46. Démon, montre-toi !

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Ils étaient heureux, que dire ? Au comble de la joie ! La raison ? Ils venaient de dégoter une source d’eau. Ce n’était rien de plus qu’un filet terne craché par la roche et qui alimentait une flaque chargée de sédiments. Le liquide à l’amertume calcaire avait le mérite de ne pas incendier le ventre contrairement aux eaux de pluie, et s’enrobait, au contact des palais desséchés, de la saveur sucrée de l’ambroisie. Il lavait la poussière qui encrassait les gorges et remplissait les estomacs vides tout en apaisant les crampes. Après avoir bu tout leur saoul, nos deux larrons, le ventre gonflé à rompre les coutures, donnèrent le biberon aux deux somnambules. Reyn et Tête-de-Pie avalèrent sans rechigner mais en tirant la grimace tandis qu’on leur plongeait le goulot dans le gosier. Une fois les deux gourdes remplies à ras bord, la petite troupe reprit la route, ragaillardie.

Le brouillard faisait parfois mine de s’estomper avant d’enfler, toujours plus imposant. Grisaillant et teinté de couleurs vivantes, il imitait parfois un panache de cendres, en d’autres temps une épaisse fumée blanche, et s’enrobait tantôt de tons ocre ou vermillon en fonction des types de roche peuplant leur environnement. Le monstre vaporeux évoluait et dégageait un souffle, comme un simili de respiration, à l’instar d’un être vivant. Son omniprésence gommait l’espace autant que le temps. Or l’un et l’autre ne saurait fonctionner l’un sans l’autre. Le temps insuffle la vie à l’espace, et l’espace donne corps au temps. L’existence évolue à partir de ces deux forces inébranlables. Nos quatre amnésiques auraient pu errer un siècle durant, ils n’auraient pas su faire la différence entre un souffle et une journée, un cycle terrestre et un cycle de lune. Qui pouvait affirmer qu’ils marchaient alors que, depuis le départ, ils se contentaient peut-être de rester bêtement debout en mimant des pas ? Non content de les priver de repères, on leur avait aussi arraché leurs sens, leur offrant en échange illusions et artifices.

Leurs raisons vacillaient et luttaient, tant bien que mal, mieux mal que bien. Chacun menait sa propre bataille en et pour soi. Les esprits rameutés par Silène avec l’aide de Dayl perdaient peu à peu de leurs emprises sur les spectres fous des Gorges Sans-Nom. Les Oubliés, ainsi que les nommaient la chamane novice, gagnaient du terrain. Souverains en leurs domaines, les défier était une chose, les défaire en était une autre.

L’état de Reyn ne cessait de s’aggraver. Ses crises empiraient en se rapprochant à mesure que la fièvre la gagnait ; une quantité non négligeable d’hémoglobine lui faisait défaut ; et pour couronner l’ensemble, ses blessures s’étaient infectées. Il vint un moment où elle ne put plus marcher que soutenue par Jilam et Silène réunis, tandis que Tête-de-Pie s’entêtait à tenir la grappe au jeune homme telle une gamine effrayée plantée entre les pattes de son frangin. Le manteau de visombre reposait désormais sur leurs huit épaules. La fourrure ample et épaisse absorbait l’humidité comme aucune autre matière et conservait la chaleur ; sans compter qu’elle les rendait invisibles à tout être inconscient de leur présence. Pouvoir inutile, hélas, vu le contexte ; les seigneurs des Gorges les tenaient fermement dans leurs filets. À défaut le visombre les protégerait-il d’éventuels prédateurs, bien qu’il soit très improbable d’en croiser un. En ce lieu maudit, proies et prédateurs perdaient communément leurs souvenirs, puis la raison, avant de se changer en pierre.

Nos quatre infortunés avaient oublié l’éclat de la lumière, la chaleur du soleil, la senteur des arbres. La poussière encrassait leurs narines, imprégnait chaque pore de leur épiderme. Le gravier écorchait leurs semelles réduites en chiffons de cuir. La roche absorbait la chaleur et exhalait un froid glacial qui pénétrait jusqu’aux os et vous gelait l’âme.

Un hurlement à rompre la raison décapita le silence angoissant, éveillant la terreur de sa torpeur. Les quatre aventuriers égarés se figèrent d’effroi tout en resserrant instinctivement les pans du visombre autour de leurs épaules grelottantes. Jilam et Silène échangèrent un regard. De toute évidence, ils avaient trouvé un autre survivant. Ce cri bestial ne pouvait appartenir à Nellis. Il s’agissait de quelqu’un ou de quelque chose d’autre. Jilam se proposa de partir seul en éclaireur.

« C’est à moi d’y aller, protesta Silène.

─ Pourquoi ?

─ Je cours plus vite que toi.

─ Vu ton état, j’en doute. »

Face à son entêtement, elle finit par lâcher prise. Jilam lui confia sa sacoche renfermant Mousse-qui-pionce et accepta gracieusement en échange le manteau de visombre qu’elle lui tendait.

Le jeune homme tâtonnait dans le brouillard. Malgré son ventre vide, il ne tenait pas à manger la roche, collectionnant suffisamment de contusions à son goût. À force de déambuler en aveugle, il se retrouva face à une silhouette humaine aux contours évasés par un brouillard à l’aspect de nuage flamboyant au crépuscule. Il s’approcha, prudemment, son poignard de chasse dégainé, ordonnant à ses pieds de ne faire aucun bruit, exploit impossible sur un sol de graviers. La forme humanoïde était grande et élancée. Elle ne réagit pas à son approche. Une statue ? Le cœur de Jilam s’emballa. Peut-être une illusion. C’est avec peine qu’il lutta pour garder son sang-froid. Tout en resserrant sa prise sur son arme, il continua d’avancer de sa démarche de félin éméché.

Le rideau brumeux s’écarta. L’aperçu d’une chevelure de mousse verte réveilla en lui de nouveaux souvenirs, accompagnés d’un intense soulagement. « Quo ! » s’écria-t-il sans plus de prudence.

La démone – car c’était bien elle – demeura prostrée sans réagir à son appel.

« Je les ai tués… Tous… J’avais si faim. » La détresse martelait ses mots.

« Qui ça ? » demanda Jilam en s’approchant.

─ Le petit Luc. Il m’a supplié. Pourquoi ? Pourquoi ! »

La démone s’était saisi le visage entre ses mains cadavériques. Puis elle s’accroupit et se mit à bercer une chose invisible dans le creux de ses bras décharnés. Les doigts squelettiques caressèrent l’air, leurs griffes au vernis écaillé scintillant sous l’éclat du brouillard embrasé. Elle sanglotait. Ses gémissements déchiraient le cœur de Jilam, lequel s’imaginait ses visions. La démone avait toujours méprisé sa nature mais n’en était pas moins soumise à ses instincts. L’ogre brouillard imposait à celui qui respirait son haleine les pires terreurs nées de son subconscient. Un cauchemar éveillé et sans fin.

Le jeune homme s’avança pour réconforter son amie. Au contact de sa main, Quo fut traversée d’un puissant frisson qui se propagea jusque dans les tripes du garçon. Il s’écarta promptement, mordu par un brusque effroi. La démone se retourna. Des larmes blanches traçaient des cicatrices sur ses joues de suie.

« Jilam ? » Son unique œil scintillant de vert songeur s’écarquilla au fond de son orbite caverneuse. Elle se dressa avant de retomber brutalement à genoux aux pieds de l’humain. « Tue-moi, Jilam !... Je t’en prie, tue-moi !... Ou c’est moi qui te tuerai ! » Un vibrato rauque, rappelant le grognement d’un ours, déformait sa voix aux accents de désespoir. De grosses veines jaunies de soufre se mirent à pousser partout sur sa figure et ses bras nus, lui conférant l’air d’une porcelaine noire fissurée et recollée par de la peinture d’or.

Jilam tenait toujours dans sa main le poignard. Quo le remarqua et saisit son poignet pour venir placer la lame au niveau de sa gorge. « Un coup sec, rapide et ferme ! Allons, vas-y. Je ne peux plus le retenir. »

Le jeune homme, en sentant le contact de la chair molle sous la pointe de fer, fut saisi d’une peur panique et recula brutalement, manquant de trébucher. Quo s’effondra. Recroquevillée en boule, ses mains pressaient ses tempes comme si son cerveau souhaitait se faire la malle. Les griffes s’enfonçaient dans la chair du crâne duquel s’échappèrent des filets de sang vert.

La raison de Jilam confrontait le paradoxe entre le désir de venir en aide à son amie et la tétanie de ses muscles. Sa mémoire en gruyère se rappelait un moment semblable malgré ses nombreux trous. Le démon luttant contre sa nature.

« Va-t’en Jilam ! Pauvre fou, va-t’en ! » La voix de Quo était à peine reconnaissable tant la corrompaient grognements enragés et sifflements menaçants.

Le jeune homme se contenta de reculer avec lenteur, incapable de se mouvoir d’une autre façon. Face à l’horreur, il est parfois difficile de détourner le regard. Le sujet est comme hypnotisé. Son instinct paraît suspendu.

La vision de Jilam se déformait. L’image de son monde s’étirait en certains endroits, se trouvait broyée à d’autres. À travers le voile écarlate, la silhouette sombre de la démone se mit à muter. Ses épaules et son buste gonflèrent, ses bras s’allongèrent, ses jambes s’arquèrent jusqu’à dessiner un angle cruel. La tête empruntait l’aspect d’une pomme posée sur le tronc de la carcasse démesurée. Des cris d’atroce douleur rythmaient le processus de mutation.

Puis le silence s’abattit.

Face à lui, Jilam n’avait plus Quo, son amie, mais une bête tirée de ses pires cauchemars de l’enfance. La créature s’approcha sans un bruit, ses pattes lévitant sur la brume. Les pieds du jeune homme demeuraient quant à eux fixés dans la glace. Il serrait contre lui le manteau de visombre pour ce que ça lui servait, tout en cherchant à identifier les traits familiers du monstre ; entre autres le duvet de mousse couvrant le crâne chétif. Un long filet de bave verte dégoulinait de la gueule aux terrifiantes rangées de dents transparentes. Une lueur froide animait le regard de l’engeance qui, de son unique œil, lorgnait Jilam avec une envie dévorante.

L’humain s’éveilla brutalement. La chape de glace muselant ses muscles vola en éclat et il prit enfin ses jambes à son cou. Seuls l’écho de sa course furieuse lui parvenait, son poursuivant restait invisible, à son ouïe comme à sa vue. Il heurta soudain de plein fouet un mur dissimulé traîtreusement par le brouillard et se retrouva le cul par terre, salement sonné. La pierre gémit de vive voix alors qu’un long bras l’éventrait. Ses tympans tintinnabulèrent. Une pluie de cailloux et de poussière s’abattit sur lui. La furie du monstre venait de réduire en miettes le rocher qu’il avait cogné, frôlant d’un cheveu son crâne encore vibrant du puissant coup porté. Sa vision floue s’éclaircit. Sa chute lui avait sauvé la vie.

Par instinct davantage que par volonté, Jilam brandit son poignard dont la lame grava une profonde entaille dans le bras éventreur, avant de reculer précipitamment pour éviter les mâchoires à la froide haleine de charogne. Puis il détala sans un regard en arrière, niant la douleur qui le parcourait. Les cris rageurs tambourinaient à ses oreilles encore sifflantes. Le monstre, de toute évidence, peinait à libérer sa patte plantée profondément dans le roc. Jilam profita de cette chance pour mettre le plus de distance entre eux. Il devait à tout prix retrouver les autres, les prévenir. Plusieurs fois, il dérapa sur les graviers et se cogna à des parois invisibles. Mais la souffrance ne le ralentit pas.

« Jilam ! » appela quelqu’un.

Silène émergea du néant opaque. Il se jeta sur elle et manqua de la renverser. L’elfe, décontenancée, lui demanda la raison de sa panique.

« C’est Quo, je l’ai trouvée ! s’exclama le jeune homme tout en s’efforçant de reprendre son souffle… Elle est à mes trousses. » La joie de Silène fut promptement balayée.

Rapidement, elle saisit la situation. « N’y a-t-il pas moyen de la raisonner ? »

Jilam secoua la tête. « Il nous faudrait Nellis. »

Un rugissement à faire pâlir le Seigneur du Zénith les interrompit, répercuté en échos vibrants par les Gorges.

« Nous n’avons pas le temps, tiens. » Et le jeune homme confia le manteau de visombre à Silène. Celle-ci lui jeta un regard perplexe. « Couvrez-vous avec ça et planquez-vous. Elle ignore votre présence à toutes les trois. Vous avez une chance.

─ Mais… bredouilla l’apprentie chamane. Et toi ? »

Il la fixa silencieusement, puis déclara : « C’est trop tard. Je suis déjà marqué. Le visombre n’aura aucun effet. Si je reste avec vous, elle nous tuera tous. »

Depuis sa toute première rencontre avec Quo, la démone – à l’époque un démon – l’avait marqué. Dès lors, il pouvait se réfugier à l’autre bout du monde, toujours elle le retrouverait. Aucune magie ne trompait le flair du démon, pas même le venin de Morbani. Une fois marquée, la proie ne saurait en réchapper, l’espoir lui était interdit.

Jilam le savait, c’était un adieu. Il serra brièvement Silène contre lui avant de s’écarter. L’elfe l’agrippa par la manche pour le retenir. « Non. Attends. Il doit avoir un autre moyen. »

L’époux de la sorcière lui adressa en réponse un sourire résigné. « Les plans, c’est Quo qui les établit. »

Les traits de Silène se crispèrent. Jilam se dégagea. « Veille bien sur les autres. » Sur ces mots, il disparut, avalé par l’ogre brouillard, laissant seule l’elfe à ses pensées impuissantes. Elle ignorait quoi faire hormis serrer contre elle le manteau de visombre comme s’il s’agissait du corps déjà froid de son ami.

L’objectif de Jilam était de gagner le maximum de temps tout en éloignant la démone le plus possible de ses camarades. La vie apparaissait plutôt facile une fois parvenue aux portes de la mort. Le jeune homme trouvait même amusant d’y toquer. Houspiller les anges, c’était la formule de Tante Hortia. La vie est propice à l’inattendu, mais la mort attend toujours au bout du chemin. L’envie de rire le démangeait. L’angoisse se mariait étrangement avec l’euphorie. Ce couple atypique insufflait un sentiment de légèreté à notre lapin bondissant. Achevées les crampes, enterrées les courbatures, envolées les contusions, balayées les écorchures, éteintes les ampoules. Étoile filante, il détalait sur un nuage et se rassurait en se disant que la mort frapperait sans avertissement. En attendant, il profitait de chaque inspiration et expiration comme si chacune d’elle était la dernière. L’air froid qui naviguait en lui semait dans son sillage un délicieux arôme. L’écho de ses pieds battant le gravier sonnait comme une douce berceuse à ses oreilles gonflées par le vent de sa course éperdue.

Un éclat bleu attira son attention. Le jeune homme reconnut Dayl la luciole. Il interrompit sa course pour l’interroger du regard, puis comprit. Silène l’avait envoyé. Qu’avait-il à perdre à suivre cette lumière ? L’une ou l’autre, il était d’ores et déjà fichu. Alors autant suivre la luciole bleue à défaut de lapin blanc.

La loupiote l’entraîna par des boyaux qu’il n’aurait jamais remarqués dans la panse de brume tandis qu’il guettait la moindre ombre comme si chacune était la mort en personne. Face à un trou béant creusé dans la falaise par quelque énorme ver, sa claustrophobie s’éveilla et il rechigna. L’esprit luisant insista en virevoltant devant ses yeux comme tout bon moustique.

« C’est bon, c’est bon, j’y vais », maugréa-t-il.

Il devait se tortiller comme un lombric pour avancer. Le plafond du terrier obscur lui éraflait le cuir chevelu. Impossible de faire demi-tour. Il ronchonna durant toute la durée du supplice, tâchant de garder enfermée la crise de panique dans son cocon. La crainte permanente de voir surgir quelque horreur des ténèbres sans pourvoir s’enfuir. Au moins pouvait-il compter sur la lumière prodiguée par la luciole ; ce qui ne l’empêcha pas d’insulter Dayl et tous ses ancêtres.

Quand enfin la lumière moribonde d’un songe opaque le salua, son cœur bataillait d’arrache-pied pour décamper de sa poitrine. Il lui fallut un moment au sortir du boyau pour retrouver tous ses esprits ; du moins ceux qu’il n’avait pas égarés en chemin. Dayl la luciole, par ses voltiges, le pressait de déguerpir.

« Une bonne liqueur de mûre ne serait pas de trop, qu’est-ce que t’en dis ? » Était-ce la fatigue, ou bien il capta réellement l’assentiment de l’esprit du chaman ?

Malgré un horrible poing de côté, Jilam s’entêtait à courir sans ralentir le rythme et suivant docilement les indications de son lumineux guide. C’est au détour d’un embranchement qu’il l’aperçut. L’ombre passa si vite qu’il crut à une énième hallucination. L’œuvre du maudit brouillard, ou bien de l’épuisement, de la déshydratation, surement des trois réunis. « Nom d’un… Mú ? »

Dans le doute, il décida de suivre la direction par laquelle le furet-léopard, ou du moins son illusion, s’était engouffré sans plus songer à la luciole, ni si cette dernière le suivait. Ne trouvant trace du passage de l’animal, il se persuadait sérieusement d’avoir rêvé quand les Gorges poussèrent un autre cri terrifiant. C’était là une longue plainte aigue aux accents chuintants évoquant un fauve en furie plutôt qu’un ours rugissant. Sans prendre de précaution, il se précipita, poussé par son instinct, poignard au poing.

Sans prévenir, l’ogre brouillard s’exila, comme chassé par un tourbillon invisible. Jilam sentit alors son cœur se broyer et ses pensées s’enflammèrent.

Enfin, il l’avait trouvée.

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