56. L'ombre qui respire
Il gambadait sur les tapis de mousse en floraison. Le bois humait la chlorophylle, la sève fraîche et le pollen, le parfum de la renaissance après la mort. Tendre bonheur, entouré de ses frères et sœurs, une farandole d’oreilles blanches qui, déjà, brunissaient. À l’appel de leurs parents, chacun d’eux se faufila dans le terrier. La renaissance appelait aussi l’éveil des monstres. Chœur de couinements affamés. La mousse matinale, encore imprégnée de rosée, de loin la meilleure de la journée. Son dos le démangeait. La faute à ses piquants. Ils commençaient tout juste à pousser. Une langue froide lui lapa ses oreilles qui frémirent. Ce n’était que Papa. Maman tapait de la patte afin de ramener un peu d’ordre dans le foyer, mais ses enfants, trop occupés à jouer, n’avaient que faire de ses pépiements irrités. Les oreilles de Papa étaient si longues qu’elles pendaient sur le côté. La mousse de son pelage était épaisse, d’un blanc sombre, presque gris. Elle dissimulait ses piquants, aussi hérissés que des dents de monstre. J’étais heureux... si heureux... J’aurais aimé... que ce moment dure toujours... J’aurais aimé... Jilam... Jilam... « Jilam ! »
Le jeune homme s’éveilla en sursaut. Aussitôt, les mâchoires glaciales le saisirent pour le broyer. Il frissonna, durement. Il cligna plusieurs fois des paupières avant que sa vision ne se débarrasse de l’épais flou qui le voilait. Deux yeux jaunes apparurent, puis deux moustaches touffues. Son nez se retroussa au contact d’une haleine de chacal. Derrière la bonhommie du mustélidé aux airs félin, un autre visage émergea : deux sourcils blancs comme neige, broussailleux, arqués autour d’orbites de rapace.
« Hein ? Quoi ? bafouilla-t-il, essuyant la bave qui coulait de la commissure de ses lèvres.
─ Viens, mon amour, il est temps de partir. Allez, lève-toi. » Aucune dureté dans le ton de son épouse, seulement la lassitude, dont témoignaient ses rides méchamment tirées. La sorcière aida son mari à se remettre sur pieds. Il grogna quand son dos craqua comme une biscotte. Puis il jeta un œil à sa sacoche. Là, le lapin-mousse au pelage blanc dormait paisiblement, barbotant toujours dans son doux rêve aux accents de souvenir. Quel veinard ! songea-t-il en rabattant le capuchon.
Le silence meurtri empoissait les entrailles du cratère. Morbani était un lieu qui respirait le soufre et la douleur. La puanteur du froid imprégnait les narines, les yeux, se faufilait sous les vêtements, infiltrait le moindre pore de peau. Pas trace de reptiles ou d'insectes, les vents-à-plumes ne se hasardaient pas en ce sinistre pays dont la mort embaumait chaque contour.
« Qu'est-ce qui ne va pas ? » La question fusa au travers du méandre de ses pensées. En réponse, le jeune homme se fendit d’un rictus narquois. « Tu demandes sérieusement ? Parce qu'on s'apprête juste à goûter un morceau d'enfer.
─ Si ça peut te consoler, dis-toi que bientôt tout sera fini. »
Un éclat de rire trancha ces paroles : « Ah ! Ça ne me console pas du tout, mais merci d'essayer. »
La peine habilla la figure épuisée de Nellis. « Ressaisis-toi, mon amour, par pitié », l’implora-t-elle, contenant de son mieux l’angoisse qui tel un acide la rongeait.
Ravalant sa bile brûlante, Jilam embrassa de ses paumes sales et rugueuses les joues rêches, mordues par le froid, de sa tendre-aimée. Il eut la sensation d’enlacer sa propre vie, si légère et pesante à la fois, le poids de l'existence en équilibre sur la balance. « Toi et moi, ensemble, jusqu'au bout de la route. » Elle reçut son sourire comme le baiser d'un soleil chaleureux. « Au final, peut-être que nos feux s'éteindront de concert. N'est-ce pas là une aubaine ? »
Nellis libéra un rire teinté de chagrin. « Une sacrée ! Mais quand nous arriverons au précipice, je te porterai sur mes ailes.
─ Tu vas galérer. Même ce damné périple n'a pas réussi à faire fondre mes bourrelets.
─ Vous, les humains, vous prenez vraiment du poids pour une noix. » L’elfe pinça les hanches de son homme. Jilam remua, ricana ; il était très chatouilleux. « Vous, sorcières, la noix vous l'avez coincée dans la gorge. C'est pour ça que vous êtes toujours en rogne. C’est votre façon de respirer. »
Elle saisit le menton de son compagnon, avec délicatesse entre ses griffes, et le força à pencher son regard vers le sien dressé, comme à l'affût d'un souvenir égaré. « Méchant.
─ Vilaine.
─ Gamin.
─ Vieille peau. »
Ils fondirent alors d’une franche hilarité, amusés par leurs propres inepties et à la pensée de toutes celles qui avaient guidé leur existence jusqu'ici, en cet instant précis. Ils n'avaient plus le temps de rien, ni le temps tout court. Aller de l'avant. Un pas après l'autre, jusqu'à buter contre le bord du vide. Puis faire le grand saut, en espérant qu’un autre rebord les attendait. Quelque chose de si simple sur le papier, si ardu dans la sombre et froide forêt.
« Manquerait plus qu'ils nous fabriquent un gnome dans ce cimetière. » Reyn grimaça face au commentaire de Tête-de-Pie. « Ça ne serait pas une mauvaise idée », ajouta Quo. Et l’elfe aux cheveux cendrés de s’exclamer : « Les démons ! Tous des dépravés pervertis jusqu'à la moelle ! »
La démone, prise par ses pensées, ne réagit pas à l'injure, ou bien elle s'en moquait, ou encore n’estimait-elle pas ces paroles calomnieuses. Ils faisaient peine à voir, tous, avec leurs visages de nuit. Qu’importait l’absence de miroir. Observer son compagnon, c’était contempler son reflet.
Durant leur aventure, Quo avait narré dans les moindres détails les défis que leur concoctait Morbani. Mais aussi méticuleux et précis qu’était son récit, l'esprit avait beau s'y préparer depuis des lustres, se confronter au réel, c’est toujours autre chose. L’avenir dément inéluctablement les prédictions.
Le gong macabre résonnait sur un tempo lent et régulier, dans le lointain et pourtant, il semblait séjourner dans les tréfonds de leurs âmes. Son chant célébrait l’agonie du soleil et le triomphe des ténèbres. Qu’il était aisé pour l’esprit du jour de se persuader des mensonges susurrés par la nuit qui se rêvait éternelle.
Désormais le chemin dallé arpenté par nos aventuriers s’ornait de mosaïques aux motifs et aux couleurs délavés par la poussière et les foulées des âges successifs. Le puzzle, écaillé par endroits, étalait une cohue d’images se chevauchant comme les phases de la lune sur un calendrier : démonifées volant parmi les étoiles grâce à leurs immenses ailes arc-en-ciel, démons aux cornes tarabiscotées, géants et serpents luttant dans les entrailles sanglantes de batailles oubliées, à l’ombre de montagnes devenues collines. Les motifs de lune étaient récurrents, le soleil, lui, se montrait rarement, et chaque fois sous l’aspect d’un astre répugnant, source de mépris craintif. Les corps se décomposaient sous ses rayons, son aura de lumière dissimulait la réalité, dont la nuit était l’unique détentrice. Remonter la route, c’était remonter le temps jusqu’aux origines, voyager entre nuits et jours, à l’orée du déclin et de la naissance, vers la première aube, celle du Frère Aîné du Soleil, bien avant qu’il ne soit dévoré par le Fléau Suprême d’Antan à l’agonie. Ceux qui empruntent la voie des démonifées naviguent sur les courants de l’Histoire, observent par les yeux de jadis le monde périr et renaître, rapetisser et grandir. Car les Dames de Morbani détenaient un don unique, celui de confier la parole à la pierre, d’insuffler la vie aux choses mortes.
Les étrangers à ce lieu d’outre-monde parvinrent devant le cadre effondré d’un portail creusé dans la muraille de scories. Un éboulis leur bouchait le passage oublié de tous y compris de ses architectes. Quo enjamba sans difficulté l’obstacle par le biais d’un saut périlleux, Silène dans les bras, pendant que Nellis métamorphosée charriait Jilam puis Tête-de-Pie. Il leur fallut ensuite attendre que Reyn, trop fière pour jouer les fardeaux, achève d’escalader et de descendre le monticule de gravats.
Ils tombèrent bientôt sur les premières demeures.
Morbani. L’antique cité et citadelle des démonifées. Leur royaume et son cœur. Ils contemplaient à présent leur but, cueillaient le fruit d’une longue et éprouvante récolte, un fruit au goût rance de poison.
Les démonifées habitaient de vastes propriétés creusées à même la roche de lave. Sous l’effet de quelque obscure magie, la pierre noire devenait façades de marbre blanc et colonnades en cristal transparent. Un luxe tapageur régnait sur la cité. La plus humble maison tutoyait la splendeur d’une villa. Les demeures rivalisaient de beauté entre elles : parvis grandioses et frontons chatoyants, animés de fresques en divers métaux. Tant de vibrante splendeur et d’élégance qu’un prêtre aurait certainement jalousées en son temple ou un prince en son palais.
Pas la moindre trace de végétation en revanche, les parterres de quartz remplaçaient les bosquets feuillus, et ce bien que l’eau fut omniprésente. Bassins et fontaines fourmillaient. Des pontons enjambaient les canaux remplis d’une eau blanchâtre et fumante. L’air empestait l’œuf pourri et vous gelait les poumons.
« Tu parles d’un royaume. Moi j’appelle ça une nécropole. Pas un pet de fleur. Rien que de la merde de larvelave. » La hargne de Reyn ne trompait personne. Sa tension, partagée par tous, aiguisait son caractère déjà bien tranchant.
« Exact ! s’exclama Quo. Tu as parfaitement raison, Reyn. De la merde de larvelave. Et regarde ce que nos amies en font !
─ Tes amis ne sont pas les miens », grommela l’elfe. La démone l’ignora comme la terre meuble reçoit l’averse.
Les somptueuses bâtisses taillées dans les lèvres de la montagne s’amoncelaient les unes sur les autres à l’image d’une ruche cyclopéenne. Chacune d’elles bénéficiait de larges ouvertures, parvis et terrasses nombreuses afin que la lumière de la lune inonde pleinement leur intérieur en ce pays où le soleil jamais ne posait son regard, et où le jour se résumait à la seule nuit.
Reyn a raison, songea Jilam. Pas des maisons. Des tombeaux. Une nécropole. Les fontaines chantaient la mélopée des fantômes. De temps à autre, le gong macabre rappelait sa présence aux vivants. Sa voix tonnait dans le silence livré par le vent absent, comme sous l’effet d’un sortilège. Pourtant, il sentait un souffle désagréable lui caresser l’échine. Ce souffle semblait émaner des bâtisses blanches. Celles-ci respiraient, vibraient, à croire qu’un cœur ou une multitude battait dans l’obscurité de leurs entrailles.
Ce royaume avait beau être sien, la nuit n’était pas entière, et l’ombre de Morbani baignait dans la lumière blafarde de la lune. Ainsi, même avec ses pauvres yeux, Jilam pouvait se repérer. Cette lune, d’ailleurs, lui paraissait si étrangère par rapport à celle si familière du bois : à la fois plus grosse et difforme, au point de douter qu’elle fût la même. Peut-être comme l’astre du jour, sa complice nocturne arborait différents visages. Elle affichait encore ses joues blanches aux grains de beauté gris. Son reflet miroitait à chaque cri – plus si lointain – du gong annonciateur de la saignée prochaine…
Les démonifées profitaient d’un cadre rêvé au sein de l’antichambre des enfers. Ennemies jurées du soleil, elles insufflaient la vie à la terre stérile afin que sa surface resplendisse de la même lumière que le ciel nocturne. Leur royaume constituait un outre-monde au sein du monde, un îlot isolé immobile au milieu d’un océan déchaîné, le squelette d’un souvenir entre les mâchoires de l’oubli, une ombre enfermée dans un bocal de jais, une bougie dont la flamme n’émettait aucune chaleur et dont la froide lueur effaçait les espoirs.
Nos voyageurs se sentaient démunis tandis qu’ils erraient parmi la pelote de rues désertes, et le fastueux décorum ne suffisait plus à détourner leurs angoisses. La cité du silence semblait abandonnée. Seuls les spectres se mouvaient au coin des regards, depuis l’intérieur des blancs édifices pareils à des ossements abandonnés et oubliés dans un charnier. Les âmes murmuraient mais refusaient de se montrer. Ils demeuraient les seuls vivants présents, les uniques habitants d’un pays défunt, auquel seul le sinistre clocher, tel un cœur battant, insufflait un soupçon de vie. Plongée dans le silence, la troupe s’attendait presque à voir surgir un mammours des frondaisons.
« Ne vous éparpillez pas, les avertit Quo d’une voix chuintante. Cet endroit est un vrai dédale. Il est facile de s’y perdre.
─ Où est tout le monde ? questionna Silène.
─ La Cloche des Nuits-Sans-Fin a entamé son chant. Tout le monde se rassemble au Palais d’Ashari.
─ Et ces écervelées ne laissent aucun œil pour surveiller les maisons ? s’étonna Reyn en s’arrêtant devant le parvis de l’une d’entre elles, au portique joliment décoré de scènes obscènes pleines de menus détails.
─ Pour quoi faire ? lui répondit Nellis. Quel voleur serait assez bête pour cambrioler Morbani ?
─ J’en connais bien quelques-uns, affirma d’un ton plaisantin Tête-de-Pie, admirative sous les fresques miroitantes décrivant de splendides horreurs.
─ Hâtons-nous, les pressa Quo. Nous devons atteindre Ashari avant que la cloche ne se taise ou nous trouverons portes closes. »
Ils accélérèrent le pas. La cité labyrinthique constituait un vrai casse-tête, agencé de son lot de cul-de-sac et autres impasses. « Comment les démonifées font pour se repérer dans ce micmac ? s’interrogea Jilam.
─ Cela leur est aisé depuis les airs. Ces rues ont été faîtes avant tout pour nous, démons, qui sommes condamnés à la terre. » Quo avait raison. Pourquoi s’embêter à marcher quand les cieux vous étaient acquis ? « Pas de panique. En dix mille lunes, j’ai eu le temps de mémoriser chaque ruelle... Tiens, je ne me rappelais pas cette impasse. Allons, allons. Entre chaque lune de sang, il est quelques changements qui s’opèrent. Nos amies aiment nous faire tourner en bourrique. C’est dans leur nature. Vous verrez. »
En fait, Jilam n’avait aucune envie de voir. L’ambiance de la cité lui suffisait : les maisons vides dont les nombreux yeux le scrutaient, les porches occupés par les ombres, désireuses de l’inviter.
Quo s’arrêta devant un jardin au centre duquel se dressait une fontaine flanquée de parterres de cristaux. Une statue barbotait dans ses eaux blanchâtres et fumantes ; elle représentait un ange cornu couronné d’aconits. « J’étais le modèle, avoua la démone, la fierté empreinte de nostalgie. L’artiste était une vraie diablesse. Durant trois nuits, j’ai pris la pose sans bouger. Et nous avons copulé les trois nuits suivantes sans interruption. J’étais éreinté, mais j’étais incapable de lui dire non. Ma douce harpie était insatiable, et moi aussi, je l’avoue. Je n’osais la repousser de peur de la perdre. J’étais follement amoureux. Mais comme toutes les folles romances qui naissent durant la lune de sang, l’idylle s’évanouit une fois le rêve exsangue. »
Le reste de la troupe l’écoutait, les pensées lourdes, les bras et les jambes plus encore. Il se mit à neiger. Les flocons cendrés fondaient à peine effleuré le sol. Frêles, ils dansaient dans la pénombre de Morbani. Le rythme du sinistre clocher s’accentuait à mesure que l’heure fatidique approchait. Pas encore. Encore un peu, se dirent les esprits.
Ils quittèrent le jardin et le souvenir de l’ancien Quo.
Le chaotique dédale fusionnait en une imposante avenue ceinturée de majestueuses statues. Les paupières s’écarquillèrent et les mâchoires tombèrent. Chacun ravala sa bile. Depuis le terrier sombre d’une venelle, nos voyageurs observaient atterrés la cohue foulant les pavés. Ils étaient tout d’abord apparus sous la forme d’ombres se mouvant dans l’obscurité éclairée, puis des cornes entortillées avaient germé des noires figures. La grande artère aspirait une ribambelle de créatures de toutes espèces, chairs sur pattes gorgées de sang chaud ou froid.
Les démons traînaient derrière eux des êtres en laisse par grappes entières. On eut dit d’énormes lézards cornus trimballant une queue bien trop longue. Entre une douzaine et une vingtaine de captifs par caravane : des elfes, des lutins, quelques gnomes, là un centaure baveux aux sabots élimés par la longue marche, et même un minotaure, les cornes coupées à leur base, un anneau de fer dans les nasaux par lequel son bourreau le guidait comme du vulgaire bétail.
Dans la venelle, le groupe abandonna ses affaires – armes comprises, avec regret – et chacun s’en alla avec ses seuls haillons sur le dos. Quo avait enfilé son chapeau de berger par-dessus ses cornes. Ses compagnons, placés en ligne derrière elle, avançaient les poignets ficelés et reliés par une corde que tenait la démone, tâchant d’adopter la démarche servile et apeurée de celui qui a perdu tout espoir. Un rôle qu'il n'était guère difficile d'endosser pour ces esprits rincés jusqu'aux os par les épreuves.
Quo calla leur allure sur le courant des démons et de leurs troupeaux hagards. Elle saluait un congénère chaque fois qu’elle croisait son regard et répondait aux bonnes nuits qui lui étaient adressée sans jamais se départir de sa bonhomie souriante. La fatigue qui pesait sur ses traits se confondait avec celle des autres démons qui, au vu des mines, n’avaient guère accompli meilleur voyage qu’eux. La politesse élémentaire passée, peu de démons prenaient la peine d’échanger une conversation.
L’avenue qu’ils remontaient laborieusement était bordée d’une armée de statues. Jamais Jilam n’avait observé pareille finesse consacrée à un ouvrage. Les sculptures, juchées sur piédestaux, étalaient un bestiaire fantasmagorique : démons au visage d'anges, anges aux cornes de démons, nymphes à queue de poisson ou encore satyres dotés de pattes de griffon. Les démonifées adoraient de toute évidence épater la galerie. Leur talent s’avérait aussi brut que subtil. Des artistes aux doigts fées rattachés à un esprit perverti. Leur inspiration, elles la dénichaient dans les tréfonds les plus viciés de l'âme. Leurs œuvres inspiraient autant la beauté suprême que l’infamie et chacune d’elles prétendaient repousser toujours plus loin les limites de l’émerveillement. Leur toucher animait la pierre au point que les statues pouvaient se confondre avec des créatures de chair et d’os. Les mouvements de l’œil engendraient l’illusion qu’elles gigotaient. À tout moment, songeait l’esprit témoin, elles vont sauter de leur socle pour venir m’embrasser. Les engeances pétrifiées dépeçaient du regard la foule grouillante. Peuvent-elles lire dans les cœurs ? s’interrogea Jilam. Si tel était le cas, alors ils étaient cuits d’avance.
Le jeune homme osa jeter un œil aux visages autour de lui. Les autres offrandes passaient devant la beauté macabre des lieux sans la remarquer. Leurs regards contemplaient leurs lointains foyers desquels ces miséreux avaient été arrachés. Les statues qui les cernaient paraissaient plus vivantes qu’eux. Aussi, il eut beau chercher, aucun humain autre que lui à l’horizon, nota-t-il.
L’étrange sensation de l’espoir qui s’essouffle, se délite à mesure que les pieds foulent les mosaïques aux mille nuances de mille couleurs dépeignant les gloires et chutes d’époques oubliées. Vous remontez le temps à mesure que vous avancez. Là les démons jaillissent des entrailles de la terre tandis qu’au-dessus d’eux les démonifées émergent du vide infini. La lune de sang brille dans le ciel de jadis, reine au cœur rouge régnant sur son empire de nuit. Baignés par son éclat, démons et démonifées s’unissent au sommet de la montagne, à la frontière entre ciel et terre, dans des scènes dépeintes des plus équivoques. Partage de la chair sous toutes ses formes au cours de banquets orgiaques, une ode à la débauche présentée comme le plus sacré des rites ; le sang coulant à flot en miroir à l’astre monarque. Pourtant, l’union de ces corps devait à jamais rester stérile et la première génération demeurer l’unique et dernière, figée dans le temps jusqu’à ce que le temps s’achève. Une existence vaine selon beaucoup ; vision devant laquelle Jilam émettait quelques réserves.
La neige tombait plus drue désormais et commençait à recouvrir les toits et terrasses des maisons ainsi que les crânes des statues vivantes et spectres mouvants. Au loin se discernaient les portes d’Ashari, le lieu ultime, où tout était censé prendre fin. Le gong macabre les appelait inlassablement, embouchure invisible du courant.
Les voyageurs, les mâchoires douloureuses, n’avaient de cesse de serrer les dents. La solitude que leur intime communauté cultivait depuis plusieurs lunes se retrouvait brutalement mâchonnée, dépecée, broyée par le retour brutal à la vie en société. L'écho des pieds traînant sur les pavés, les soupirs bruyants gavés de frustration, autant de signes qu'ils avaient rejoint la civilisation. Une autre civilisation, très éloignée de la leur, évoluant à la lisière des mondes, peuplée de liesse silencieuse et de larmes sèches. Les démonicides égarés dans un univers de démonidés. Qui était la proie ? Qui était le prédateur ?
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