4. À la vie, à l’amor
La chouette se percha sur une branche noueuse de frêne. De retour dans la cabane de Niu, le couple se mura derrière un rempart de pensées tempétueuses. Une fine pluie se déversait sur le bois, se changeant en vapeur au contact des braises de l’âtre s’échappant par le petit ventail ouvert au plafond.
─ Ils n’ont pas le droit de te chasser comme ça. C’est injuste. Après tout ce que tu as fait pour eux.
─ Tu es pourtant bien placé pour connaître la cruauté des autres, rétorqua la sorcière d’un ton amer.
Un discret bruissement indiqua le retour de Mú. Le furet-léopard, la fourrure trempée, s’en alla se sécher sur le pantalon de Nellis tandis que Mousse-qui-pique venait se nicher entre les cuisses de Jilam.
À l’ombre des frênes amants, seul le vent se faisait entendre, sifflant par intermittence d’un air moqueur.
─ Que vas-tu faire ? finit par demander Jilam à son épouse.
Nellis lâcha un long soupir.
─ J’en ai ma claque de ce bois, pas toi ? Je crois qu’il est temps de suivre la trace de Niu et Ëjj.
Le jeune homme hésita. Comme à son habitude, il se réfugia avec ses doutes dans les papouilles au lapin-mousse, ravi de cette attention.
─ Tu sais, commença-t-il, cherchant ses mots. Ç’a été dur, mais je me sens chez moi ici. Et puis, on ne peut pas abandonner les affaires de Niu. Elle nous les a confiées. Cette cabane, c’est notre foyer.
─ Un foyer peut changer, Jilam. Toi et moi le savons.
─ Tu ne t’es pas installée ici par hasard. Il y avait une raison. Tu en avais marre de vadrouiller sans jamais t’ancrer nulle part. Tu rêvais d’un endroit où tu pourrais te réveiller chaque matin et contempler la même aube.
─ Ici ou ailleurs, j’aurai toujours ton visage à contempler au réveil.
Jilam sentit le feu s’agiter dans ses joues.
─ Nellis, je... Je ne veux pas partir.
La sorcière lui adressa un sourire tendre armé de chagrin.
─ On ne veut plus de nous ici, mon amour.
─ Rien ne nous oblige à tout quitter. Nous pouvons aller ailleurs. Il y a les Rats Chevelus. Reyn cherche toujours de nouvelles recrues. Et une sorcière dans ses rangs, elle fera la fière. Bon, je sais que tu ne l’aimes pas. On peut aussi aller voir Quo. Il sera ravi de nous loger. On sera avec Luc et ses parents. Bon, peut-être qu’on sera un peu à l’étroit. Mais on peut toujours aller voir le Clan de la Chouette. Cornevalë est loin, mais l’endroit est isolé de tout. Personne ne viendra nous déranger.
─ Et ce serait l’occasion de revoir la charmante Braywom, le coupa Nellis, le sourcil narquois.
Avec sa réflexion, la sorcière transforma la tête de Jilam en énorme groseille.
─ Je dis seulement que d’autres choix s’offrent à nous, se reprit-il. Pourquoi ne pas y réfléchir ?
─ Nous avons jusqu’à la tombée de la nuit, je te rappelle.
─ Nous pouvons trouver un abri provisoire en attendant de prendre une décision. Tu es une sorcière. Ce n’est pas comme si nous quittions tout sans rien.
─ Merci de me le rappeler, je l’avais oublié.
Jilam ignora la raillerie et inspecta la cabane encombrée de bric-à-brac.
─ L’autre question est : qu’allons-nous faire de tout ça ?
─ Oh, je ne doute pas que les autres cafards dehors s’assureront que rien ne moisisse. La tradition veut que les proscrits emportent avec eux ce qu’ils peuvent transporter. Le reste revient à la communauté.
Jilam esquissa un sourire.
─ Ah, la loi. Joli synonyme pour larcin.
Nellis pouffa tandis que le jeune homme s’armait d’un profond sérieux.
─ Il y a un autre problème qui traine, dit-il. – Ses doigts passèrent machinalement sur sa gorge. – Nazukahi court toujours et je doute qu’elle s’arrête en si bon chemin. Est-ce que notre exil arrêtera les tueries ?
─ Je ne sais pas, avoua la sorcière. Une chose est certaine : où que nous allons, elle nous suivra.
Jilam se sentait honteux de sa propre bêtise. Comment avait-il pu songer une seule seconde qu’ils se réfugient chez leurs amis ?
─ Nous ne pouvons aller nulle part ni voir personne sans qu’ils ne subissent le même sort que Dayl et les autres.
Sa voix enrouée vibrait d’un profond désespoir, et seule la présence de Nellis le retenait de se rouler en boule sous le lit.
─ C’est pour ça que le mieux que nous avons à faire c’est de partir. Alors nous…
La sorcière s’interrompit, les pointes des oreilles tendues.
─ Qui va là ?
─ Ce n’est que moi, émit une voix fluette derrière le battant de lierre.
Le couple reconnut Silène. Ils s’empressèrent de l’inviter près de leur feu.
─ Que fais-tu là, Silène ? s’alarma Jilam. Ce n’est pas prudent dans ton état. Sans compter que la... la chose qui a tué Dayl rôde toujours.
L’elfe offrait un tableau misérable, la figure tailladée de rides et blafarde, une démarche de somnambule. Elle s’accroupit au plus près du foyer crépitant et, malgré cela, continua de trembler de tous ses membres, même après que Jilam ait déposé sur ses épaules une couverture.
─ Pardon, je ne voulais pas… Je... Je...
Les mots trépassèrent dans sa bouche. Les elfes ne pleuraient jamais. Contre la douleur ou face à la mort, jamais ils ne versaient la moindre larme. L’univers leur avait fait don de l’immortalité à défaut de glandes lacrymales.
─ Ce n’est rien, Jilam, les rassura-t-elle enfin. Tu as raison. Je suis sotte. Mais je devais vous parler. À toi surtout, Nellis. Avant que vous partiez. J’ai tout appris par Némuré. Je respecte la Gardienne autant que j’aimais Dayl. Mais je crois que sa sentence est une erreur. Vous n’y êtes pour rien dans les agissements de ce monstre.
Une bouffée de chaleur anima le cœur de Nellis, avant que la colère ne prenne le pas.
─ Tu as raison, lâcha-t-elle d’un ton dur. La vieille momie a trouvé le parfait prétexte pour se débarrasser de moi. Elle se fiche pas mal de vos morts. Je mettrai ma main au feu qu’en ce moment elle jubile dans son trou.
─ Tu te trompes, s’offusqua Silène. Elle n’est pas aussi cruelle que tu la décris. Ton inimitié envers elle t’aveugle.
Inimitié ? s’étonna Nellis.
─ C’est moi qui suis aveugle !? Bon sang de troll, laisse-moi rire ! Ouvre les yeux, fillette ! Ta vénérable Gardienne règne sur ces bois d’une main de fer depuis bientôt mille ans. On ne reste pas aussi longtemps sur un siège aussi bancal sans être une ordure de la pire espèce.
La rage qui couvait en elle venait d’exploser sur une volée de braises. Silène ravala l’outrage. Comme tous ses congénères, elle craignait la sorcière. Elle réfléchit un instant, puis, d’un ton serein, récita :
─ On ne peut changer le cours de la rivière, pas plus que celui du destin.
─ C’est la pire gnomerie qui n’ait jamais été dite. N’importe qui peut changer le cours d’un courant pourvu qu’il dispose des bons outils et des connaissances adéquates. C’est la même avec le destin. Je suis une sorcière. Le destin, il me mange dans la main.
─ Laisse-la tranquille, s’interposa Jilam, qui commençait à saturer des caprices de son épouse. Elle n’est pas en état de subir tes leçons de vie à deux sous.
Silène redressa ses épaules voûtées et inspira une bouffée de courage, insufflant une braise à sa détermination.
─ Merci, Jilam, mais je n’ai pas besoin qu’on prenne ma défense. Je suis venue ici pour une raison précise. Je veux connaître vos projets.
La sorcière, sourcils froncés, détailla attentivement l’elfe aux yeux farouches, ses sombres cheveux filandreux cascadant autour d’un nez aquilin, songeant qu’ils étaient rares ceux qui ne détournaient pas le regard au contact du sien.
─ Tu te moques bien de ce que je compte faire, déclara-t-elle après atermoiement. La vérité, c’est que tu comptes sur moi pour faire quelque chose.
Silène lui décocha un mince rictus.
─ Perspicace comme toujours. Tu as raison. J’ai besoin de toi. Aide-moi à trouver le monstre qui a tué Dayl.
─ Qui te dit que j’ai l’intention de le pourchasser ?
─ M’est avis que c’est plutôt lui qui te pourchasse.
Le sourcil gauche de la sorcière se hérissa d’un cran supplémentaire.
─ Je ne suis pas la seule à être perspicace, il semblerait.
─ J’ai appris à décrypter les expressions mieux que quiconque. Lors des cérémonies, les masques tombent et les visages montrent leur réelle apparence, sans fioritures.
─ Tu seras décidément une chamane cent fois plus digne que Dayl.
La colère se peignit soudain sur la figure pâle de l’elfe.
─ Dayl était un elfe bon et un grand chaman. Il l’aurait été, sans l’infortune qui le frappait.
─ Épargne-moi le couplet des lamentations. Sa seule infortune était son goût trop prononcé pour la liqueur de fruit.
─ Nellis ! s’emporta Jilam.
Mousse-qui-pique sursauta et, d’un bond, se glissa sous le lit. Silène, plutôt que de se vexer, retrouva un calme relatif.
─ C’est vraiment triste, souffla-t-elle. Les gens ne voient que le masque et ne cherchent pas à deviner le visage qui se cache en dessous. Dayl a été victime de ce triste fait toute sa vie. Non. Laisse-moi finir. Dans sa jeunesse, il était promis à devenir un grand chaman. Son lien avec le monde des esprits était puissant. Trop puissant. Une bande d’esprits malins a commencé à le tourmenter. Les cauchemars ne s’arrêtaient plus. Même de ses yeux éveillés, il voyait des choses qui le terrifiaient. Le Dayl que tu connaissais était tout ce qui restait du Dayl d’autrefois. Un pâle fantôme. Cela ne l’a pas empêché de m’enseigner la Voie du Chaman. Ni de m’aimer comme sa fille. C’était une âme tendre qui a toujours été mal comprise.
Elle marqua une pause, visiblement touchée par son propre discours
─ J’ai honte... mais une part de moi se réjouit. Je me réjouis qu’il ait enfin trouvé le repos sans rêves qu’il appelait de ses vœux.
L’aveu émut profondément Jilam. Ainsi que Nellis, mais elle se garda de le montrer, se contentant d’un simple soupir empreint de lassitude.
─ Je comprends ton désir de vengeance. – S’il arrivait la même chose à Jilam… songea-t-elle à part elle. – Mais ce à quoi tu veux t’attaquer dépasse ton entendement. L’affronter n’aura pour seule conséquence que de t’amener auprès de l’esprit de Dayl.
─ C’est justement pour ça que je me tiens ici devant toi. Dois-je t’implorer à genoux ? Ou bien t’offrir l’un de mes cœurs pour remplacer celui que tu as perdu ? Pour que tu daignes accepter de m’aider. Je suis prête à tout pour que justice soit faite.
─ Il n’est de justice en ce monde que ceux qui possèdent la puissance absolue, conta la sorcière.
Silène se débarrassa de la couverture et, les poings serrés, s’entêta à convaincre l’esprit têtu.
─ Les miens ne reposeront en paix que quand le meurtrier aura payé son crime. Il n’existe aucune alternative. Notre communauté ne retrouvera la paix que lorsque la souillure qui nous ronge aura été écartée. Et il n’y a que toi qui puisse y parvenir.
Nellis maudissait sa fierté. Cette maudite fierté qui l’empêchait de clore cette conversation. Simplement en lui disant la vérité. Qu’elle n’était pas de taille à défaire leur ennemie.
Dire que, d’une simple volonté, elle saurait raser le bois, quand le guérir avait nécessité tant d’efforts qu’elle avait manqué y laisser la vie. Cette fois-ci, force était de se l’avouer à elle-même, elle n’était pas de taille. Encore moins avec un seul cœur en réserve. Seul Jilam soupçonnait les sentiments qui la rongeaient. Ils n’en avaient jamais parlé. Depuis ce jour, son pouvoir avait diminué. Qu’arriverait-il alors si cela venait à se savoir ?
Et elle. À quoi servait-elle donc ? Jilam avait failli mourir. Cinq innocents avaient péri. Le tout devant sa porte. Et elle n’avait rien fait, s’était contentée d’arracher son époux aux bras de la mort. Des bras qui n’auraient jamais dû être en mesure de le saisir en premier lieu.
Forte, on la haïssait. Faible, on la méprisait. Sa vie se résumait à ses capacités. L’univers et ses desseins ne tenaient aucun compte de son amour-propre. Logique, donc, que cet amour soit si grand.
Une main chaude se glissa dans la sienne gelée sous les flagellations des pensées tourmentées. Un baiser ranima ses joues, éteintes malgré le feu. Une respiration, tendre, pure, qui se mua en mots lorsqu’elle glissa dans son oreille. Des mots qui n’avaient pas eu besoin d’être prononcés. Ces mots sans syllabes dissipèrent la nuée, éclaircirent les ténèbres, turent l’orage qui grondait dans le vide de son cœur. L’éclat d’un regard dont le sens se révélait plus profond que n’importe quelle prophétie.
La tempête avait laissé place à un miroir cristallin, reflétant une volonté nouvelle, fanion pourpre étincelant entre deux mers, deux ciels, deux montagnes, capable de chevaucher le vent et de traverser la barrière des mondes.
─ Silène…
L’elfe lâcha son attention des flammes volages, pupilles noires durcies par les braises, illuminées par la silhouette dressée devant elles. La déesse embrassait du regard le monde à ses pieds, insensible au froid, à la chaleur, au vent ou à la pluie vibrant tels les tambours de la guerre au contact de l’écorce. Ses longs cheveux d’argent nimbés de crépuscule flottaient à la lisière du bois mort et du bois vivant, annonçant à tous que l’instant était venu, l’heure des choix achevée par le coucher de la Dame à la Robe Rouge.
Alors lui revint en mémoire un vieux poème récité jadis par une rencontre éphémère :
Des entrailles de la terre s’éveilleront les géants.
Leurs bras vengeurs arracheront les couronnes des montagnes.
Et sous les regards des puissances combinées du ciel et des tréfonds,
Vie et mort tomberont à l’orée d’une destinée sans fin.
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