang et de les abandonner en festin aux charognards. Même le plus cruel des prédateurs montre un tant soit peu de respect pour sa proie. Il ne fait nul doute que l’auteur de cette ignominie a désiré laisser un message.
Nellis se renfrogna, maudissant l’intelligence de la vieille momie. L’étau se refermait autour d’elle et son impuissance à le repousser l’enrageait au plus haut point.
─ Le meurtrier aurait pu directement frapper au cœur mais a choisi de s’en prendre d’abord à Jilam. Inutile d’être loup de fumée pour résoudre l’énigme. Notre humain ici présent était une cible. Mes congénères : de malheureux sacrifices choisis au hasard afin de porter un message. Un message a toujours un destinataire, et ce destinataire doit être en mesure d’en saisir le sens au risque de rendre le message caduc. Je ne comprends pas pourquoi cinq elfes innocents sont morts, essorés comme de vulgaires chiffons, ni pourquoi notre demeure a été profanée. Je ne peux donc être la destinataire. Les cibles potentielles ne sont pas des mille et des cents. Je n’en vois qu’une en vérité.
Sur ces mots, les doigts osseux lâchèrent la corde de l’arc invisible et la pointe acérée de la griffe noire frappa au cœur de la cible. Nellis vacilla légèrement, une réaction que ne manqua pas de noter l’œil ancien. Les mâchoires s’étaient refermées sur elle, scellant son destin, mais aussi celui de Jilam.
─ Tu oses m’accuser des horreurs perpétrées sur ton seuil, clama la sorcière, consciente néanmoins de la vanité de ses propos, vanité renforcée par les trémolos, infimes mais palpables, dénaturant l’éclat de sa voix. Je ne suis pas le monstre que tu décris.
─ Non, tu ne l’es pas, parla sans émotion l’ancienne, insensible au courroux vibrant devant elle. Mais tu connais ce monstre. Ou du moins, lui te connait. C’est la raison pour laquelle il s’en est d’abord pris à tes possessions. Tu es la destinataire du message. Et les miens ont payé le prix de ta surdité.
Nellis ne broncha pas, sa colère retenue par une force dont elle ignorait la nature. Elle avait été profondément bouleversée par la vue du charnier, plus encore que lorsque le masque de Nazukahi était tombé, à l’époque. La culpabilité. Voilà le mot que son esprit cherchait. Ce mot qu’elle méprisait par-dessus tout et qu’elle craignait davantage que tout autre.
La vieille momie avait raison, et elle détestait cela. Ces morts auraient pu être évitées. Amère vérité. Elle tenait entre ses mains gourdes le pouvoir de changer l’avenir, dorénavant un passé irrémédiable. Nazukahi ne s’arrêterait pas. S’il était une chose qui pouvait égaler son avarice sans limite, c’était sa patience. Elle ne reculerait devant rien, ni le temps ni quiconque, pour récupérer son bien.
Il est hors de question que je lui rende. Cela causerait encore plus de mal qui n’ait été fait ou qui le sera.
Elle se tourna vers Jilam, fixa le collier mauve à son cou.
Je laisserai le bois brûler tant qu’il vit.
Rien n’avait changé pour elle. Cette pensée la réconforta quelque peu et lui insuffla un regain de volonté.
─ Je ne vais pas m’excuser d’un crime qui n’est pas mien. Un monstre est venu et a frappé. La réponse est aussi simple que ça. Mais toi, tu choisis de changer la vérité en mensonge pour servir tes propres desseins, quitte à souiller la mémoire des tiens qui sont morts. Depuis tout ce temps, tu n’as pas changé. Tu rêves toujours de me voir partir.
La Gardienne esquissa un sourire qu’elle retint de justesse.
─ Les évènements récents me donnent raison. Tu es un danger ambulant. Tôt ou tard, cette tragédie ou une autre similaire devait se produire.
Jilam, craignant la suite des évènements, émergea de son coin d’ombre pour intervenir.
─ Je rappellerai que Nellis a sauvé le bois. Sans elle, sans son sacrifice, le néant aurait tout dévoré.
─ Tu oublies, jeune sot, le rôle qu’elle et toi avez joué dans l’éveil des panthères d’érèbe. Ton épouse a sauvé sa peau autant que celle des âmes du bois et ce faisant a réparé vos erreurs. Depuis son arrivée, le malheur n’a cessé de frapper le bois. Jusqu’ici, la Fée Chance nous avait gardés. Sa protection a dorénavant expiré. Ose dire aux proches des défunts qui attendent dehors une raison qui explique leur deuil que leurs proches ont été frappé par la seule malchance d’avoir croisé la route d’un monstre itinérant qui passait par là sans raison précise autre que sa soif de sang. Sache, jeune homme, toi qui es si malin, que les vampires ne fréquentent pas le bois. Sa nature les rebute. Leur sang bouillonne et explose dans leurs veines dès qu’ils entrent en contact avec son environnement, riche de mémoires infinies dont la lignée remonte à la mort du Premier Né. Car eux ne sont que des mutants, frappés par la malédiction de l’oubli. Le monstre qui est venu et qui attend en ce moment même, tapi derrière les ronces, jusqu’à l’instant où il sortira pour commettre un nouveau massacre, ne peut en aucun cas être un simple vampire. Cette créature, à elle seule, a été capable de duper ensemble les dieux qui veillent sur le bois depuis sa création, les esprits gardiens de son Cœur et la vigilance d’une sorcière. Mais que possède donc cette sorcière qui intéresse tant le monstre, hum ? Qu’est-ce qui est capable de faire vaciller la confiance de cette sorcière au point de la faire trembler de peur comme une petite fille captive du noir.
À ces mots, les flammes molles de l’âtre s’élevèrent sous la forme de dragons de feu dont les ailes venaient lécher le plafond de racines.
─ ASSEZ !!! Tu n’es qu’une mégère desséchée ! Avale ta langue de harpie ou je te la coupe et donne tes yeux à manger aux corbeaux !
La Gardienne se tut. Non par peur ou respect mais parce qu’elle avait terminé de parler. Tout avait été dit, à travers les mots comme le silence. Tout avait été dit. Il ne restait plus qu’une chose à faire.
À l’extérieur, la foule attendait au pied du grand chêne, agglutinée entre ses énormes racines noueuses, véhémence contenue suite à l’ouverture de la porte en vigne écarlate, impatiente d’entendre le verdict de la vénérable ancienne. Quatre cents cœurs battant à tout rompre, vacarme grondant semblant provenir des entrailles agitées de la terre.
La sorcière et son époux émergèrent du ventre du grand chêne les premiers, suivis par la Gardienne, petite masse fripée, ratatinée entre les deux silhouettes resplendissantes de jeunesse, et pourtant, les regards ne fixaient qu’elle. La badine attachée à son rang donnait l’impression de trembler entre ses doigts parcheminés. Un énorme bourgeon décorait le pommeau, vestige du Premier Né, recueilli par les dieux puis confié aux gardiens du bois.
Un long silence s’abattit à l’ombre des grands anciens vénérés.
Quatre cents cœurs guidés par le souffle las de la vieillesse, suspendus aux lèvres blanches décharnées par dix mille ans de discours.
─ En mon âme et conscience, en accord avec mes deux cœurs et la sagesse des anciens, les seigneurs d’antan et d’aujourd’hui, dans leur infinie justice, m’ont accordé le pouvoir de choisir.
Tu te l’es accordé toi-même, vieille pie sournoise, l’invectiva la sorcière entre ses lèvres mordillées.
─ Par ma voix s’expriment les lois éternelles de jadis ! s’exclama l’ancienne d’une petite voix étonnamment portante, pareille aux murmures du vent que même les oreilles sourdes peuvent entendre. Écoutez attentivement ! exigea-t-elle, bâton dressé au ciel ployant sous sa colonne orageuse. La sorcière, Nellis, et son époux mortel, Jilam, sont condamnés à quitter notre communauté avant le déclin de la Dame du Couchant !
La cohue s’agita. Progressivement, des voix distinctes émergèrent du chaos chuchotant, chacune plus hostile que la précédente. Les elfes en avaient assez de la sorcière et désiraient ardemment qu’elle s’en aille. Un court instant, ils l’avaient vu comme une seconde gardienne, capable de les défendre contre les dangers qui arpentent le monde ténébreux. Mais elle ne les avait pas protégés du mal sombre qui avait frappé. La peur qu’insufflait la sorcière s’était éteinte sous l’action du deuil et de la douleur.
À quoi sert-il de craindre la mort quand celle-ci dort déjà dans votre lit ?
Vociférations ponctuées d’insultes. La magie de la foule. Dénicher son courage parmi les pleutres. Sur ce point, immortels et mortels ne sont pas différents.
Jilam aurait aimé les étrangler tous un par un. Il se revoyait petit garçon, à s’imaginer faire ravaler à ses frères et sœurs leurs moqueries, à son père son mépris, à sa mère son dédain. La sorcière se fichait bien de l’hostilité dont elle était la source. Le mépris, elle l’avait toujours côtoyé partout où elle se rendait et toujours le dédain y répondait.
Sa haine tout entière allait à l’encontre de la Gardienne. À ce rusé rapace aux airs de souris. Elle avait soigneusement manœuvré son coup. Joli, elle devait l’avouer. Se servir du massacre des siens comme arme pour assouvir ses désirs longtemps mis en défaut. Nazukahi serait fière. Ces deux-là, à y penser, faisaient une belle paire.
Où que tu ailles sorcière, emporte avec toi le mal qui t’habite.
Les mots, formulés en pensée, s’étaient ancrés dans l’esprit de Nellis comme de l’encre indélébile. La Gardienne ne s’était pas retournée une seule seconde, mais la sorcière savait que cette pensée venait d’elle. Elle reconnaissait la haine sauvage qui enrobait ces adieux.
La foule se compactait sous l’effet de la marée enragée. La sorcière balaya d’un œil morne le tableau de visages écumants, enlaidis par la colère, y voyant une meute de gobelins, assez braves pour se repaître d’une proie blessée. Aucun de ces animaux ne saurait lui faire du mal. En revanche, ils pouvaient blesser Jilam.
Nellis saisit son mari par la main. Ce dernier vit les doigts autour de son poignet se changer en serres. Une énorme chouette blanche s’envola depuis le giron du grand chêne. Ses vastes ailes tachetées de noir, d’un seul battement, soufflèrent le vacarme virulent.
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