57. Le jeu du mensonge

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Les démons trépignaient, visiblement sur les nerfs. Leurs figures sales et éreintées déteignaient sur la majesté que leur conféraient les cornes, toutes de taille, de forme et de couleur variées. Le long pèlerinage avait élagué cet aura d’effroi typique de leur race sans néanmoins entamer ce mystique entrain qui à l’évidence n’était pas propre à Quo. L'approche du Festival chantée par le sinistre clocher évacuait la peine des visages poussiéreux et encourageaient les jambes fourbues à une ultime marche endiablée.

Certains regards s’attardaient vers Quo et ses « offrandes », trop au goût de Jilam. Sans doute leur compagne apparaissait à ses congénères comme une démone bien pauvre ou trop gourmande. La borgne ignorait les jugements muets de ses pairs, marchant d'un pas sûr derrière un masque de politesse chaleureuse contrastant avec la froideur des lieux. Jilam piétinait dans son ombre, tenu en laisse par ses soins, le ventre noué jusqu’au collet. Ses poignets l’élançaient durement malgré les liens peu serrés. La présence de Nellis juste derrière lui peinait à le réconforter. C’était un miracle que ses jambes daignent encore le porter tant tout le sang de son corps semblait l’avoir déserté. Il sentait Mousse-qui-pique gigoter sous son manteau, en proie à la même angoisse.

Avant leur entrée à Morbani, Nellis avait forcé la boule de poils et d’épines à ingurgiter une potion calmante concoctée à partir des quelques herbes et racines qu’elle avait pu glaner durant leur bivouac à la sortie des Gorges-Sans-Nom ; tout en lui insufflant en prime des pensées apaisantes : l’odeur de la mousse fraîche, la chaleur douillette de leur chaumière, la caresse de doigts aimants sur le museau. C’était là ses uniques moyens de brider le puissant don de l’animal, lequel ne manquerait pas de les trahir. L'âge lui avait inculqué un soupçon de bravoure, mais au fond de lui, Mousse demeurait l’esclave de la peur. Chose agaçante, certes, mais quoi de plus normal pour un si petit être arraché à ses parents beaucoup trop tôt pour être livré aux sévices de la nature.

Son espèce détenait dans ses gênes un pouvoir redoutable que de nombreuses races, civilisations, cultes et autres individus cupides au fil des âges avaient convoité. Ce pouvoir avait forgé leur légende, et cette légende leur avait fourni l’outil pour se dissimuler de la convoitise du monde. C’est simple : ceux qui ne croient pas ne cherchent pas.

Mousse-qui-pique avait brutalement émergé de l'ombre à la lumière et la terreur l'avait aveuglé, le marquant à tout jamais de sa brûlure. Son don inné, il avait été forcé de le comprendre et de le maîtriser par ses propres moyens, avec l’aide tacite et souvent maladroite de Nellis ; et quand la peur le saisissait, lorsque sa cicatrice le brûlait comme au premier jour de la tragédie, alors sa conscience perdait tout contrôle et son instinct de lapereau terrifié invitait le monde à partager son supplice. Le pouvoir d'un lapin-mousse pouvait rendre les esprits fous ; il était arrivé que Jilam ne passe pas loin. Nellis, en télépathe chevronnée, avait longuement étudié Mousse et les composantes de son redoutable esprit tout en faisant montre de grande prudence de crainte de blesser le petit être mais aussi elle-même.

Elle regrettait d'avoir amené Mousse comme elle regrettait d’avoir cédé à Jilam. Elle en était venue à se demander, mais seulement une fois leur périple entamé, ce que Nazukahi ferait si elle découvrait l'existence du lapin-mousse. Nul doute qu'elle chercherait à s'en emparer, pour ensuite le disséquer afin de comprendre le fonctionnement de son don dans l'unique but de le faire sien. Avec un peu de chance, sa convoitise l'aveuglerait au point qu'elle ne songerait pas un seul instant au danger et que son esprit finirait englouti par l'esprit de Mousse.

Livrer Mousse en priant pour qu’il emporte la sorcière-vampire dans son trépas, oui, elle y avait songé. Comme elle avait maintes fois été tentée d’abandonner ses compagnons sur le bord de la route et de continuer seule leur mission. Dans les deux cas, elle n’avait pu s’y résigner. Mousse lui était trop précieux, comme la présence des autres pour accomplir une tâche qu’elle ne saurait remplir seule. Se l’avouer était douloureux mais la vérité n’en demeurait pas moins là. Sans eux, jamais elle n’aurait ne serait-ce qu’entraperçu la silhouette de Morbani. Sa solitude, qu’elle trimballait autrefois comme une carapace, s’était fendue depuis des lustres. Depuis cette fameuse nuit d’hiver dans la clairière aux lanternes…

Non loin patientait leur destin. Ils avaient longuement enduré pour l’atteindre et à présent qu’ils le pressentaient, l’envie de le fuir les pressait. Plus de recours possible néanmoins. Aller de l’avant, c’était tout ce qui leur restait. Marcher. Respirer. Un pas. Un souffle.

Nellis, pour la seconde fois de sa vie, se mit à prier. Si les dieux le daignaient, elle serait la seule à périr et nul autre n’aurait à souffrir de ses choix égoïstes.

Ah, doux déni, que ferais-je sans toi ?

L'avenue des statues débouchait sur le célèbre pont des chimères dont Quo leur avait vanté la magnificence. L'imposant édifice enjambait d'un seul tenant, sans aucun pylône pour le soutenir, un gouffre infini de pure noirceur. Les chimères de pierre qui lui conféraient son patronyme s'alignaient en deux rangées sur chaque bordure de la passerelle taillée à partir d'un arc de roc brut reliant les deux précipices. Les statues, flanquées de majestueuses obélisques en bronze et gravés de glyphes dorés, luisaient dans les pâles ténèbres. En contrebas, une bise courait au fond de l’abîme sous couvert d’une sinistre gaieté. Le vent hurleur qui dansait dans le trou béant du cratère fuitait des gueules des monstres félins empruntant l’écho de sinistres grognements. Les yeux des chimères, taillés à partir de gemmes, semblaient se mouvoir dans leurs orbites et suivre du regard les âmes damnées arpentant le pont.

Les mosaïques couvrant le chemin dallé poursuivaient leur récit sans s’indigner des bottes qui les martelaient de leur ignorance. Toutes dépeignaient le même thème : le génocide des ogres. Jilam se ressassa les contes de Quo récités au coin du feu. Les ogres, bâtards de géants, dévoreurs de trésors et pourfendeurs de races entières, furent jadis le pire fléau de l’ancien monde, et ce bien avant la naissance des humains ; les dignes successeurs du Tyran Suprême. Ces oppresseurs sans autre foi que la cupidité infligèrent jadis un calvaire innommable aux démonifées dont la beauté les rendait ivres de folie. Des milliers d’entre elles furent ainsi enlevées et violées au cours d’une éternité de supplices. De ces unions forcées naquit une progéniture abjecte affamée de chair, laquelle sema horreurs et carnages sur tous les continents. Le conflit entre ogres et démonifées couvrit, dit-on, les cycles de mille millions de lunes noires. De leur oppression, les démonifées sortirent victorieuses ; et les ogres sous la forme de carcasses ambulantes trimballées à la pointe de gigantesques pieux. Ainsi débuta l’âge d’or des reines de la nuit. Les os des bourreaux servirent de cadres pour bâtir de somptueux temples et autres sanctuaires dédiés aux divinités bacchanales, ainsi que le palais d’Ashari, siège et demeure de la souveraine éternelle de Morbani.

Jilam pointa son regard sur l’abîme et le détourna aussitôt, pressé par une terreur soudaine qui lui provoqua une violente nausée. D’un bond vif, il s’écarta du néant répugnant, avec un tel empressement qu’il trébucha et bouscula une démone cheminant près de leur cortège. Quo l’attrapa alors violemment par l’épaule et le tira avec encore plus de brutalité contre elle. « Garde les pieds sur terre, vermine ! Il n’est pas encore temps de grimper au ciel. » Le ton venimeux, marqué de dédain, tétanisa le jeune homme. Tout en le saisissant douloureusement par la nuque pour le forcer à avancer, Quo lui offrit une tape discrète en guise de réconfort, passant un peu de baume sur son pauvre cœur tremblotant.

Une légère bourrade dans son dos lui fit tourner la tête. Son épouse le dardait avec de gros yeux, les sourcils méchamment froncés. Arrête tout de suite tes bêtises, disaient-ils. Message reçu.

De toute manière, même s’il l’avait désiré, Jilam savait qu’il n’aurait pu tomber, dut-il sauter de son propre chef. Quo leur avait décrit Morbani de long en large en vue de les préparer aux splendeurs et horreurs auxquelles ils seraient confrontés. Et il existait une raison précise pour laquelle ce pont ne possédait pas de rambarde.

Pour ces offrandes promises à une mort longue, douloureuse et surtout inéluctable, il serait pourtant si facile d’abréger son calvaire. Un simple pas de côté, la délivrance à portée, le terme à toutes les souffrances, échapper aux tortures à venir. Pourquoi alors ? Pour quelle raison aucun des captifs traînés en laisse n’osait franchir ce simple pas ? La peur de mourir en dépit de son indéfectible promesse ne pouvait justifier que nul ne s’y essaye. Plus d’un condamné serait prêt à accueillir le baiser de la faucheuse. Quand bien même le malheureux se retrouverait tout bonnement pendu par sa laisse. Le désespoir peut tout s’offrir. Et rien de plus normal pour le supplicié d’être tenté d’emporter son bourreau avec lui dans les flammes.

Or, les démonifées étaient aussi sagaces que sadiques. Au lieu de dresser des garde-fous, elles avaient préféré jeter un sort dans le gouffre. Il s’agissait en réalité d’une simple promesse murmurée au vent, une promesse de vie. Ou plutôt un mensonge. Il suffisait de se pencher pour que l’idée même de mourir vous révulse. Ceux qui arpentaient le pont étaient insufflés d’un ardent désir de vivre, qu’importe que tout espoir les ait abandonnés. Leur instinct de survie se retournait contre eux. Tel était le jeu favori de leurs cruelles hôtesses : le mensonge.

Un froid épais, glacial, s’empara de Jilam au moment où le gong macabre tinta derechef. Frissonnant jusqu’aux os, jusqu’aux tréfonds de son âme même, le jeune homme était la proie d’intenses et pesantes réflexions. Les démonifées usaient du mensonge non seulement comme d’un jeu mais elles l’élevaient au rang d’art. Il suffisait de contempler leur œuvre pour constater cette vérité. Leurs statues, à l’image de ces chimères, portaient en elles un semblant de vie. Un mensonge. Aucun sang ne pulsait sous la pierre. C’était simplement la mort portant un masque. Une illusion. Comme tous ces êtres aux allures de spectres et dont les cœurs battaient pourtant. Jilam saisissait le sens – plutôt le contresens – faisant loi à Morbani : le lieu où la mort prend vie et où l’existence emprunte l’aspect du trépas.

Un scintillement attira brusquement son attention vers le ciel. Sa mâchoire inférieure se mit à pendre malgré lui. Une orgie de couleurs illumina soudain le pont et la foule. On eut dit qu’une étoile filante frôlait la terre, évinçant au passage l’éclat lunaire. Les yeux à deux doigts de sauter de leurs orbites, Jilam pourchassa du regard l’arc-en-ciel vivant. L'émerveillement bataillait contre l'appréhension dans son esprit requinqué par cette vision fantastique. Les immenses ailes de papillons semaient dans leur sillage une pluie de doux et chauds rayons, lesquels plongeaient dans son cœur frigorifié pour y semer un réconfort digne du fruit d’amoureuses caresses. Tout un univers se dessinait sur la toile mouvante du ciel nocturne. Les ailes glorieuses et chatoyantes glissaient sur l’affreuse bise comme s'il s'agissait d’une simple brise. Les étoiles multicolores dépeintes sur leurs membranes évoquant la soie d’araignée scintillaient de toutes les nuances du spectre : mauves et pourpres, crépusculaires ou vermillon, de tous les verts et de tous les bleus. Leur sillage semait les reflets de flammes comme la queue d’une comète.

La démonifée resplendissait d'une aura incomparable que même le Phénix aurait jalousée. Sa fine silhouette à peine visible au travers du voile lumineux de ses ailes se faufilait entre les courants d'air avec la grâce d'un arachnide glissant sur sa toile, empruntant les airs d'une déesse venue visiter ses domaines terrestres sans pour autant fouler la terre sale de ses pieds dorés. Elle respirait l’eau des nuages, inspirait aux démons l’amour des éclairs et aux damnés l'effroi de l'orage.

L'apparition disparut derrière la haute muraille noire nimbée d’argent derrière laquelle se dressait Ashari, le cœur secret de Morbani et lieu du tout prochain Festival de la Lune de Sang. La Cloche des Nuits-Sans-Fin chanta de plus belle, louant le carnage à venir.

Les yeux du bois, puis ceux de l’homme, se posèrent enfin sur le fruit de leur quête. L’immense portail aux battants de jade phosphorescent éventrait le cratère d’Ashari : un cratère dans le cratère, né d’un cône volcanique plus mince et plus ancien que celui de Morbani. Des gargouilles et des harpies batifolaient autour du fronton titanesque de l'arc triomphant que deux géants taillés en biseau soutenaient, tordus par le poids de l'effort. Des ronces ceignaient leurs pieds lacérés et mordaient leur ventre creux. L’horreur saisit Jilam lorsqu’il se rendit compte qu’il s’agissait là, non pas de statues, mais de véritables carcasses de géants, momifiées par quelque sordide sortilège, et seuls les crânes avaient été retaillés pour faire ressortir leurs traits, infâmes et grignotés par la douleur du supplice.

Les fresques de l’imposant portique dévoilaient quant à eux un bestiaire exhaustif où toutes les races de l'ancien du monde se serraient, compressées par leur nombre, trop grand pour la place qu’elles occupaient, tandis qu’au-dessus de cette masse écrasée, sculptées dans le bronze ardent et saupoudrées de poussière de lune, les démonifées trônaient en déesses majestueuses et impitoyables. Fausses et vraies se mélangeaient, le métal et la chair paraissaient taillés du même bois tant le talent des maîtresses d’œuvre crevait le sens du réel. Vie et mort réunies, songea Jilam. Perchées comme les oiseaux sur les toits des maisons en ville, ces dames se prélassaient, nonchalantes, les ailes pendant des rebords supérieur du fronton, telles des bergères lorgnant d'un œil ensommeillé leur cheptel, bercées par le bêlement des agneaux et se gaussant des rivalités entre béliers ; l’air en vérité plutôt ennuyé et l'esprit léger vaquant loin au-delà des existences rampantes.

Quo tira sur la corde pour les faire avancer. Elle était leur gouvernail. Une démone. Et borgne de surcroît. Jilam s’imagina la tête de ses parents et de ses frères et sœurs en le voyant. Il se figura Edgar, Tante Hortia, Niu. Qu’est-ce qu’ils diraient tous ? À coup sûr ils poseraient la même question : « Jilam, qu’est-ce tu fous là ? » Fou, il l’était, à n’en pas douter. Pour une fois, on aurait eu raison de se moquer de lui. Lui-même se serait tapé le ventre par terre s’il n’avait pas eu un plomb à la place de l’estomac et alors qu’esquisser un simple hoquet lui paraissait déjà insurmontable. Il avait conscience de marcher, c’est tout, sans avoir de réel d’impact sur ses actions. Il n’avait plus le contrôle sur rien en vérité, pas même sur sa façon de respirer, sentiment à la fois réconfortant et effroyable.

La foule de démons et d’offrandes s’était considérablement densifiée aux abords d’une esplanade ceinturée d’obélisques. Un entrelacement de multiples escaliers à la blancheur veinée de sable rouge reliait la place bondée à un enchevêtrement de terrasses décorées de cristaux taillés en flore ou en faune. Une grande fontaine perchée au sommet déversait ses eaux blanches et fumantes en un réseau de cascades alimentant des bassins dans lesquelles barbotaient des démonifées. Plusieurs de ces dames se promenaient avec pour seul vêtement leurs ailes à la transparente luminescence enroulées autour du buste et de la taille. Aux regards libidineux des démons qui n’en perdaient pas une miette, elles répondaient par un dédain des plus froids mais il était clair qu’elles s’en délectaient.

Malgré la cohue empruntant les escaliers, les bergers cornus faisaient montre entre eux de courtoisie, s’échangeant des compliments sur leurs cheptels et se gardant des mauvaises plaisanteries. Certains s’exprimaient dans le langage du bois ou un idiome se rapprochant, d’autres employaient des dialectes étrangers aux consonances lointaines. Quo répondit à maintes salutations et engagea des conversations, profitant de la lenteur de la procession pour commencer à glaner des informations et mesurer la température des lieux.

Jilam se recroquevillait sous les yeux prédateurs qui le détaillaient avec appétence. Aucun besoin de jouer la comédie dans cette situation. Nellis bouillonnait de l’intérieur. L’envie lui démangeait de brûler les visages de nuit qui lorgnaient son mari comme un morceau de viande. Sous son manteau, Mú ressentait son dilemme intérieur, et dans son dos, Reyn serrait les dents à se les briser, luttant contre son envie de dégainer sa lame dissimulée sous le visombre. Silène et Tête-de-Pie, en queue de cortège, tâchaient d’imiter la droiture du guerrier mais étaient trahies par la pâleur morbide de leurs joues.

Une idée fantasque traversa l’époux de la sorcière : et si la démone les avait rejoints afin de les livrer aux démonifées ? Pensée aussitôt née, aussitôt chassée au profit de la honte. Quo était une démone, oui, un prédateur impitoyable, bien sûr. Mais elle était aussi dotée d’une conscience, une conscience qui dominait ses instincts primaires. Quo ne frappait pas en traître comme un glouton, elle abattait ses proies en les regardant dans les yeux ; et ô grand jamais elle ne leur parlait. Une fois, seulement, elle avait dérogé à cette règle, sous les coups de la famine, et elle l’avait chèrement payé. Jilam ne comptait plus toutes les occasions où elle leur avait sauvés la mise à Nellis et lui, avant et durant leur périple ; ou simplement dépannés en purée de châtaigne. Quel ami était-il pour douter ainsi d’elle ?

Non content de devoir supporter l’intérêt carnassier des démons, et tout en résistant au charme cruel et envoûtant des démonifées, il avait aussi à se confronter à la détresse maladive des autres moutons qui se pressaient contre lui dans cet escalier par trop étroit. Ces esprits autrefois entiers avaient été proprement tondus, le moindre désir arraché de leurs êtres. Leurs cœurs battaient malgré eux, leurs poumons aspiraient l’air soufré. Chacun obéissait sans rechigner aux exigences de son bourreau, et les quelques brebis galeuses qui s’excitaient ça et là dans un sursaut de volonté étaient promptement mises au pas d’une simple œillade.

Les démons, en dépit de leur allure salement entamée par le voyage, étaient aux anges, leurs visages rayonnaient sous la crasse en présence des dames de Morbani pour lesquelles ils n’avaient que d’yeux et dont certains d’entre eux tentaient d’attirer l’attention, très souvent en vain. Les vilaines fées, dont l’éclat naturel embrasait la nuit, ravalaient leur intérêt pour mieux le diluer plus tard. La lune était encore blanche, le sang froid, le gong seul chantait.

« Quo ! » Sur cet appel un démon surgit de la foule, tout de nuances noires vêtu, des cornes bleues aux légers reflets verts taillées en faucilles. « Ma parole, Quo, c'est bien toi ? Un univers que je ne t’ai vu. Je t’aurais à peine reconnu avec ta dégaine. Regarde-moi ton œil. Où que tu nous l’as paumé celui-là ? Je veux entendre l’histoire. Vadadra ! même ton odeur n’est plus la même. Tu as muté récemment ?

─ Alphamas… Que lune soit louée. » Le ton qu’elle voulait réjoui manquait clairement de conviction, à défaut d’ironie.

« Que lune soit louée, ouais ! Je n’en reviens vraiment pas. Qu’est-ce tu fabriquais tout ce temps ?

─ J’étais simplement chez moi, dans le bois, à retracer mes mémoires et à récolter mes châtaignes. » De même que son congénère, la démone s’exprimait dans un dialecte inconnu de ses compagnons : le langage de la nuit, propre aux seuls démonidés et uniquement parlé à Morbani. Ceux de son espèce ne l’employaient jamais en dehors des lunes de sang car c’était là chose taboue.

« Ah ! je vois que tu en tiens toujours un sacré grain ! Oh, toi, arrête tout de suite de gigoter ! » Le démon avait changé de voix et de visage en un claquement de doigt avant de se tourner vers son propre cheptel d’offrandes qui patientait au bout de sa laisse : une douzaine de bipèdes harnachés de colliers en cuir. « Ne joue pas aux innocents, je peux te sentir remuer. Tu cesses tout de suite ou je te tire encore l’oreille. Et cette fois, je pourrais bien te l’arracher. T’es prévenu. »

Le démon s’adressait à un elfe, un grand gaillard pour son espèce, très différent de ceux du bois : plus costaud, le teint halé. Le voyage l’avait voûté mais sinon il semblait bien nourri. Le miséreux osait fixer son bourreau dans les yeux. La terreur était bien là, mais une étincelle de défi s’en échappait. Celui-là n’est pas du genre à se laisser aller au désespoir, songea Quo.

« Baisse les yeux, lambrisseau, ou tu préfères que je te les fasse gober par les fesses ? » La colère d’Alphamas laissait clairement entendre qu’il n’hésiterait pas à sévir comme il l’avait dit, et sans doute même y prendrait-il un certain plaisir, voire un plaisir certain. Le petit rebelle dut lui aussi s’en rendre compte et s’empressa de dévier le regard vers ses pieds nus et noirs de saleté.

« Ah, je te jure, ces offrandes vont me rendre troll ! soupira Alphamas. Si ça ne tenait qu'à moi, je te les aurais toutes déjà boulotté, le voyage aurait été moins pénible.

─ Tu as collecté un bien joli butin, je te félicite, le congratula Quo en se fendant de sa meilleure hypocrisie.

─ Merci, merci. N’est-t-il pas ? » Son congénère agita ses cornes de fierté. « Le tien est, hum… »

L’orgueilleux rapprocha alors son visage d’onyx de Jilam pour le renifler. Ce dernier frissonna comme si on venait de lui passer un couteau sous la gorge pendant que la borgne demeurait de marbre. « Ils ne sont pas bien beaux, je crains. Le voyage a été plus rude que prévu, dit-elle sans vraiment mentir.

─ Voyons, voyons, l’intérieur prime sur l’apparence, tout le monde sait ça. Ce n’est rien qu’un long bain et une pitance généreuse ne saura gommer. » L’affreux acheva son inspection du cheptel de Quo par Tête-de-Pie sur laquelle il s’attarda. « Hum, hum, curieux spécimen. Laide mine mais la viande est dodue et m’a tout l’air tendre. Elle hume la groseille.

─ Du sang de mulâtre, mi-fée mi-lutin. J’ignore quel goût ça aura, mais juste la curiosité m’a poussé à vous la ramener. Ça fait des bruits bizarres quand ça dort et encore plus étranges quand c’est éveillé. Bon là non, vilaine fatigue, mais après, durant le festival, tu verras.

─ Haha, j’ai hâte… » Et de fait, Alphamas trépignait littéralement sur place, comme d’ailleurs beaucoup de leurs pairs. Quo employa instant d’inattention de sa part pour glisser un discret regard contrit à destination de Tête-de-Pie ; qui par chance n’avait rien saisi de ses propos.

« Oh, je dois te raconter ce qui s'est passé l'autre fois, il faut absolument… »

La démone, impérieuse, coupa court au récit avant que son conteur ne l'entame. « À voir autant de beaux spécimens, mes cornes me disent que tu n'as pas lambiné. Dis-moi Alphamas, as-tu toujours des vues sur Aramië ? »

Jilam n’avait jamais vu un démon rougir, et doutait que ce fût possible jusqu’ici. On eut dit que sa figure de suie s’illuminait de braises.

« Toujours ? Un peu mon neveu ! Cette année-ci, c'est la bonne, tu peux me croire. Mon Aramië, elle va me tomber dans les bras et cette fois, elle dira oui quand je l’implorerai de me suivre.

─ Je me réjouis de te trouver aussi enthousiaste après tant de murs heurtés en pleine fougue. Je suis bien placé pour savoir qu’il n'est pas aisé de se relever après un rejet, alors après... combien déjà ? » Quo, mimant la réflexion tout en comptant sur ses doigts, ne tarda pas à obtenir la réaction attendue chez son congénère dont le visage perdit de son éclat tandis qu’un croc pointait discrètement entre les lèvres bleues.

Le funèbre appel du clocher foudroya la nuit argentée et fit sursauter Alphamas. « Oh, nous devrions nous remuer un peu ; à ce rythme, nous serons parmi les derniers arrivés. Allez, lambins, activez vos pattes folles. Par les cent vingt enfers, cette marmaille est sourde comme un vieux diable ! Allez du nerf faces-creuses ! » Le démon s’acharnait sur la laisse sans s’émouvoir d’étrangler ses captifs. Lui et son cheptel se fondirent rapidement dans la foule qui ne désemplissait pas.

Profitant qu’ils se tenaient légèrement à l’écart du marasme, Quo tira sur la corde et se glissa dans l’ombre discrète d’un obélisque. Une fois assurée qu’aucune oreille fouineuse ne l’entendait, elle se confia à ses compagnons, ignorants de la nature de son récent échange : « Alphamas n'est pas un mauvais diable. Il est juste… bavard… et agaçant. Quoi, pourquoi ce regard Tête-de-Pie ? Je suis désolée de mes paroles. Tu comprends que...

─ Non, rien, t’en fais pas pour ça l’encornée, la coupa la fée-lutin, mutine. J’ai bien compris que tu m’as pas épargné devant ton copain mais t’inquiète la chouette. J’en ai connu des plus vertes et des moins mûres encore. C'est juste que c'est rare de te voir jouer les démones. J’ai pas l’habitude que tu médises des autres.

─ Je ne médis pas ! » s’offusqua la démone avant de se rendre compte qu’elle avait haussé le ton. Face aux regards attirés par son soudain émoi, elle se recomposa un masque et, tout en brandissant son bâton métaphorique de berger, tâta de la voix : « Hâtons vermine ! Je ne vais pas passer la lune à mendier sur le pas de la porte. Gambadez ferme ou je vous croque les mollets ! »

Jilam frémit devant l’aura de terreur que dégageait son amie alors qu’une seconde avant la même Quo était la proie des taquineries de Tête-de-Pie. L’espace d’un battement, il revit le monstre à ses trousses dans le bois. Vision aussitôt dissipée, comme s’il s’était agi d’un mauvais rêve.

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