54. Au lever du couchant

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Tandis que la bise soufflait à s'en déchirer les poumons, pressée de rattraper le temps perdu, les regards cherchaient à éviter celui de Nellis sans pouvoir s’empêcher de scruter le teint blême de son visage lunaire. Reyn s'était affalée aux pieds de la statue de la démonifée et avait rabattu sa capuche de visombre afin d'offrir ses cheveux au vent. « Ouf ! encore un vers et je crois que je me laissais becqueter histoire de la lui boucler !

─ Et ça aurait bien pu finir comme ça vu que fermer ton clapet c'est trop dur pour ta face de canne !

─ Joli sauvetage, Tête-de-Pie, dit Quo.

─ Merci, de rien ! grommela la fée-lutin, balayant le compliment d’un bras osseux jadis potelé.

─ J'ai sentis un moment l’un de mes cœurs s'envoler quand tu t'es avancée vers lui et qu'il a posé son museau sur toi, confia Silène.

─ Ouais, bah, j'ai salement senti le moisi de son museau. Ça devait pas être jojo à l'intérieur. Quitte à être croquée, j'aime autant qu'on me mâche bien. » Le dédain de la Rate Chevelue, cependant, ne parvenait à enfouir les vestiges de ses tremblements.

Histoire d’évacuer leurs angoisses débordantes, ces trois dames partagèrent un rire franc sous l'œil furibond de Reyn qui fit mine de les ignorer.

Le couple se tenait légèrement à l'écart. Jilam, s'approchant à pas de loup de Nellis, lui saisit la main : elle était gelée. Il serra son corps contre le sien dans l’espoir de lui transmettre la chaleur du sort enveloppant qu’elle lui avait réservé.

« Qu'est-ce qui s'est passé au juste ? »

Son épouse dressa un sourcil incrédule. « Quoi qu’est-ce qui s’est passé ? On a répondu aux questions, voilà tout.

─ Non. Je veux dire… heu. Quand il t'a posé la dernière énigme, tu sais… eh bien…

─ Eh bien quoi ?

─ À ce moment-là, j'ai vraiment cru qu’il allait te grailler toute crue, et puis… l'instant d'après… voilà, on aurait dit que c'est toi qui t'apprêtais à l’engloutir.

─ Pfffff, pouffa la sorcière. Qu'est-ce que tu me chantes, mon idiot chéri ? Le manque d’air t’aura ratiboisé le ciboulot.

─ Je… » Il ignorait la façon de formuler ses sentiments. Les sinistres pensées qui le hantaient s'amusaient à jouer de mauvais tours à sa langue. Comme s’il était de retour dans sa peau de petit garçon terrorisé qui en voulait au monde entier de cette peur qui l’habitait ; ce monde qui se contentait seulement d'avancer sans jamais se retourner pendant que lui restait sans bouger à lorgner les traces dans la boue.

Aujourd'hui, il avait perdu la confiance de son épouse. Mais n'était-il pas celui qui avait commencé à douter d'elle ? Et à raison, ça il n’en doutait pas. Elle lui avait menti ; et même maintenant qu'il était tombé, par hasard, dans la confidence, elle s'évertuait à le maintenir à l'écart. Pensait-elle pouvoir le protéger alors qu'ils s'apprêtaient à confronter le plus grand danger qui soit ? Que pourrait-il donc lui arriver de pire que ce à quoi il avait déjà survécu ? Des mains noires… Souffle dans sa bouche…

Et toi… Quand est-ce que c’était la dernière fois où tu lui as vraiment parlé ? Hypocrite va !

Nellis l’avait quitté pour se poster entre les deux statues, là où quelques instants plus tôt se tenait le Sphinx. Droite en dépit des assauts du vent des cimes, la sorcière semblait défier le volcan. Puis se tourna soudain vers ses compagnons. « Eh bien, gens du bois ! Cette montagne ne va pas s’escalader toute seule !

─ Ouais, du nerf, remuez-vous le derche les ratacouards ! » aboya Reyn, qui une seconde plus tôt semblait plutôt encline à la sieste.

Les esprits à la bravoure éméchée mais toujours entière se dressèrent tel un champ de tournesols face au soleil, ignorant les plaintes de leurs os et les gémissements braillards de leurs muscles molestés. Les aventuriers entamèrent leur ultime ascension, vers un sommet où nul paradis ne les attendait, seulement l'antichambre des enfers ; le royaume du vice et de la démence où bonté et raison n’avaient nulle place.

La panse rebondie du Seratusor, loin des étroits défilés, gouffres et à-pics contre lesquels la troupe hardie avait précédemment bataillé, se bombait sous la forme d’une vulgaire pente nue, une plaine penchée, abrupte en certains endroits mais toujours praticable à deux jambes, semée de gravillons et d’énormes gravats dentelés et tranchants, vestiges de crachats d’éruptions qui depuis les confins de l’antiquité s’entassaient en multiples couches, comme la graisse gonfle la couenne. L'horizon, bien que dégagé, n'avait rien à offrir sinon les vagues de nuées. La pierre de lave et l’obsidienne constituaient la seule flore germant par ici. Une terre noire embrassant un ciel noir, il n'existait tableau plus triste et ennuyeux au monde.

Bientôt il se mit à neiger. Les flocons évoquaient davantage des cendres et fondaient à peine effleuré le sol. Leur toucher irritait la peau autant que les nerfs et instillait une saveur acide sur la langue.

Jilam jeta un œil derrière son épaule. Loin en contrebas, le démon et la démonifée se confondaient avec la dentelure des rochers. Les voyageurs n'avaient plus croisé l'ombre du Sphinx ni eu vent de sa présence depuis qu'ils arpentaient l'étroit sentier, indigne de son titre, tout juste une ornière de cailloux, sinueuse au possible, serpentant en tous sens le long du versant.

« Ne quittez pas le sentier d'une semelle ! Sous aucun prétexte ! » les rappelait à l’ordre Quo chaque fois que l’envie lui prenait.

La raison à tant de prudence ?

D’abord l’évidence, en ce lieu soumis aux caprices de la terre, où les crevasses pullulaient, tapies sous leur fine pellicule de lave rigidifiée ; ces bouches d'aération par lesquelles le Seratusor évacuait son trop-plein de fumées et que les fréquents spasmes du volcan bouchaient, débouchaient et rebouchaient au petit bonheur la chance. L’étourdi qui trébuchait dans ces gueules noires obtenait un aller direct – et simple – vers les entrailles du monde.

Mais le plus grand danger, selon Quo, émanait de la faune locale. Car à défaut de flore, il existait bel et bien des espèces – difficiles de qualifier d’animales – arpentant ce paysage désolé.

En premier lieu les vents-à-plumes. Aussi vieille que le ciel, leur espèce avait vu grandir la terre. La migration des vents-à-plumes engendrait les différents courants des vents. Mi-oiseaux, mi-légendes, leur plumage se composait d’air en perpétuel mouvement, et ils surgissaient et s’effaçaient au gré des flux atmosphériques. Il était rare d’en apercevoir car leurs nuées, non content d’être le plus souvent invisibles, voguaient au-delà de la voûte nuageuse, parmi les étendues de pureté, à la frontière séparant le berceau du ciel nu de l’empire du vide. Les volées de vents-à-plumes, discernables uniquement par leur sillage, fendaient les bancs de cumulus, leur danse sculptait la colonne d’orage, leur chant accompagnait les maelströms. Leur nourriture était la lumière du soleil et la rosée des nuages.

Les larvelaves, moins mémorables, n’en étaient que plus coriaces. Ces laides créatures naissaient dans le ventre fumant de la terre dont elles campaient les viscères, se repaissant des coulées de magma souterraines. Quand leur corps atteignait des proportions démentes, il se désagrégeait dans une puissante déflagration. La mort simultanée de plusieurs centaines ou milliers de larvelaves engendrait ainsi des éruptions cataclysmiques – dont certaines, aux dires de la démone borgne, remodelèrent par maintes fois et en profondeur l’argile du monde. Les jeunes larvelaves émergeaient ensuite du champ de scories né du trépas explosif de leurs aînées. Le cycle se poursuivait inlassablement, la mort des adultes perpétuait l’espèce. Les larvelaves étaient aux montagnes ce que les vers de boyau sont aux intestins des créatures vivantes : des parasites. Et leur épaisse cuirasse en pierre de lave savait résister aux conditions d’environnement les plus extrêmes, de la chaleur qui embrase les étoiles jusqu’au froid qui gèle l’espace vide.

Les aventuriers manquèrent pourtant de passer à côté de leur premier spécimen sans le remarquer, car l’œil, aussi aguerri soit-il, le confondait aisément avec une grosse scorie, posée négligemment telle une immondice en travers du « sentier » entre deux crevasses camouflées mais trahies par leurs fumeroles, et forçant les randonneurs à l’enjamber. Aucune réaction n’émana de l’affreuse bestiole quand Quo la première l’escalada. Mais lorsque ce fut au tour de Nellis, la larvelave remua sur son énorme bedaine noire. La sorcière, surprise, manqua de tomber. Elle avait senti le désir bouillonnant de la créature la traverser comme un aiguillon. L’engeance se nourrissait du sang de la terre, mais n’en dédaignait pas pour autant la chaleur des cœurs vivants. Et celle couvant à l’intérieur de la sorcière avait éveillé son appétit.

« Celle-là est jeune, elle n’a pas encore creusé son trou, déclara Quo. Elles sont nombreuses à grouiller autour du nombril de la montagne. Elles se gavent de soufre jusqu’à devenir assez fortes pour mordre dans la pierre. Du moins celles qui échappent à nos amies de Morbani. Ces dames emploient leur suc corrosif à bien des usages, en particulier à la fabrication de la liqueur de feu. Un vrai tue-boyau ! La châtaigne à côté, c’est du sirop ! »

Mais le véritable danger du Seratusor n’émanait pas des larvelaves ni davantage des vents-à-plumes.

La démone leur avait narrés comment ces derniers fabriquaient leurs nids à partir des hauts nuages pareils à du duvet. Parfois, un œuf venait à tomber du nid en empruntant la forme d'un énorme grêlon. Les esprits du feu et de la roche le couvaient alors sous l’œil maternel d’une nuit sans lune, et l’éclosion d’un tel œuf engendrait une créature sans nulle autre pareille au sein des deux mondes : un serakil.

La conjonction de deux esprits, deux non-existences, paradoxalement, enfantait la vie ; de deux négatifs résultait un positif. Et le Seratusor, en dépit des apparences, fourmillait de vie, une vie difforme, fruit d'une reproduction bâtarde, terreau de mutations obscènes à l'image de son environnement.

Les serakils constituaient des êtres à part et uniques au sein du règne des espèces, observés exclusivement sur les pentes de ce volcan des confins. Ces rejetons du feu et de la roche, dont la vie fut insufflée par l'esprit du vent, arpentaient sans but sous l’aspect d’ombres au sang de feu le pays oublié des nuits sans fin. Quand il n’errait pas sans but dans le giron du cratère paternel, le serakil se creusait un terrier dans la roche. Les crises de colère de la montagne finissaient par ensevelir le nid qui se changeait en cocon pétrifié. À son réveil, parfois après des millénaires de sommeil, le serakil poursuivait son éternel vagabondage comme si de rien n’était, l’esprit aussi vide que le ventre car, pour ces êtres, il n’était nul besoin de se nourrir ou de penser. Aucune volonté n’animait le serakil. Il ne cultivait ni joies ni chagrins, n'entretenait aucun désir, même instinctif. Sa triste existence se résumait à un long gouffre n’ayant jamais accueilli le moindre torrent, dont la source s’était tarie avant même sa naissance, consumée tout entière par les esprits qui l’avaient couvée.

Quo leur avait narré en guise d’avertissement la mésaventure d'un de ses voisins. « Une nuit de lune de sang, gorgé de liqueur comme une amphore, il a voulu attraper un serakil, curieux du goût que cela pouvait avoir. On ne l'a jamais revu. Les serakils sont inoffensifs à moins qu'on les dérange, et ils ont une large interprétation de la notion de dérangement. C'est pour cela que vous ne devez, sous aucun prétexte, quitter le sentier. Tant que nous le parcourons, les serakils n’attaqueront pas. »

Le serakil ne possédait pas d’apparence propre, ou plutôt, son aspect était aussi varié que les espèces venues mourir autrefois contre la chaude bedaine du Seratusor, dont la carcasse ronflante regorgeait de fossiles en tout genre, vestiges d’existences par lesquels s'incarnaient les serakils. Les ossements fossilisés et les sédiments renfermés dans les fossiles conservaient des fragments obscurs de la mémoire des êtres ayant foulé la terre de jadis. Enveloppes bâtardes à l’esprit béant, les serakils ne détenaient rien pour eux, pas même leur forme. Et le Seratusor constituait l'unique terreau fertile au monde pour cette espèce sans conscience : son épiderme charriait quantité de fossiles comme autant de peaux mortes, tandis que son immensité folâtrait avec les marches célestes, domaines des vents-à-plumes.

Les pieds brûlés comme s’ils embrassaient nus la roche grésillante, nos aventuriers évoquaient des fourmis égarées incapables de retrouver le chemin de la fourmilière et par conséquence condamnées. Suffocant, Jilam titubait, les semelles à tâtons, dérapant sans arrêt sur les graviers, se cognant contre les gravats, le visage grave sous son bonnet. Il n'aurait su dire s'il faisait chaud ou froid, car la magie de Nellis le maintenait en partie hors du monde sans parvenir à l’en sortir totalement. Le vent geignard hurlait à ses oreilles douloureuses ; puéril, le bousculait sans arrêt.

Une brusque éruption de flammes à une petite centaine de pas du groupe attira soudain son attention. Le jeune homme cilla frénétiquement des paupières, incapable de croire à ce que ses yeux prétendaient voir. Une silhouette éthérée dansait en lévitant au-dessus d’un puits de soufre fumant. On aurait dit un renard. Un vague souvenir traversa son esprit enténébré tandis qu’une musique fredonnée s’étalait dans l’air moisi.

Lorsqu’il reprit conscience, Jilam se découvrit avec effroi hors du sentier. Le renard tournoyait autour de lui. Le corps de l’animal arborait une texture de brume vaguement étincelante. Les notes s’estompèrent dans la bise.

« Jilaaam... » Le garçon sursauta. C’était la voix de Tante Hortia, du moins telle qu'elle survivait dans sa mémoire. Sa main serra la montre à gousset bien au chaud sous le manteau.

« Le regard se voile. Le renard s’envole », chantonna la tante.

Son bras se tendit pour caresser le museau allongé. Les mâchoires du voleur-de-poules s'écartèrent alors en un sourire narquois et un ricanement jaillit, cinglant sous l’aspect d’une bourrasque qui frappa de plein fouet Jilam, dont le corps se trouva brutalement paralysé.

Il n’eut pas le temps de saisir sa peur qu’un trait embrasé fusa, frôlant sa joue. Le renard caquetant évita le dard rougeoyant d'une pirouette aérienne.

Le vent siffla méchamment, le volcan poussa un long grognement. Le ciel tonna sa désapprobation. Mais la sorcière n’avait cure de leur avis et un second projectile enflammé bondit de sa paume. Le renard l'esquiva par un fabuleux salto. Son pelage de fumée se hérissa d’écailles dorées lesquelles émirent un brasillement menaçant. Ses yeux jaunes pétillaient de furie à l’égard de l’importune.

Soudain, il explosa en une giclée d’étincelles ; faute d’avoir anticipé la trajectoire en boomerang de la flamme de Nellis. Son rire s’évanouit dans la bise rageuse.

La sorcière se précipita vers son mari hagard qu’elle secoua pour l’évacuer de sa torpeur ensorcelée avant de le ramener manu militari auprès de la troupe.

« P-pardon… » parvint difficilement à formuler Jilam à l’adresse de son épouse et des autres.

Claquement sec ! La gifle était partie avant que le cerveau ne songe à retenir le bras. La griffe de l'index avait légèrement éraflé la pommette. Nellis inspira un grand coup, retint ses excuses, et déchaîna sa colère :

« Concentre-toi Jilam ! C'est pas le moment de rêvasser ! C’est ici et maintenant que ça se passe ! » Malgré ses efforts, l’angoisse vive perçait clairement dans sa voix. « Tu as voulu venir. Il est temps que tu prennes les choses au sérieux et que tu te débrouilles un peu par toi-même. Je ne serai pas toujours là, tu sais. »

La langue de Jilam resta pétrifiée, se contentant de toiser son aimée en mâchonnant ses lèvres. Ce n’était pas la gifle, ni l’humiliation de se faire tancer comme un môme qui le dérangeait, non, mais les dernières paroles prononcées par la sorcière. Je ne serai pas toujours là… Qu’est-ce que ça veut dire au juste ?

Niché entre leurs jambes, Mú observait les deux époux avec l’attitude du prédateur prêt à bondir. À vrai dire on eut plutôt dit un gamin qui assiste par un malencontreux hasard aux chamailleries de ses darons. Quant au petit dernier, le Mousse-en-herbe, on n’en distinguait que les oreilles dépassant de la sacoche de Jilam.

Grondement des profondeurs… tremblement spasmodique… la terre et l'air vibrant de concert… cascade de gravats, gerbes de graviers !

En l’espace de quelques souffles, le chant de la pierre cessa, le sentier se liquéfia avant de s’écouler tel le courant d'une rivière, entraînant nos fourmis errantes dans sa démence.

Nellis, par réflexe, agrippa la manche de Jilam, et en moins de temps qu'il faut au cœur pour battre, ils se retrouvèrent à léviter tels deux flocons jetés au vent. Mú, les griffes plantées dans le mollet de la sorcière, couinait comme un chaton. De son perchoir transparent, le couple aperçut Quo. La démone s'était emparée de Silène et protégeait l’elfe de son corps. Plus loin, ils découvrirent les deux Rats Chevelus, courant à bride abattue pour distancer la chevauchée furieuse des rochers. La sorcière récita un sort. Le sol craquela, se fendit, et une main de pierre saisit au vol les deux rongeurs avant de se refermer en un poing contre lequel se brisa le torrent rocailleux.

Le chaos éteint, Nellis les ramena tranquillement sur la terre ferme. À peine ses pieds touchèrent le sol qu’elle chut dans les bras de Jilam. Ce dernier l’embrassa sur les joues, le front, les paupières afin de ranimer un tant soit peu le visage qu’il avait peine à reconnaître tant il évoquait une figure de glace fondue au soleil. Le goût salé et la texture poisseuse de la sueur sur les lèvres, il hurla « Nellis, Nellis ! » et l’étreignit de toutes ses forces pour rompre les tremblements frénétiques qui la possédaient.

Un long moment aux airs d’éternité plus tard : « La ferme, bon sang de troll, j’ai déjà assez le crâne en feu comme ça », gémit la sorcière avant d’ouvrir les yeux. Mú et Mousse-qui-pique lui sautèrent alors dessus en couinant de joie. « Déguerpissez les rats ! J’ai besoin d’air ! »

Les regards des deux époux se heurtèrent, plein de fièvre. Du pouce, Nellis caressa l’infime entaille sur la joue de son amant comme si elle essayait d’effacer une saleté.

Au travers des larmes, ils se mirent à détailler le paysage, inchangé, aussi morne que celui qui avait précédé le brutal charivari. Plus loin en contrebas, le poing de pierre s’effrita avant de mourir en poussière, libérant nos deux Rats, la face blanchie de cendres, qui n’en menaient pas large. Quo avait salement écopé mais n’en tenait pas moins toujours debout, quoique boitillante, et loin de s’émouvoir de son état, évacuait sa douleur derrière une mine guillerette. « Ne vous bilez pas trop, j’ai connu pire », s’empressa-t-elle de rassurer ses compagnons. Silène, de son côté, ne déplorait que quelques contusions à ajouter à sa collection.

« Hé ! t’as paumé un bout de corne », souligna Reyn à l’intention de Quo. En effet, un bon pouce manquait à la corne gauche de la démone. « Elle aura sous peu repoussée », dit-elle simplement.

Pas le temps d’évacuer tranquillement leurs émotions, l’effort de l’ascension s’en chargerait. Le Seratusor n’était pas un lieu où camper, bien trop instable et dangereux, les derniers évènements le prouvaient. Aussi les esprits n’avaient-ils d’autres choix que de ravaler leur épuisement et d’avancer en portant leurs nerfs à bout. Désormais seule la volonté collective insufflait aux egos l’énergie nécessaire pour continuer. Les échos du séisme initial rythmaient la cadence. Les vibrations de la terre secouaient l’air, dessinant des mirages.

Les ronflements du Seratusor se muèrent soudain en un terrible gémissement. Les regards remuèrent en tout sens en quête de la source du raffut, et malgré la pesanteur des paupières, s’ébahirent à la vue d’une grande ombre se détachant du ciel cendreux. Les esprits frissonnèrent à l’idée que le Sphinx, plombé par son appétit, soit revenu sur sa parole.

La silhouette dans les airs grossit tout en prenant forme, révélant les contours d’une tête flottante, monstrueuse malgré la distance. Le reste du corps ne tarda pas suivre, émergeant des nuées obscures telle une vision spectrale. L’apparition titanesque continua de grandir et de s’élargir à mesure que ses longues foulées la rapprochaient des voyageurs piégés sur le sentier. Les pensées se firent échos. Ce qu’ils contemplaient au bout du compte n’était rien de moins qu’un… géant !

Oui. Pas de doute. Un géant. L’un de ces géants qui hantent les légendes de l’ancien monde, le mythe parmi les mythes. L’immense silhouette, malgré ses traits humanoïdes, dévoilait un physique des plus singuliers. Comment le décrire ? Disons que… rien ne semblait à sa place. Le squelette évoquait un puzzle que l’on aurait monté à l’envers et bourré de pièces en trop. Nourrir un corps aussi massif obligeait certainement son détenteur à se bâfrer en continu et ne pas dormir au risque de voir ses muscles s’atrophier et ne plus jamais pouvoir se relever. Sans doute les géants dormaient-ils debout. Or malgré cet amas de chair et d’os irrigué par des fleuves de sang, l’ensemble paraissait étrangement léger. Quelque chose clochait dans sa démarche, très fluide en dépit de sa carrure de mastodonte. Le géant se mouvait en gondolant.

Le colosse avait la tête littéralement dans les nuages. Le ciel noir chargé vomissait des éclairs violets et braillait à s’en déchirer la panse. Quand le titan se courba, il dévoila au monde ses orbites semblables à des foyers d’énergie pure. Son lumineux regard harponna les voyageurs figés d’effroi et d’admiration. Ses yeux crachaient la foudre. De sa colère émanait l’orage.

Dans leur folie hallucinée, les esprits s’imaginaient avoir remonté les époques jusqu’aux origines du monde, du temps où deux soleils brûlaient dans le ciel. Ils se remémoraient les récits de Garlik au coin du feu. Les géants, par millions, étaient tombés dans leur guerre contre l’Antique Tyran et ses rejetons légions. Le ventre du Seratusor, nid du Serpent, devait regorger de leurs dépouilles fossilisées. Aussi rien de plus normal qu’un serakil empruntât leur apparence. Ce géant-ci n’était qu’un reflet dans une mare, fait ni d’os ni de chair mais de feu et de roche, une ombre dans la nuit.

Le serakil pencha la tête comme pour jauger les fourmis à ses pieds. Il atteignait, au juger, la taille de vingt trolls de pierre empilés, à deux ou trois gnomes près. Il aurait pu aisément éventrer la montagne d’un coup de poing. Ceux des insectes se serrèrent, toutes les bouches retinrent leur souffle. Le serakil les dardait à travers le feu mystique de ses cavités, à croire qu’il réfléchissait.

Les nuées chaotiques se mirent à tourbillonner autour de son crâne bosselé. Les éclairs sortant de ses yeux se retournèrent subitement contre lui. Le titan secoua sa trogne massive tel un ruminant qui s’acharne vainement à chasser les mouches. Ses membres aussi imposants que les Trois Gourdins de Gran’Pa-la-Chance piétinaient et martelaient à faire vaciller le Vieux Sera sur son socle plurimillénaire, projetant des gerbes de rochers en tout sens sur des milles à la ronde. Plusieurs débris, certains épais comme des chênes, rebondirent sur la bulle ensorcelée que Nellis avait gonflée en hâte. Les râles furieux du ciel s’intensifièrent, accompagnant la rage muette du géant fantôme.

Enfin le serakil rebroussa chemin, jusqu’à s’évanouir dans les ténèbres qui l’avaient engendré, et seul le diadème d’éclairs violets témoignait encore de sa réalité. Le vacarme déchirant s’apaisa pour revenir à un tumulte plus supportable tandis que la troupe demeurait là à mariner dans le jus de sa vibrante angoisse.

« Merci l’orage ! s’exclama Reyn une fois les cœurs repartis.

─ Merci Nellis ! » rectifia Jilam.

Chacun se tourna vers la sorcière, ébranlée et soutenue par son mari, respirant avec peine, les cheveux en bataille habillant sa pâleur mortifère. Alors qu’elle semblait avoir épuisé jusqu’à l’ultime zest de ses forces et sur le point de sombrer, la même question dansait sur toutes les lèvres sans qu’une seule n’ose la cracher.

Bien qu’ils n’aient pas encore posé le regard sur ses portes, l’ombre de Morbani pesait déjà sur eux, jurant de les écraser. Et dans son sillage rampait celle de Nazukahi.

La sorcière sera-t-elle en mesure de vaincre son ennemie ? Tel était le doute qui les dévorait pendant que l’obscurité s’attelait à engloutir la dernière lumière du monde.

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