55. Tutoyer les nuages

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« Imaginez le monde sous les traits d’un unique et vaste océan. Les nuages sont l’écume des vagues virevoltantes charmées par les courants du vent. Les races anciennes et jeunes qui peuplent les abysses de la terre frétillent tels des poissons sous le ciel de la surface, les ballets d’oiseaux évoquent les bancs chatoyants de sardines et les griffons, ombres de requins, fusent au travers de ces nuées sous-marines. Il n’est rien au-delà de cet océan-monde, rien que de frêles îlots solitaires croisés dans la brume. L’univers ne dépeint qu’un vide froid embrasé d’étoiles ; les astres trônent en divinités, prophètes de mythes éteints, mirages lointains noyés sous l’impénétrable mystère. Les vents-à-plume, messagers des dieux, caquètent en écho aux goélands.

Et au cœur de ces immensités profondes, nichées sur leur rocher sculpté dans le feu froid, les démonifées règnent sans partage. Reines de la terre noire et du ciel bleu, elles trônent au-dessus des eaux sombres qui emprisonnent la vie fourmillante dans ses tréfonds. Maîtresses d’un empire aux champs de brises et de nuées, elles cultivent les vents, arrosent et taillent les cumulus, récoltent l’orage et barbotent dans l’œil des typhons. Les démonifées nourrissent l’ogre ténébreux du secret, un masque doré couvant le feu sacré de leur effroyable conscience. Elles sont à la fois le pollen aux origines des jardins et la pourriture qui ronge les fleurs ; et le cratère de Morbani est pareil au trou béant de leur généreuse poitrine, la flamme y embrase le gel puis se pétrifie. La petite nuit ronronne dans le creux de son nid, sous un auvent de neige flamboyante, à l’abri du méchant jour, derrière le triple rempart qui l'entoure, trois longs bras écorchés taillés dans les falaises noires enlaçant la gueule du monstre endormi. La passion cruelle siffle ses râles aux oreilles des jouissantes ténèbres. Ce lieu ne connaît aucun repos, seulement la douce folie des âmes insomniaques. »

La voix rauque de Quo vibrait dans l’air froid figé de la tente martelée par l’impitoyable bise des cimes. Les pans de feutre claquaient sous les multiples couches tannées de chèvre argienne à l’or délavé. La bataille semblait perdue d’avance. Les volontés luttaient contre leurs propres doutes, légions hurlant aux confins des consciences.

Ils s’éveillèrent tous au son de la bouilloire, dont le sifflement s’accouplait à celui du vent enhardi par la cavalcade d’une aube aux teintes de crépuscule. La quiétude, depuis toujours, était bannie des frontières de ce ciel, dont la suprême fureur ne connaissait aucun repos ; l’éveil permanent ; le sommeil ? un songe lointain. Les aventuriers gesticulaient entre les obscures mâchoires du vacarme dont l’infâme hurlement jurait d’engloutir ce que les épreuves leur avaient épargné de raison. Le Seratusor, dont l’ombre dévorait toutes les autres, se dressait, impérieux et implacable, un index monstrueux tendu devant les lèvres de son cratère.

Le secret sanctuaire des démonifées baignait dans les eaux cristallisées d’un glacier. Ce dernier arborait le teint gris d'un géant malade, le ventre gonflé de tumeurs grises. Durant les orages fréquents, le visage du glacier rayonnait de foudroyante rage, et les éclairs le peignaient d’un maquillage bleu-violet. Le reste du temps, le titan souffreteux ronflait, allongé sur ses affres, emmitouflé dans une couverture de neige cendreuse à l’aspect de vieille pelisse puante ; elle s’amoncelait sous la forme d’une croûte laide sur son épiderme chatouilleux, lequel frissonnait sans arrêt sous les caresses maladroites du vent dément. Le glacier luttait perpétuellement contre ce souffle tapageur et schizophrène, tantôt ascendant, tantôt descendant, et dont les doigts maniaques ne cessaient de sculpter sa panse givrée et de retailler ses grosses hanches encroûtées au gré de ses caprices enfantins. Le glacier grimaçait sous les coups violents des cisailles de la bise torturée, ses traits valétudinaires se fendaient de profondes fissures sans cesse creusées par ses propres remous. Les averses de flocons cendreux s’acharnaient à refermer les plaies béantes, et sous ce baume les tréfonds sommeillaient, leurs sombres secrets scellés de suie.

La bedaine du titan gelé s’agitait d’un sommeil difficile dans le creux de la poitrine du Seratusor couronné de ses nuées, vieilles couvertures sales en dessous, mais dont le dessus évoquait plutôt une vaste plaine rose et duveteuse. Cette prairie céleste s’étendait partout où le regard ébahi se promenait. Il était tentant, pour l’esprit charmé, d’aller gambader parmi ces herbes de rosée et de bourgeons d’averses, terrain de jeu des vents-à-plumes qu’aucun œil, qu’il fût démon ou chouette, ne pouvait distinguer dans les bourrasques. Seul le chant mystique de ces oiseaux volatiles trahissait leur présence. Épousant la bise, jamais il ne se taisait, mettant à rude épreuve la raison de nos voyageurs.

Traversée les prairies d'eau et de vapeur, la troupe d’aventuriers touchait à présent aux frontières de la lande désertique ; tels des tiques, ils grattaient la paupière inférieure du volcan endormi. La glace cristallisée étincelait de feux d’artifice sous un ciel céruléen à la pureté inégalée. Vibrant de splendeur, l’orgueilleux Seigneur du Zénith chevauchait son destrier Azur avec la fougue de sa prime jeunesse ; pas de monstrueux nuages à pourfendre, rien que les étoiles à séduire. Sa morne sœur rougeoyait de jalousie dans l’ombre du soir. La Dame du Couchant appelait son jeune frère afin de l’embrasser avant d’aller au lit, l’enjoignait de descendre de monture, mais le capricieux nobliau s’y refusait, geignant dans un torrent de rayons larmoyants.

Une mer de vagues or, vertes et pourpres inondait cet univers, si étranger aux esprits du bois. La progéniture des insondables abysses franchissait à présent la surface de leur océan terrestre et contemplaient, les joues moites de larmes séchées par les doigts râpeux du vent, la splendeur du véritable ciel au lieu de son reflet mensonger.

À cette altitude démentielle, en ce lieu où les créatures de la terre respiraient l'air des dieux, il devenait impossible d’inspirer et d’expirer sans souffrir d'atroces maux de têtes et de violents vertiges. Jilam luttait constamment contre les nausées atroces, inimaginables, l’estomac dans la tête et le cerveau dans les chaussettes. Ses jambes, taillées dans le plomb comme tout le reste de son corps, luttaient contre leur propre poids pour le charrier. Silène et Reyn souffraient elles aussi durement, habituées qu'elles étaient à l'atmosphère riche du bois. Tête-de-Pie résistait mieux, grâce soit rendue à ses solides poumons de fée alliés à ses talents d'apnée de lutin. Elle n'en traînait pas moins ses pattes courtaudes sur la surface grise de neige givrée. Quant à Quo, si elle peinait, elle se gardait de le montrer, s’évertuant à marcher toujours devant de sorte qu’elle ne livrait que la courbe de son dos à reluquer.

Nellis les avait entourés d'une bulle d'air concentré, et le sort l'épuisait grandement, mais sans sa présence la moitié du groupe n’aurait pas manqué de suffoquer à mort avant d’atteindre le sommet. Quo leur avait expliqués que, durant l'escalade du Seratusor, et quand bien même la traversée du glacier cendré était plus aisée sur l’autre versant, par le biais du sentier des démons, il était courant que des offrandes succombent. Leurs dépouilles étaient impitoyablement abandonnées à l’appétit charognard du Sphinx. Aussi, les têtes-à-cornes s'assuraient durant leur pèlerinage de dévorer les éléments les plus faibles de leur cheptel afin de sauvegarder les plus vigoureux pour l'ultime ascension.

Le glacier chantait : l’écho vibrant d'une bataille faisant rage dans les tréfonds, cachotteries ronronnées. Le sombre monument gris projetait une ombre blanche dans la lumière rosée. Ses craquements évoquaient les geignements macabres d'un bébé dragon. Sa carcasse s’enroulait telle une collerette de cobra autour de la nuque du Seratusor aux poumons encrassés et dont les giboulées glaciales pissaient la suie. L’accouplement du volcan et du glacier engendrait des fruits de diamant qui, telles des tumeurs, brûlaient les entrailles du titan gelé et brillaient d’une lueur si vive qu’on eut dit que Sa Grandeur avait jadis avalé toutes les étoiles, et que le ciel nocturne n’était que le reflet de son ventre gargouillant.

C'est au cœur de ce paysage d’extrême froideur et de brillante cruauté que nos braves fous furent les témoins – infortunés ? privilégiés ? – du trépas de la dernière lumière du monde. Elle leur évoqua une pauvre créature mourante, un embryon ayant éludé l'existence pour se précipiter directement dans les bras de l'au-delà. Ce signe annonciateur, tel un prophète funeste, présageait du triomphe ultime de l'obscurité. La pitié se confondait avec l'amour, et l'amour avec la peur. Chacun discourait avec sa solitude comme en compagnie d’une vieille amie.

Aucun appel, aucune larme n'aurait pu retenir la lueur agonisante dans cette existence. La dernière étoile du ciel délaissait le monde en le livrant à la nuit profonde. Les esprits du jour la vilipendaient, l'appelaient traîtresse, l'invectivaient des pires noms que même les abjectes ténèbres auraient renié. Le désespoir accompagnait l’ombre inéluctable qui approchait, rampant contre l'écorce du monde, bavant sur sa figure écorchée. La sangsue répugnante projetait une odeur d'iode et d'oxyde. Elle respirait les espoirs et en retour soufflait la ruine.

L'aube épousait le crépuscule ; la Demoiselle et la Dame, que l'impénétrable nuit séparait depuis leur naissance, se rencontraient pour la première fois en cet instant fatidique, broyant dans les mâchoires de leur étreinte aimante leur frère larmoyant. Le Seigneur du Zénith offrait une pâleur capable de rivaliser avec celle de leur mère lunaire. La réunion des deux sœurs séparées depuis l'aube des temps embrasa l'ultime feu du jour mourant ; son infâme éclat, couleur de sang, auréolait la cime du volcan.

Jilam n'avait pas fermé l'œil depuis trois jours. Un méchant forgeron versait son métal fondu dans ses orbites. La fatigue lui insufflait des hallucinations, généreusement accentuées par l'effarante lumière pourpre de ce crépuscule sans fin. Il voyait des nuées de mouettes survolant l'étendue d'une mer rouge, des papillons démesurés aux grandioses ailes arc-en-ciel. Il tendit le bras pour en attraper un. Le joyau insecte s'éteignit dans le creux de sa main.

Et pendant ce temps le cratère ne se lassait pas de se jouer d’eux en s’éloignant à mesure qu’ils grimpaient, se tordant d’une moue narquoise au gré des mirages.

Les cœurs tambourinant à la limite de la rupture, les poumons flétris, fourbus de crampes jusqu’aux os, ils se résignèrent à faire étape sous l’ombre d’une gigantesque congère de glace ayant pour seul mérite de les défendre un tant soit peu du mépris de la bise acariâtre. L’énorme verrue givrée rayonnait en son cœur, à croire qu’elle avait avalé une aurore un matin pour ne jamais la recracher.

À chaque regard qu’ils posaient sur le paysage la même pensée les traversait : ce monde n’était pas le leur, aucun d’eux n’y avait sa place. Hormis le Sphinx et les serakils, nul ne foulait ce versant de la montagne. Ce domaine appartenait aux temps jadis, souvenirs brumeux, y compris dans la mémoire du monde ancien. Chaque souffle, difficilement récolté, le murmurait aux consciences échaudées.

Sous la tente secouée de tremblements, les corps se réchauffaient de leur mieux tandis que les esprits terrassés de lassitude vagabondaient dans les méandres flous séparant le jardin des pensées de l’empire du songe. Nellis s’était abstenu de confectionner un orbe solaire, et nul n’avait osé lui réclamer malgré l’envie. Le noir régnait dans le cocon de feutre, et pour la chaleur, on la puisait chez son voisin. Collés les uns aux autres, on eut dit une couvée d'oisillons attendant le retour de leur mère. Le ciel au-dehors moquait leur volonté qu’il jugeait vaine, les appelait à glisser dans le sommeil et ne plus en ressortir. À contrario son chant ténébreux, gavé de malice, leur refusait ce confort, broyait entre ses notes discordantes les dernières pensées sereines.

La première nuit fatidique de la lune de sang approchait à grand pas. Déjà, les nuées annonçaient son galop conquérant, et le rugissement des hordes de fantômes et de monstres sans visage qui l'escortaient.

Alors que les âmes veillaient malgré elles, Reyn apostropha Nellis : « Parle donc de notre ennemie qui nous attend là-haut. »

Sur quoi la sorcière soupira longuement avant de répondre : « Tu en sais tant et plus. Je vous ai déjà tout déballé à son sujet. À quoi bon ressasser ?

─ Parce que demain, ou après-demain, avec un peu de chance – si c’est vraiment de la chance – on lui fera face à la harpie. Et j’aime savoir sur qui je pointe ma lance avant de la lui plonger dans le cœur. Tu nous as parlé d’elle, oui, en long, en large, en travers, tout ce que tu veux. T’as pointé ses points faibles, le peu qu’elle a ; tu nous as déballé son histoire, le peu que tu connais. On connaît par cœur le bois dont elle est faite. Par contre, pour ce qui est de ce qu’elle est, je veux dire de ce qu’elle est dans ses racines, alors là souche creuse.

─ À quoi ça te servirait de savoir ce genre de choses ?

─ Fiente-de-vent ! pour vrai j’en ai surtout plein la panse de ce silence. Personne qui cause depuis des jours, pas un qui couine. Ça me grignote les bourgeons, je vous jure… à me taper le bulbe contre le caillou. »

La brusque sortie de l’elfe fit sursauter la nichée. Nellis, par trop épuisée, ne chercha pas à lutter et céda aux caprices de l’oisillon malaimé. Pourquoi ces réticences ? Elle se le demandait. Face au Sphinx, elle s’était livrée. Son être à nu, dépecé de ses moindres oripeaux, avait été exposé à la vue de tous. En quoi parler de Nazukahi pouvait lui nuire davantage ?

Elle inspira une grosse goulée d’air rance pour rompre la fatigue. Le froid servait au moins à masquer les odeurs des corps usés. Faute de feu pour faire un coin, elle se contenta de narrer aux ténèbres abstraites.

« Qu’est-ce que je pourrais bien vous dire ? Je ne l’ai pas connue longtemps, et c’était il y a déjà vingt ans. Je ne suis déjà pas douée pour juger les gens. Sans parler de ma mémoire à la ramasse. Enfin bon. Quoi dire ? hum… Nazukahi. » Elle prononça ce nom comme un mantra – était-ce pour chasser le mauvais œil ou l’attirer ? elle l’ignorait – et tâcha de remuer ses souvenirs déloyaux.

« Son désir, il est plus fort que tout. Comme tout vampire qui se respecte. Leur nature les pousse à vouloir toujours plus. Les océans du monde ne sauraient les abreuver, ni toutes les étoiles du ciel les éclairer. Nazukahi, elle, est encore au-delà de ça. Elle est non seulement une vampire mais aussi une sorcière. Deux pouvoirs, deux avidités que rien ne peut assouvir. Elle est comme une mère qui porte en elle les puissances de deux mondes réunis en un. Difficile de mettre des mots sur ce qu’elle est vraiment. Parce qu’elle est toujours changeante. Comme le courant du vent. Elle peut souffler le chaud et l’instant suivant souffler le froid. C’est un esprit libre et en même temps esclave, à la fois maître et asservi à ses désirs. Ce qu’elle convoite elle l’obtient, et pourtant elle n’obtient jamais ce qu’elle convoite.

« Son désir exige toujours plus et, pour le contenter, elle est prête à tout consumer sur son passage, jusqu’à elle-même. Sa solitude est sa peine et sa joie. Ce qui fait défaut à son existence, c’est un œil témoin pour admirer ses œuvres et une bouche amie pour l’acclamer. Depuis la disparition de celle qui l’a élevée et lui a inculqué ses premiers savoirs, elle n’a eu de cesse de chercher quelqu’un pour la remplacer. J’ignore combien de candidats ont été évincés avant moi, et je n’ose imaginer leur sort. Pour ma part, j’ai eu de la chance, beaucoup de chance. Je me suis assez vite rendue compte de sa vraie nature. C’est comme un soleil. Elle vous illumine, tire de vous le meilleur de vous-même. Et en même temps, elle vous brûle, vous ronge de l’intérieur. Elle s’implante en vous, vous agrippe et ne vous lâche plus. D’un coup d’œil elle voit en vous. Laissez-lui une seule petite ouverture et elle se faufile telle une mouche pour semer ses larves. Entre ses mains, vous êtes une chandelle. Vous brillez jusqu’à vous consumer. Et une fois que vous n’êtes plus qu’un tas de suif, elle vous ramasse, vous avale et vous digère. Vous ne mourez pas, ce serait trop facile, non, vous gardez une part de vous dans cette vie, une part de vous qui lui appartient, qui devient une part d’elle. Il n’y a qu’une chose à faire si vous avez le malheur de la rencontrer : courir, courir le plus vite et le plus loin possible et ne jamais se retourner au risque de croiser son regard. Car il ne vous lâche pas, jamais. Il vous accompagne jusque dans vos rêves. Il vous scrute, tel un masque, sans jamais ciller. »

Là, elle s’interrompit sous le coup d’un poids nouveau au niveau du vide qui fut son cœur. Les oreilles autour d’elle n’en demeuraient pas moins suspendues à ses lèvres.

« Tu dis qu’il faut fuir dès qu’on la croise, alors même qu’on s’apprête chacun ici présent à frapper à sa porte. Voilà un conseil de mauvais ton particulièrement mal placé. Cela équivaut à avertir quelqu’un du danger du vide après qu’il ait sauté de la falaise. » Le sarcasme de Quo agaça Nellis.

« Vous pouvez encore rebrousser chemin si ça vous chante. Il n’est pas trop tard. »

Et Quo de répondre à sa méchante humeur par un tendre sourire. « Oh si, ma chère, il l’est. Il est trop tard depuis le début. »

Ces paroles aux accents d’énigme eurent l’effet d’un sort, sonnant le glas des esprits présents qui tous s’effondrèrent les uns après les autres. Une fois n’est pas coutume, Nellis s’endormit avec la soudaineté de l’éclair, tel un nouveau-né, la tête dans le creux du ventre de Jilam.

Le crâne difforme du Seratusor se perchait loin au-dessus des nuages. Sa grasse panse avait disparu, avalée par un océan de grise écume où batifolaient les baleines blanches. Des perles de givre scintillaient sur tout le pourtour de sa couronne. Sa morne majesté offrait pâle figure devant la splendeur infinie du ciel crevé de myriades d’étoiles. La montagne, de son cratère avide, semblable à une orbite privée d'œil, lorgnait cette immensité inquiétante où secrets et mystères tapissaient les confins de la compréhension. Sa jalousie brillait telle une pupille de félin dans l’obscurité. Le puissant volcan luisait d’une rage contenue, tendait son cou à l’adresse du ciel narquois, incapable de se défaire de ses racines solidement ancrées aux abysses terrestres. Sa gueule souffletait des volutes de soufre ponctuées de crachats d'étincelles. Non pas des étincelles, plutôt des nuées de papillons scintillants.

Oui, cette nuit, les étoiles dansaient en l’honneur de la lune de sang. La maîtresse de mauvais augure était apparue, à bord de son attelage tiré par des nébuleuses, sous une pluie de constellations. Sempiternel triomphe, qu’un gong macabre salua de son immortelle voix.

« La Cloche des Nuits-Sans-Fin ! s’exclama Quo, une lueur d’appréhension sur son visage qu’aucune cagoule ou capuche ne défendait des baisers du froid mortel.

─ Qu’est-ce que ça veut dire ?! vociféra Reyn afin de se faire entendre au travers de la furie des vents.

─ Elle appelle les démons à se rassembler avec leurs cortèges ! Les portes de Morbani vont sous peu s’ouvrir, il faut nous hâter ! »

Et c’est ce qu’ils firent. Cette pression nouvelle et soudaine écarta un tantinet la fatigue de leurs jambes qui se mirent à battre d’une vigueur renouvelée les flancs du cratère. Le gouffre de froide lumière ne tarda pas à s’ouvrir sous leurs pieds. À la surface des yeux hagards, au blanc veiné par le manque d’air, des nuées de mouches s’agitaient. La caldeira dessinait un vaste cirque ceinturé de plusieurs terrasses séparées par une triple muraille naturelle formée par les cônes de scories d’antiques éruptions. Le magma sculpté en une farandole de silhouettes tordues évoquait une armée de géants figés dans le supplice de leurs derniers instants.

La vision mirifique et terrifiante engendra des frissons le long de plusieurs échines.

« Morbani, nous y sommes ! » Le timbre de Quo mêlait la crainte à l'excitation.

« Joli ! commenta Tête-de-Pie. Très joli ! Bon, je crois que j'en ai assez vu ! Il ne faudrait pas se gâcher le plaisir, ce qui est beau de loin l'est souvent moins de près ! Allez, hop, demi-tour mauvaise troupe ! Temps de décaniller canailles ! »

Personne ne suivit son mouvement feint ni ne réagit à sa plaisanterie dont le seul but était de détendre un tantinet l'atmosphère désoxygénée. La fée-lutin était ainsi, ils l'avaient tous appris au cours de leur voyage, mais son art avait touché les limites de son pouvoir devant la lisière de cet outre-monde qui s’offrait à eux, le nombril à l’air.

Le sentier cahoteux qu’ils suivaient depuis leur rencontre avec le Sphinx s’interrompait ici brutalement pour tracer dès lors un lacet descendant en pente abrupte le long de la gueule démesurée du cratère. Les silhouettes noir-de-suif des faux remparts se discernaient clairement dans la pénombre grise. Le dernier cône surplombait le deuxième qui dominait le premier. Derrière ces amas naturels, que les crises de fureur du Seratusor au fil des âges avaient dressés, se tenait Morbani, cœur battant du royaume des démonifées et porte d’entrée des tréfonds du monde obscur. La concrétion de coulées de lave plurimillénaires dressait un dédale semé de maints périls mortels. Des puits béaient sous la roche noire, creusés par les fréquents tremblements de la montagne frileuse et dissimulés par la nuit en fleur.

Heureusement, Quo connaissait par cœur le domaine et s’attela à leur délivrer un chemin sûr au travers du chaos. Ils franchirent le premier rempart, puis le second, via des porches taillés dans le vieux magma, sans croiser âme qui vive ou trace d’esprit vagabond aux environs. À croire qu’ils s’étaient trompés de rendez-vous. Chacun peinait, à son degré et sa façon, mais personne ne se plaignait. Les pieds râpaient le sol, la corne ampoulée et presque nus, les semelles éventrées jusqu’au talon.

Quo conservait chacun de ses puissants sens en alerte malgré son état de fatigue prononcé et clairement visible au clair de lune. Elle ne pouvait se résoudre à écouter les larmoiements de son corps. Ses compagnons, figures de fantômes, comptaient sur elle pour les conduire au funeste destin qu’ils s’étaient choisis. Sous peu, leur périple aux allures d’errance prendrait fin. Ne tenait qu’à la démone borgne que personne ne trébuche sur la dernière marche.

Parvenus au pied de la troisième muraille, les lieux changèrent d’aspect, les formes abstraites empruntèrent des contours familiers. Çà et là, des créatures émergeaient de la roche, des gueules monstrueuses décorées de langues fourchues, des cornes tarabiscotées et d'innombrables pattes griffues. Leurs yeux pétrifiés tenaient compagnie à nos aventuriers et les couvaient d'un intérêt morbide tandis que les bouches informes leur susurraient de lugubres promesses. Certainement était-ce là les œuvres de sculpteurs fous, génies amateurs invétérés de liqueur.

Le sentier, non plus caillouteux mais dallé, épousait la façade tarabiscotée du rempart de scorie, poreuse et glaciale au toucher. À intervalles réguliers le gong macabre animait l’ombre triomphante. Son écho oppressant, tel un vilain ver, creusait son trou dans les poitrines où se recroquevillaient les cœurs balbutiants.

« Il faut nous hâter », les pressait Quo encore et encore. Elle n’osait parler trop fort, de crainte que les murs ténébreux n’aient des oreilles.

« Allez Jilam, Nellis, du nerf ! » exhorta Reyn en agitant le bras vers le couple dont les silhouettes traînassaient en queue de cortège. Les époux, la démarche lambinante de pantins rouillés, le nez rivé aux pieds, se servaient de l’autre comme béquille. Mú s’agitait autour d’eux comme une guêpe folle, tâtant les ombres du terrain et écartant les obstacles d’un revers de queue.

« C’est toi qui t’en occupes ou c’est moi ? » À l’écoute de son compagnon, la sorcière saisit tout de suite qu’il parlait de Reyn. Elle ne dit rien, il poursuivit : « Avec sa caboche, on pourrait s’en servir comme bélier pour percer un trou dans le mur. Hein, qu’est-ce que t’en dis ? »

Mais Nellis n’avait pas le cœur à rire, ni de s’énerver. « La magie des démonifées est puissante. Elle pue et me rend malade. J’ai les entrailles en feu rien qu’à la goûter. Si on perce le mur, elles auront vent de notre présence... aussi sûr qu’un hériphant s’hérisse à la moindre brise. »

Jilam ne put s’empêcher de ricaner. Les expressions des gens du bois l’amusaient toujours autant. Ses nerfs l’abandonnaient. Il lui en fallait peu pour passer du rire aux larmes et des larmes au rire.

Il huma l’air. Un puissant relent de soufre lui saisit les poumons qu’il se mit à cracher par le nez, la bouche et les yeux. Ses tympans sifflaient atrocement. L’envie de dormir le tiraillait, mais l’idée de sommeil le rendait tout aussi malade que l’éveil. Son épouse le soutint tandis qu’ils s’affaissaient tous deux contre un rocher, sous le regard d’une étrange créature tout droit sortie des rêves d’un enfant malade. Vêtue d’écailles et arborant de fières oreilles en torchons, elle les observait de ses six yeux dotés chacun de deux pupilles tout en leur tirant une langue fourchue hérissée de minuscules dents.

Une fois repris son souffle, ainsi qu’un semblant d’esprit, Jilam chuchota à l’oreille de Nellis, la question qu’il avait longtemps retenue : « Qu’est-ce qu’on fait là au juste ? »

La sorcière demeura muette.

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