53. Sous l’œil de l’orgueil

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« GraaaHummm. Les petites ailes de là-haut frétillent d’impatience. Nous sentons leur appétit qui frémit. Le sang, sous peu, rougira les joues Mégère d'Argent et la bonne chair tendre remplira les ventres. Les ogres se réjouiront de l’orgie. »

Le violent battement d’ailes engendra un embryon d’ouragan.

Quo s’était reculé, profitant que le Sphinx se cure les crocs, pour se rapprocher de ses compagnons afin qu’ils lui murmurent leurs idées. Le titan s'éclaircit la gorge et se fut comme un coup de tonnerre qui frappa la montagne et les cœurs battants.

« GRrrrOm-GRrrrOm. Bon, bon, bien. Commençons. Nous sommes de tous les temps, de toutes les époques, de toutes les histoires, de tous les peuples, notre langue est celle du monde, nous tissons les mots, forgeons les pensées ou les détruisons, nous sommes de la Vérité et du Mensonge, on nous connaît sans nous voir et pourtant on nous lit, non pas le lit de la rivière mais le barrage qui retient la mémoire, nous sommes l'antithèse et la synthèse, nous délions les langues et nouons les discours, nous nageons entre les deux courants, bien usé nous servons le beau, mal usé nous jurons par le laid, non pas le lait de chimère mais la laideur qui trépasse. »

Un violent silence s’abattit, uniquement dérangé par les ricanements étranglés du vent et les grondements impatients du volcan. Chacun œuvrait dans une morne solitude à détricoter les nœuds tissés par la vilaine araignée. Le ciel siffla. Le Sphinx battit des ailes et agita sa collerette pour évacuer son ennui. Ses crocs mordaient l’air givré. « Ça donne sa langue au Sphinx ? »

Alors Jilam s'exclama : « Le verbe ! C'est le verbe ! »

Tout le monde lui jeta un regard ahuri. Le jeune homme leur adressa en échange une moue vexée. Puis l’effroi le saisit. Il avait parlé à haute voix au lieu de chuchoter à l’oreille de Quo. Et la créature, bien qu’à demi-sourde, l’avait entendu. La rage contenue peignait son macabre visage. Son museau s’était retroussé, dénudant ses crocs brillants. « Qu’est-ce donc qui piaille par ici ? »

Le jeune homme sentit un terrifiant frisson mordre son cœur. Les émeraudes du monstre s’attelaient à l’éplucher, l’esprit du Sphinx domptait entièrement sa pauvre conscience éplorée.

« Encore une offrande qui moufte ? Ah ! Et un tid’omme. Il est rare de croiser cette charogne dans le bagage des cornus. Leur sang est trop acide et leur viande trop grasse. Eh bien, parle frêle musaraigne, Nous t’écoutons. »

Jilam déglutit, une, deux, trois fois, tenta de s’humecter la langue, sans succès.

« Allons, l’encouragea l’engeance, nous n’allons pas te manger. Enfin, si, mais seulement plus tard et peut-être. »

Des gargouillis plein le ventre, la voix menacée d’extinction, l’homme maigrelet réitéra sa réponse : « Le verbe, heu...

─ Plaît-il ? » s’enquit le Sphinx en tendant l’oreille. À l’évidence, la méchante canaille jouait aux sourds plus qu’elle ne l’était.

Le jeune homme toussa un grand coup pour se débarrasser du vilain gnome dans sa trachée. « Ô Majestueuse Majesté Souveraine Parmi les… Souverains ! La réponse à Votre énigme, celle que Vous heu cherchez, c’est le verbe. Le verbe est la réponse. »

La figure noire changea subitement d’expression, virant de l’amusement à la colère en un clin d’œil. Jilam, les yeux grands ouverts, incapable de les fermer, crut sa dernière heure arrivée. Un long grommellement s'échappa des puissantes mâchoires aux longs crocs. Le garçon tressaillit. Tête-de-Pie lâcha un hoquet dans le vent. Reyn saisit le manche de sa dague mais sans dégainer. Nellis et Quo se figèrent, vues de l’extérieur plus froides que la pierre mais les entrailles bouillonnantes.

Le Sphinx, leur avait narré la démone, était lié par un serment mettant en jeu sa propre vie. Une fois posée la première énigme, ni l’interrogateur ni l’interrogé ne sont en mesure de faire marche arrière. La question représente un pari pour les deux partis : soit une mauvaise réponse tombe, soit les questions s’achèvent. Il n’est rien au monde qui excite davantage les Sphinx que de confronter leur esprit à ceux des autres créatures. Dominer le commun par leur vaste savoir, c’est là leur raison d’exister. Leur ruse poncée par les vents millénaires est leur arme favorite. Et se faire berner équivaut pour eux à perdre un membre.

Or la ruse sempiternelle avait été dupée, et par rien de moins que le plus insignifiant des insignifiants : un humain, être de peu, mortel de surcroit. Le Sphinx n’avait croisé que rarement leurs spécimens au cours de sa longue, démentiellement longue existence, et cette espèce n’avait laissé qu’un goût de cendres dans sa mémoire.

La bise siffla, narquoise, comme pour se moquer du monstre qui la tenait en laisse. D’une griffe, ce dernier se gratta la collerette, ravalant malgré lui son ardente fureur. Il s’adressa à Quo : « Eh bien que ressens-tu démon, pauvre démon, coiffé au poteau par un vulgaire tid’omme ? »

Quo sourit, non pas au Sphinx mais en hommage à son savant camarade auquel elle tournait le dos. « Je me dis, Ô Terreur Suprême, que j’aurais mieux fait de grailler celui-là en premier ! » Et le jeune homme de vider ses poumons de l’angoisse et de souffler un air frais sur ses os marqués au fer rouge par la peur.

Oubliant l’humain et la démone, le Sphinx dressa son énorme tête couronnée de sa tiare en direction du sommet ronflant du Seratusor, invisible sous son imposant chapeau cousu de nuées funestes. Il soupira, et son soupir fut comme un poing dans le ventre des nuages qui se mirent à cracher des flocons gris. « Nous avons sommeil. Cette nuit, le Vieux Sera n'a pas arrêté de ronchonner. C'est qu'il est bougon ces temps-ci. Il fulmine. Son ventre crie famine. Nous avons hâte de ne plus l'entendre gargouiller. Les ronflements appellent les gargouillis, mais Nous sommes trop épuisés pour chasser. Les petites ailes sont de plus en plus rapaces. »

Les intestins de Jilam, eux, étaient toujours emberlificotés par la trouille. L'envie lui démangeait de détaler à toutes jambes.

Sans crier gare, le Sphinx s’ébroua, projetant l’humain à terre dans la foulée, à deux orteils de le piétiner. Nellis retenait toujours Reyn de sauter à la gorge du monstre tout en luttant contre sa propre furie.

« Sachez que Nous pourrions passer l’éternité à vous poser des questions que jamais notre langue ne tomberait sèche d’idées. Avez-vous toute l’éternité devant vous ? Certains moins que d’autres, présumons-Nous. » Sur ces mots, il ricana. Les deux statues grimacèrent au son émis par le grincement de ses crocs de sabre. « Vous avez de la chance, car Notre estomac geint davantage qu’une foule d’asticots dans le désert. Pressons-nous donc d’achever nos petites affaires. Que Nous puissions nous repaître, GrraRhum. »

Puis survint la question, et le cœur de la montagne fit un bond dans sa poitrine.

« Pourquoi la sorcière a demandé à l’humain de l’épouser ? »

Les esprits se figèrent. Nellis oscilla du chef sous la sensation d’un pic givré lui traversant les tempes. Le Sphinx avait de nouveau posé son regard sur elle. Si Face-de-chat demeurait impassible, les deux statues qui la flanquaient, elles, reflétaient sa véritable émotion par leurs rictus goguenards pimentés de cruauté lesquels semblaient directement adressés à la sorcière.

La vérité se dévoila à elle à l’instant où les serres se refermèrent sur sa pauvre carcasse embrumée. Le Sphinx – la sale engeance de troll ! – sous son orgueil démesuré, nourrissait un esprit aussi clairvoyant que retors. Depuis le début, la raclure couronnée savait parfaitement qu’il n’avait pas affaire à un démon ordinaire et ses trophées pour le Festival. Son regard affûté par les âges perçait les pensées d’autrui aussi aisément qu’une hache savamment aiguisée fend un tronc. Aucun des secrets les mieux enfouis ne pouvait lui être dissimulés ; y compris ce que la mémoire elle-même ignorait : les vestiges de l’inconscient. Ce regard aussi sombre qu’ardent percevait sans mal l’intérieur des vases clos jusque dans ses moindres pores ; et au-delà sous la terre, dans les tréfonds de l’écorce, et au travers du voile céleste. Toutes les vérités, l’entièreté des mensonges, le monde dans sa globalité, passé et présent, scintillaient dans ces émeraudes plus pures que le diamant qui lui servaient d’outils de vision.

Le monstre fanfaronnait, fardé de sa verve silencieuse. Il fixait dorénavant Nellis. Leurs deux feux s’embrasaient mutuellement, ailes noires vernis de vert et d’argent battirent à l’unisson comme pour annoncer le sépulcre du jour. Tous les visages, y compris ceux des vers de terre, observaient d’un émoi bercé d’effroi comme la marée s’accroche à la lune.

Arrêtez de me regarder. Ça brûle.

Elle avait la sensation d’être allongée sur le dos, le ventre offert aux griffes et aux crocs du monstre. Les émeraudes la dardaient. Elles disaient : « Tu ne peux Nous mentir. Nous voyons tout, même ce que tu ne peux voir. Que tu mentes ou refuses de répondre, le résultat sera le même. »

Les sphinx ont un esprit retors. Elle se rappelait l’avoir dit. Foutue bouse emplumée !

Les images flottant à la surface du néant défilaient sous les yeux de la naufragée juchée sur son épave. La carcasse de sa raison résistait tant bien que mal aux assauts de l’ire orageuse et de la terreur abyssale. Démembrée morceau par morceau. Le feu couvant en son ventre remuait, désireux de se changer en Phénix et de dévorer le Sphinx trônant sur sa montagne. Le pouvoir de la sorcière bouillonnait de se déchaîner, sa fierté réclamait vengeance, écume foisonnante qui encrasse et qui se faufile entre les doigts mais qu’elle s’efforçait malgré tout de contenir.

Le feu détruit. Une fois qu’il se libère... Il est impossible de reconstruire par-dessus les cendres. La mort est immuable.

Quelqu’un avait un jour prononcé ces paroles. Qui donc déjà ? Le fragment gisait dans sa mémoire émiettée telle une baleine échouée sur le sable ? Vision ? Souvenir ? Chaque fenêtre ouvrait sur un autre temps ou un espace lointain, tous différents. Bon sang de troll ! corne de démon ! c’est d’une porte dont elle avait grand besoin ! et elle n’avait devant elle qu’un trou de terrier, parfait pour un lapin-mousse mais en aucun cas pour l’ego d’une sorcière plus âgée que les âges eux-mêmes.

Seule, elle n’aurait eu aucun mal à passer les obstacles ; il lui aurait suffi de les piétiner. Ce Sphinx pétri de verve et d’orgueil ne pouvait être qu’une souris sous ses pieds. Un coup de talon pour que sa trogne détale dans les hautes herbes. Son être était un cratère de volcan qui cherchait désespérément à passer par un trou de souris. Elle couinait quand elle aurait voulu rugir.

Mais qu’elle se laisse aller à ses désirs enfouis, une fois les yeux rouverts, l’horizon ne serait plus que cendres.

Et on ne fait pas germer la graine qui a déjà brûlée.

Vision ? Souvenir ? Quelle chenille glissait donc sous les ailes du papillon ? Quel fantôme murmurait dessous son masque ? Pas étonnant, songea-t-elle, que Nazukahi, ait perdu la raison. Mais l’a-t-elle jamais possédée ?

L’univers autour d’elle s’était émietté tel un morceau de fromage abandonné trop longtemps à l’air libre. Le temps avait fondu en elle. Le glorieux Sphinx n’était plus qu’une grosse tomme coulante mangée non plus par les vers mais les asticots. Son ombre épousait celle du volcan. L’endroit et l’envers confondus, les larmes qui lui piquaient les yeux gouttaient vers le ciel, libéré de ses nuées castratrices. Tant d’étoiles parsemaient son immensité qu’il ressemblait à une immense toile peinte. Vision pour sûr. Fantomatique, pigmentée de fantasmes. Les trois visages du Soleil avaient embrassé la même temporalité, mais incapable de supporter ses trois personnalités en une seule enveloppe, l’astre-roi explosa sous la forme d’un nuage de gaz, lequel prit feu et embrasa la toile infinie. Tout n’était que mémoire, tout n’était qu’existence, que vie. La mort ? Dévorée après s’être tant repue. Trop. Beaucoup trop. Pour une conscience esseulée comme pour un million. Aucun désir ne peut dompter l’infini. L’éternité n’est qu’un leurre. Un leurre qui fonctionne, lui.

Le Sphinx, tout à ses jeux de dupe, s’était égaré. Emporté par sa verve, il avait posé la question qu’il ne fallait pas poser. S’il avait été vraiment sagace, il s’en rendrait compte et s’en repentirait sur le champ, réclamant à genou le pardon à défaut de l’oubli, à moins de vouloir plus tard s’en mordre les griffes de ses crocs. Divinité de pacotille, comme tout ce qui se réclamait du divin. Une essence sans substance. Vanité vaine. Sagesse et puissance appartiennent à l’Odieux Mensonge. La Vérité Divine est un Non-Sens.

Nellis tendit la main et saisit son visage. Sa paume et ses doigts se mirent alors à la brûler comme si elle malaxait de la lave, ce bien que ses joues fussent gelées. Sur son front perlaient des flocons de sueur. Le feu couvait à l’intérieur, mais il était solidement ficelé.

Le Sphinx attendait patiemment, inconscient de son sort en équilibre sur le fil. L’ombre de son visage offrait la quiétude du pouvoir qui ne craint rien, mais les yeux de chouette discernèrent l’infime et éphémère retroussement de babines.

Tu penses avoir gagné la partie, hein, vieux matou gras ? Vous autres, Sphinx, vous persuadez d’être uniques, que seule compte votre existence. Votre orgueil ne peut même accepter que vous soyez les individus d’une espèce. Alors vous ignorez les autres, et quand l’envie vous démange de fricoter les bourgeons, les choses ne durent jamais longtemps, parce que vous êtes trop fiers, trop pédants, trop bornés pour admettre la chose la plus simple au monde : que vous ayez tort.

Moi, tu vois, minet, j’étais comme toi avant. Une vieille garce bouffie qui pensait que tout lui était dû, que tout ce qu’elle pensait était la vérité vraie, que tout le reste n’était que sottises. Tu veux que je te dise un secret ? À l’œil, m’est avis qu’on a mille fois tort pour chaque fois où on a raison. C’est comme ça. Faut s’y faire. Y a pas à tortiller du tronc. J’avoue, moi, je m’y suis jamais faite. Les spécimens coincés de la fierté et tordus du bulbe comme nous, on n’est pas doué pour ces trucs-là. Care-toi ça sous ta tiare, ça pourrait te servir pour plus tard. Vois-tu, je vois ton avenir, et l’est pas bien beau. Il est tout tracé, parce que t’es trop vieux pour changer. Place à la graine ! C’est ce que dit le vieux chêne. On n’écoute vraiment pas assez les arbres. Faut dire qu’ils ne sont pas beaucoup bavards. Et on n’est jamais là quand ils se décident à l’ouvrir.

Le Sphinx, aussi impassible que les statues qui le flanquaient, n’avait aucune conscience de la présence intrue dans son esprit millénaire. La sorcière avait brisé son propre tabou. Elle n’en avait que faire. Il lui fallait une distraction, sinon elle cramait tout – et Jilam avec. On n’asticote pas un esprit qui dort. Un esprit, c’est comme les enfants, ça ne réfléchit pas à grand-chose, pour ne pas dire à rien, et quand ça geint, ça peut vous changer les planètes en gruyère. Aussi faut-il leur trouver un hochet ou jouer de la grimace pour leur faire oublier leurs malheurs si on veut éviter le cataclysme. Et les enfants, ça adore les chats. L’inverse est moins vrai en revanche.

Qu’est-ce que t’en dit ? Tu veux que je donne ma langue au chat ? T’as faim hein ? Moi aussi. Je crois qu’on va tous les deux devoir faire l’impasse sur le souper.

Un clignement de paupières et la voilà de retour au chaud dans sa demeure en bazar aux murs moisis de partout et pleine de courants d’air à cause des fenêtres qui ne se ferment plus. Elle prit bien soin en rentrant de fermer à la porte à double-tour puis d’avaler la clef. Il ne faudrait pas que la pie voleuse se fasse cambrioler.

De retour à la réalité et son immuable progression, la sorcière inspira goulument l’air froid au goût de soufre… « Pourquoi je lui ai demandé de m’épouser, hein ? Eh bien, tout simplement, parce que j’ai eu pitié de lui. Et qu’en le voyant j’ai eu pitié de moi. »

Elle s’interrompit, n’osant en dire plus et pourtant consciente qu’elle le devait, que le Sphinx attendait plus, sinon Jilam serait le premier dévoré.

« J’étais seule depuis si longtemps. Je me suis vue dans cette neige, ce froid, sous toutes ces étoiles réunies. Alors j’ai eu mal. Je me suis... fêlée. J’ai eu envie de tuer l’humain. Mais alors je me serais tuée moi-même. Je suis l’être le plus égoïste qui soit. J’ai eu pitié de moi. »

Cette fameuse nuit, alors que tout s’apprêtait à changer, sa vie, le monde, pendant qu’elle broyait du noir face au spectacle mirifique des lanternes du ciel, son regard était par hasard tombé sur cette ombre gelée, vacillante, inconsciente de toquer aux portes de la mort. Alors son propre inconscient avait formulé une pensée, une énigme, que sa conscience avait mise un long moment à résoudre.

Telle fut cette pensée-énigme jamais véritablement formulée : Je vais aider ce garçon, et il va m’aider en retour. Je vais être un peu moins égoïste en l’étant un peu plus.

Aimer Jilam représentait la chose la plus égoïste que Nellis ait jamais accomplie. Elle en avait mis du temps – une infime fraction de son existence en vérité – avant de saisir le sentiment qui l’avait assaillie et terrassée cette nuit-là, encore davantage pour le nommer, une éternité pour l’accepter. Mais cette acceptation n’était-elle pas aussi un leurre fabriqué par elle pour elle ?

« L’ego. Voilà la raison. Par égoïsme. »

Le monde s’inversa brutalement. Le ciel se mit à tomber et la terre à s’envoler. Chacun, désorienté, vit les babines du Sphinx s’étirer en un large sourire charnu.

Nellis saisit alors pleinement le manège du poseur d’énigmes. Elle le cernait, comme lui l’avait cernée. Le rusé monstre avait joué ce face-à-face à merveille. Qu’il y ait réponse ou non à sa question, dans les deux cas il remportait la mise, qu’il dévore son adversaire ou l’humilie.

Je te fais la fleur de te t’accorder cette victoire. J’espère que tu la savoures bien.

La sorcière palpa le masque – son visage – effleura les rides de l’avenir et les cicatrices du passé. Défilé permanent d’instants privés de leurs évènements, amputés de leurs causes et de leurs conséquences. Les fantômes mendiants la harcelaient de leurs suppliques tout en berçant sa conscience de mille promesses. Autant de mensonges servant à égarer la vérité qui n’était pas encore écrite.

Les yeux d’émeraude sans paupière se froncèrent, aveuglés par leur propre lumière. Un éclair, puis le tonnerre gronda.

« GRaaaaH ! tous les savoirs du monde sont Nôtres, et Nous détenons les réponses à toutes les questions posées par l’ignorance ! Rien de ce que le vent récolte n’est semé en vain, car ces graines sont portées par le vent même. Nous disons le Vent, celui qui voyage partout, en tout temps, celui qui souffle brises, bises et ouragans, qui commande aux marées et dont le nom est Vérité. Vérité ne saurait être dupée. Le reflet ne trompe que lui. Un mirage face à un mirage. Que dit-il ? Nos nasaux expirent le vent, Notre langue exhale la vérité, Nos crocs déchiquètent l’Odieux Mensonges. Chaque réponse est Nôtre. Aussi nul ne peut Nous tromper, tout comme Nous ne pouvons nous égarer. Les vraies paroles prononcées jadis résonnent tel un gong, claires dans Notre indéfectible mémoire. Ceux qui parlent le Vrai devant Nos questions, Nous ne saurions Nous en repaître, car la Vérité ne saurait mourir. Elle doit triompher de l’Odieux Mensonge. »

Son haleine nauséabonde enveloppa Nellis. « Sorcière, tu as parlé le Vrai. Si tu avais menti, tu ne serais déjà plus là mais bien au chaud dans Notre panse. Le temps des questions est à présent achevé. Il faut Nous retirer le ventre vide, mais diantre ! au moins volerons nous plus léger ! »

« GrrrHuuum ! démon, toi et ton pauvre cerveau liquéfié par la liqueur devez une fière chandelle à tes compagnons. Et Nous leur en savons gré, ils Nous épargnent de goûter ta stupidité. »

Une fois n’était pas coutume, Quo resta bouche cousue, muselée par la magie des mots.

« RaaaaAH ! aucune crainte fous aventureux, Nos domaines sont sûrs, du moins… » Il marqua une pause soulevée par un éclat mesquin sur son museau. « En ce qui Nous concerne, soyez libres de toute crainte. Notre serment est sacré. Allez, bon vent, et de même pour le retour… si il y en un. » Rictus mauvais.

Les immenses ailes de corbeau se rétractèrent, l’ombre monstrueuse se résorba, et la masse majestueuse s’étira tandis que le titan couronné s’inclinait une mimique grossière de révérence. En un éclair, il se redressa, le buste bombé, la tiare droite et éclatante, déploya ses ailes dans un chatoiement de couleurs. Le tonnerre hurla, le vent rugit, la montagne trembla, les voyageurs embrassèrent le sol pour ne pas être balayés. Et le ciel avala le Sphinx, dont l’ombre demeura un moment rattachée à la terre, puis tous deux s’effacèrent derrière l’horizon.

Nellis se releva, les jambes douloureuses, le cœur encore battant, les veines ébouillantées. Cette chose avait lu en elle et elle avait lu en cette chose. Cette créature qui pensait détenir la vérité et dont le mensonge lui était si odieux qu’il lui était inconcevable d’en prononcer sciemment sans mourir sur-le-champ. Voilà tout le paradoxe chez ces êtres nourris aux coups-fourrés, une sorte de malédiction en fin de compte. Demander à un Sphinx de mentir. Pourquoi ne pas demander à Tête-de-Pie de voler ?

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