5. À la cueillette aux sangsues

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Jilam s’éveilla. Quelque chose lui chatouillait méchamment le nez.

─ C'est une habitude des humains de dormir aussi longtemps ? Si ma vie était courte comme la vôtre, je ne la passerais pas au lit.

─ La ferme Reyn, grogna le dormeur, et il arracha la brindille des mains de sa tortionnaire.

L'elfe au teint vert et à la flamboyante chevelure rousse répondit par une moue déçue.

─ Je me demande bien ce que notre sorcière peut te trouver.

─ Rien du tout. Fiche-moi la paix !

Une bourrade du pied dans les côtes coupa net ses grommellements.

─ Je peux savoir à quoi tu joues ?!! enragea le jeune homme en se redressant brutalement sur sa couche de mousse sèche.

Reyn s'était déjà détournée et faisait mine de s'en aller, sa masse de boucles roussies étincelant tel un feu follet dans l’obscurité de la caverne. Quand les ténèbres l’eurent avalée, Mousse-qui-pique et son pelage brun d'automne émergèrent de la pelisse de Jilam dont le regard accrocha les deux petites billes d'obsidienne fixées de part et d’autre du museau. Le lapereau était devenu un jeune lapin, plein de vigueur mais toujours aussi craintif.

─ Tu ignores la chance que tu as, petit père. Ah, si seulement moi aussi j'avais des épines, soupira-t-il.

Les grottes regorgeaient de Rats Chevelus à ne plus savoir où les loger. Il ne se trouvait pas une cavité qui ne soit occupée par l’un de ces lambris du bois. La petite clique de Reyn la Rouge avait considérablement grossi depuis la crise des panthères d'érèbe. D'une centaine de rongeurs, le clan en comptait désormais le double. Le rôle de la reine des rats et de ses acolytes dans le sauvetage du bois s'était égayé d'oreilles pointues en oreilles pointues, attirant une foule d'esprits avides de liberté, excédés par les devoirs imposés par leur clan, ou encore des solitaires torturés par leur condition.

Parmi la cohue encore à demi plongée dans les souvenirs du rêve se distinguait une longue chevelure de soie argentée.

─ Tu es rentrée, salua Jilam d’un ton monocorde, à l’antithèse de la joie immense qu’il ressentait à la revoir indemne.

Nellis affichait un visage fatigué par-dessus sa cape délavée et crasseuse. Son parfum des marais embaumait l'air renfermé des souterrains.

Le jeune homme remarqua la haute silhouette qui se tenait à ses côtés, les traits dissimulés sous une capuche vert feuillage qui s'abaissa sous l’action d’une main brune et calleuse terminée par d'impressionnantes griffes dont la finesse mortelle était atténuée par le vernis doré. Il sursauta à la vue du crâne tapissé de mousse verte et ceint d'une couronne en rameau de noisetier, dont les noisettes constituaient les joyaux. Une joie profonde l'étreignit et il se précipita dans les bras du visiteur, ou plutôt de la visiteuse. Des bras puissants, capables de briser en deux la colonne vertébrale d’un troll des montagnes. Ces bras recueillirent l’humain avec affection et tendresse.

─ Grands esprits, Jilam, tu sens toujours aussi bon.

─ Désolé Quo. Tous mes morceaux sont déjà réservés, rétorqua Jilam, lèvres étirées jusqu'aux oreilles, un regard en coin réservé à Nellis.

Il digérait toujours mal son refus de l’accompagner.

─ Alors, comment ça s'est passé ? Dis-moi tout. Tu es partie plus longtemps que prévu.

Je commençais sérieusement à m’inquiéter. Inquiétude futile, il le savait bien. Mais c’était plus fort que lui. Il restait humain.

─ J'espère au moins que ça aura porté ses fruits.

─ Tout doux le pibleu. Laisse-nous le temps de souffler un peu, maugréa la sorcière bougonne.

C’est que la traversée des marécages cernant le territoire démoniaque n’était jamais une partie de plaisir. D’autant plus avec le souvenir en poche d’un cœur égaré dans ce bourbier.

Un comité restreint composé de Reyn, Tête-de-Pie, Jilam, Nellis et Quo s’installa dans une grotte annexe en retrait du boyau principale histoire de pouvoir discuter sans avoir à supporter le poids de centaines de paires d’yeux et d’oreilles curieux. Assis autour d’un feu sommaire, les visages affichaient un panel d’expressions allant de l’errance pensive à la tension extatique. Quo entama son rapport :

─ Suite à la visite de notre amie Nellis, j’ai organisé chez moi une réunion du voisinage. Hélas je n’ai trouvé que peu d’écho parmi mes pairs. La lune de sang approche. L’esprit du démon est ailleurs. J’ai donc fait appel au paiement des dettes. J’ai, par le passé, rendu maints services. Or la parole d’un démon est plus précieuse et solide que le diamant brut, tout comme son flair surpasse n'importe quel odorat que l'on trouve dans la nature. Si votre sorcière-vampire se cache, ils la trouveront, foi de démon ! Ah, j'oubliais Jilam, Luc et ses parents te passent le bonjour.

─ Comment se portent-ils ? s’enquit Jilam, toujours tendu à l'idée que la petite famille partage son quotidien au milieu de créatures mangeuses d’homme.

─ Les débuts ont été quelque-peu… disons difficiles. Mais maintenant, ils s'acclimatent à merveille. Heureux d’avoir échappés à leurs débiteurs. Le sentiment de sécurité, j'imagine.

─ Oui, j'imagine, répéta le jeune homme, hésitant entre rire et pleurer.

─ Le petit Luc aurait aimé nous rejoindre. Il trépignait à vrai dire. Une vraie sangsue. Aussi bavard qu'un lutin ce bonhomme. Je lui ai dit de rester veiller sur ses parents et le tertre en mon absence.

Jilam approuva d’un hochement de tête. Abandonner à leur sort trois humains dans le voisinage de démons pouvait à première vue paraître stupide aux confins de l’idiotie. Sauf que Luc n'était pas un enfant ordinaire. Et Nellis, Quo et lui avaient un jour fait les frais de ses dons uniques.

─ Des nouvelles de tes congénères ? interrogea Jilam, qui ne tenait plus en place après tous ces jours et ces nuits passés dans le noir à ruminer.

Quo afficha un large sourire, révélant deux rangées garnies de dents acérées.

─ La traque a été particulièrement savoureuse à défaut d’être de tout repos. La sangsue sait très bien se cacher. Pourtant, d’ordinaire, les vampires sont faciles à suivre à la trace tant l’odeur de sang qu’ils dégagent est intense, assez pour faire frémir le nez d’un démon sur cent lieues à la ronde.

Jilam songea que, malgré les apparences, tout opposait démons et vampires, dans leur nature jusqu'à leurs origines. Les vampires étaient des créatures soumises à une malédiction ; les démons des êtres nés des entrailles même de la terre. Seule les unissait leur soif insatiable de sang chaud pour les uns et de chair fraîche pour les autres.

Quo aimait par-dessus tout les veillées au coin du feu où elle contait mythes et légendes à Luc et ses parents. Le garçon ne se lassait jamais de l’interrompre à la moindre question. Ici, au lieu du petit Luc, c’était Jilam. L’impatience était-il un trait caractéristique du genre humain ?

La démone poursuivit, heureuse et fière de l’attention dont elle était le centre

─ Comme je l’ai déjà dit : rien au monde ne saurait tromper le flair d’un démon.

─ Vous l’avez trouvée ? s’enflamma Jilam.

La démone plongea la main sous sa cape et en sortit un morceau de viande séchée qu’elle se mit en devoir d’engloutir, non sans manières. Jilam frémit en imaginant quelle créature avait fourni la barbaque, actant finalement qu’il préférait l’ignorer. Chacun autour de l’âtre observait la démone avec un mélange de crainte et d’agacement. Quo, elle, se délectait de prendre son temps. Un démon était un être solitaire qui avait peu l’occasion de briller en société. Quo profitait à fond de son nouveau public.

─ Garde ton sang-froid Jilam, suggéra Nellis, que les bruits de mastication de la démone dérangeaient au plus haut point.

─ Elle a raison, ajouta Quo après avoir dégluti sa dernière bouchée. L’endroit où se trouve notre proie n’est pas un lieu que l’on peut visiter comme cela nous chante. En vérité, personne ne peut s’y rendre. Ou plutôt, il est aisé d’y aller, à condition que le retour ne vous échauffe pas.

Jilam devinait le mur contre lequel allaient sous peu se fracasser ses espoirs.

─ Morbani, lâcha d’une voix glaciale la sorcière.

Tous se figèrent en entendant ce nom. Tous à l’exception de Jilam, interloqué, et de Quo, frustrée que Nellis lui ait gâché son effet de surprise.

─ Hein ? Mort bannie ? C’est bien ce que tu as dit ? Mort bannie ? demanda le jeune homme circonspect par les visages subitement blanchis d’effroi à la lueur du feu qui lui-même semblait avoir pâli.

─ S’il te plaît, Jilam, arrête de répéter ce mot, grinça des dents Reyn.

─ Morbani, répéta Nellis. Un lieu de souffrance.

─ Un lieu de fête, corrigea Quo. Du moins pour nous autres démons.

─ Fichtre d’une corne de licorne ! aboya la reine des rats avant de cracher un glaviot dans le feu qui rouspéta. Aucune chance d’aller la débusquer là-bas.

L’agitation qui avait chassé la paralysie fébrile troublait beaucoup Jilam, honteux de son ignorance.

─ Morbani est le royaume des démonifées, lui apprit son épouse, une ombre tracée à gros traits autour de ses orbites creuses. Leur domaine exclusif. Personne n’y entre.

─ Non pas exclusif. Mes pairs et moi-même nous y rendons à chaque lune de sang festoyer et danser, et euh... pour d’autres activités qu’il me gêne de mentionner auprès de vous. Les démonifées savent mieux que personne recevoir. Leurs fêtes sont les plus grandioses que l’on puisse imaginer. Le commun des immortels peut mourir heureux d’assister à un pareil spectacle.

─ C’est d’ailleurs souvent le sort réservé aux invités, commenta la sorcière.

Jilam se rappelait vaguement le récit que lui avait fait la Gardienne des déboires d’un grand esprit aventurier dont il avait lui-même lu les écrits sur les démons et démonifées. Passionné de ces dangereux êtres, l’érudit était allé jusqu’à se rendre à l’une des célébrations où démons et démonifées se retrouvaient en grande pompe. Il avait même partagé la couche d’une démonifée, le temps d’une nuit. Sa dernière sur terre.

­­­─ Nom d’une brindille, attendez ! s’exclama Reyn. Si notre sangsue est chez les démonifées, pourquoi s’en tracasser ? Problème résolu. Les démonifées se seront chargées de lui vider la panse.

­­­─ J’en doute, la corrigea Nellis.

─ Et pourquoi ça, sorcière ?

─ Parce qu’une horde de démons et démonifées réunis ne feraient pas le poids face à elle.

─ Moi je pense que tu dramatises. Vous, les sorcières, vous êtes pas aussi fortes que vous prétendez. Tu t’es déjà fait prendre dans nos filets, je te rappelle.

Le sourcil blanc qui se dressa à cette remarque jurait d’embraser la caverne et tous ses occupants à la moindre étincelle.

─ Si ce jour-là je l’avais voulu, aujourd’hui, il n’y aurait plus un rat dans le bois.

La crainte que la situation s’envenime entre les deux poussa Jilam à intervenir.

─ Nous savons que Nazukahi se trouve à Morbani. Soit. La question est de savoir comment l’atteindre.

─ La lune de sang approche, s’égaya Quo. Les démons ne tarderont pas à s’assembler.

─ Génial ! Je ne vois pas en quoi cela nous aide, rétorqua le jeune homme dépité.

─ Laissez tomber ce plan moisi ! les coupa Reyn la Rouge. Vous aurez beau vous creuser la trogne, ça changera rien. Personne n’entre sur le domaine des démonifées. Sans parler que la route fourmillera bientôt de démons. Je crois que je préfère encore aller chatouiller le ventre d’un hériphant !

Un frisson se répandit parmi le petit groupe malgré l’atmosphère chaude de l’âtre épargné par les courants d’air. Jilam sentait l’humidité de la grotte ronger ses os, réveillant les douleurs héritées de sa rencontre avec Nazukahi. Il n’osait regarder son épouse de peur de lire sur son visage le même désespoir qui l’accablait.

─ Fourmis rouges de colère, meute enragée, nid de guêpes en furie, essaim vrombissant, rien que des cafards jacassants, des cigales rampantes, des lucioles ternes, lambris répugnants, une belle brochette de grillons, ça fourmille et ça couine mais ça paye pas de mine, un coup de sang et ça détale aux quatre vents le feu aux fesses.

L'attention générale se porta sur Tête-de-Pie. La fée-lutin, assise dans son coin, écoutait depuis le début sans mot dire la cacophonie de pensées vaines.

─ Impossible ou non, là n’est pas la question. Il le faut. À quoi bon se crêper le chignon ? Vos têtes de linottes ont oublié pourquoi nous sommes là ?

En effet, ce n’était pas le plaisir de croupir dans un caveau humide et fongueux qui avait conduit les Rats Chevelus à gagner l’abri des Trois Gourdins du Grand-Père-la-Chance. Cela faisait près d’une lune maintenant que les panthères d'érèbe avaient fait leur grand retour, plus nombreuses encore que la dernière fois. Aucun endroit du bois n’était épargné par leurs meutes démentes. Impossible de mettre un orteil dehors sans croiser leur triple regard de sang glacial. Dans leur sillage pullulaient les essaims noirs, dévorant les bosquets un à un. Rien n'échappait à leurs mandibules, pas même les vers de terre. Les loups de fumée s’acharnaient à défendre le bois, mais l’évidence était là : ils ne faisaient pas le poids. Et il ne restait à Nellis plus qu'un cœur à revendre.

­─ Les panthères d'érèbe ne sont pas là pour nous.

Les regards intrigués se décalèrent vers la sorcière.

─ Elles traquent une proie précise, avoua celle-ci.

L'étonnement embrasa l'assemblée.

─ Comment ça ? s’enquit la reine des rats, défiante.

─ Nazukahi. C'est elle leur cible. C’est pour ça qu'elle se cache.

─ Pourquoi elle ? questionna Jilam.

La sorcière hésita un instant, avant de céder face à l’assaut d’intérêts muets.

─ Par le passé, dans sa quête de désir insatiable, elle a accumulé d'énormes dettes, auprès d’usuriers auxquels quiconque doué d’un peu de bon sens se garderait de faire appel. Ces… « êtres », leur mémoire est aussi infinie que leur patience. Ils n’oublient rien ni personne tant qu’ils n’ont pas récupéré leur dû. Nazukahi a su leur échapper jusqu'ici grâce à ses talents, mais elle craint constamment qu'ils la retrouvent. Car c’est la seule chose dont elle ait peur.

─ Attends, l'interrompit son mari. Tu veux dire que ces gens ont envoyé les panthères d'érèbe à ses trousses.

La sorcière inspecta un à un ses comparses de foyer.

─ Certains d'entre vous devinent de quoi je parle.

─ Oui, acquiesça sombrement Quo. On ne les mentionne jamais. De peur d'attirer leur attention.

Jilam devinait sans mal que des créatures capables d'effrayer à la fois démons, sorcières et vampires ne pouvaient être confondues avec des âmes charitables. Ils avaient beau tous traquer la même proie, « eux » n’hésiteraient pas à terraformer le bois en un désert aride pour servir leurs intérêts. Nellis le savait.

─ Tant que Nazukahi reste dans la nature, le bois et toutes les vies qui l’habitent seront en danger d’extinction.

─ À quoi te sert alors tes pouvoirs, sorcière ? la provoqua Reyn que l’inquiétude rendait amère et irritable.

─ Je pourrais toujours te changer en larve grasse, siffla Nellis d’un ton qui indiquait clairement qu’il ne s’agissait pas d’une menace lancée dans le vent.

─ Paix vous deux, s’interposa Quo de son timbre grave aux notes rassurantes. Tâchons tous de conserver notre raison. Des larves, nous en aurons bien assez dans nos jardins d’ici la nouvelle lune. Inutile d’en ajouter. Un dicton démoniaque prétend que lorsque s’enveniment les mots, c’est qu’il est temps de passer à table. Une discussion est toujours plus agréable le ventre plein et après une bonne sieste.

─ Foi de fée, je n’aurais jamais imaginé m’accorder avec une démone ! s’écria Tête-de-Pie. Les Rats nous ont cuisiné un joli banquet. Et sans Bagon dans les parages, il y en a assez pour qu’on se resserve dix fois.

─ Très bien ! Nous nous réunirons demain, en espérant qu’une de ces têtes aura une idée, clama Reyn qui, en bon chef digne de ce nom, tenait toujours à avoir le dernier mot.

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