59. Faux semblables

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Lorsqu’Aramië invita Quo à la rejoindre sur l’estrade, ses compagnons la suivirent docilement. La démonifée à la robe de perles s’attela à les lacérer de son regard si déstabilisant. « Quo ? s’étonna-t-elle, une fissure de perplexité dans sa placide armure.

─ En chair et en os. Du moins plus en os qu’en chair. Bonne nuit Aramië ! salua la démone souriante.

─ Ton enveloppe a évolué mais tu restes le même. » S’il n’était nulle trace d’affection dans le ton, la démone conserva sa bonhommie. « Et toi, toujours attelée au même jeu ?

─ De quel jeu parles-tu ?

─ De celui auquel nous jouons tous, pardi ! » La démone borgne semblait née pour la comédie. Aucune craquelure dans son sourire épanoui. La scène était sienne.

« Mes lubies ne sont pas tiennes, rétorqua Aramië. Mais tu es la bienvenue à les partager. »

La démone crut discerner un rictus au coin des sombres lèvres, lesquelles dénotaient avec sa pâleur froide. Elle bomba le torse. « Alphamas ne serait pas ravi, m’est avis, dit-elle en jetant un œil vers le dénommé qui ne manquait pas une miette de l’échange.

─ Qu’importe ce fanfaron, déclara la démonifée sans gêne. Qu’il aille se trouver d’autres centres d’intérêt. » Sur ces mots, elle secoua ses ailes amples à l’aspect de soie vive. Les myriades de couleurs dansèrent à la surface de leurs membranes diaphanes, aussi voluptueuses qu’une cascade avant de retomber à ses pieds telle une robe de soirée. Ses yeux d’or et de mercure passèrent sur Quo puis ses compagnons. « Ton voyage fut rude à ce que je vois.

─ Il est vrai que nous avons heurté quelques obstacles en chemin et essuyé quelques mauvais vents, grommela la démone en triturant sa corne amputée. J’ai dû me résoudre à abandonner un lourd tribut aux montagnes. J’ose espérer que Sa Sérénissime Grandeur, en dépit de son caractère, ne prendra pas ombrage de la modestie de mon offrande à sa cour. »

Une ombre caressa le visage de marbre d’Aramië. « La Reine est étrange ces temps-ci. » Elle marqua une pause, une légère trace hésitation au coin des yeux. « Je t’avertis car je te connais et je sais que tu n’es pas de ceux qui colportent les rumeurs. »

Quo fit mine de s’offusquer car il était admis que le commérage constituait un art des plus nobles chez ceux de son sang comme chez les démonifées. « Allons, serais-je si barbante ? – Enfin, je te sais gré de ta confiance ma chère, minauda-t-elle. Hum, dis-moi, serait-ce abuser de cette confiance si je te demande ce dont souffre Sa Majesté ? »

Aramië retroussa ses lèvres et les mordit discrètement, révélant ses dents noires luisantes. « Elle s'est toujours montrée taciturne, tu le sais, mais voilà qu’elle s'isole de plus en plus, des nuits entières dans sa chambre, et interdit à quiconque de la déranger. Elle invective, menace et punit toutes celles qui ont le malheur de lui déplaire. Or tout lui déplait. Personne ne sait ce qu'elle trame durant ses longues périodes d'isolement. Ses courtisanes reniflent à la porte. Elle change de favorite à chaque gibbeuse. » Elle se tut, à l’évidence mal à l’aise de s’être ainsi livrée.

« Sa Magnificence est une éclipse. Elle vous foudroie avant de vous plonger dans le noir. C’est ainsi qu’elle brille.

─ Elle est notre lune et nous sommes ses étoiles. Mais ces derniers temps elle préfère la solitude d’un ciel obscur.

─ Ton inquiétude à son égard loue ta vertu. Ton rôle aujourd’hui prouve que sa confiance en toi ne s’est pas ternie. Contrairement à ce qu’entend notre ami Alphamas, le devoir de distribuer le trompe-la-mort est un honneur et une tâche ô combien majeure. »

Cette fois pas de doute, la démonifée esquissa un sourire, aussi mince et discret que ses lèvres. Jilam, en le captant, se trouva choqué de l’émoi qu’il ressentit. Même le cœur absent d’une panthère d’érèbe tomberait vaincu sous le charme de pareille créature, songea-t-il.

Même parmi ses sœurs, Quo le savait, Aramië était réputée et surtout jalousée pour sa beauté, d’autant que tous les démons avaient une farouche tendance à s’amouracher d’elle. Ce qui n'était pas son cas, étrangement. Un minois pareil s’apparentait à une liqueur. Elle vous invite à en abuser, à la boire jusqu’à la lie, quitte à en devenir fou.

Cet appétit sauvage terrifiait Jilam, d’autant qu’il lui était presque impossible de détourner le regard de ce visage, comme lorsque le soleil vous pousse à le contempler malgré l’assurance de se brûler les rétines. Quo les avait prévenus : les démonifées employaient leur apparence comme un sort afin d’attirer leurs proies, et même un démon prenait le risque de voir sa raison consumée à leur contact. Qu’en serait-il alors d’un humain ?

Aramië jeta soudain son intérêt froid à la face de Jilam qui crut sentir des griffes se planter dans sa chair. « Viens, approche petit être. » La voix s’abattit comme un seau d’eau gelée, et bien qu’il ne saisisse le sens des mots, leur écho se mua en frissons intenses dans tout le corps du jeune homme. Ses jambes se murent d’elles-mêmes sans qu’il en prenne conscience. Les doigts froids qui lui saisirent le menton l’expulsèrent bientôt de sa torpeur envoûtée. « Tiens, un rejeton de mortel. Qu’il est rare d’en voir.

─ Je l’ai pêché sous un marronnier, affirma Quo.

─ Cela fait si longtemps que je n’ai goûté de viande d’Homme. C’est qu’il est difficile d’en trouver à son goût. La viande est si facilement gâtée.

─ Ah ! je ne te le fais pas dire. J’ai eu un mal du diable à te le conserver en l’état celui-là. Son espèce est si fragile et toutes les bêtes se jetaient sur lui. À croire qu’il attire tous les appétits. »

Pendant que la démone discourait, la démonifée s’occupait à détailler Jilam sous toutes les coutures. Ses traits impitoyables laissaient croire qu’elle le démembrait pièce par pièce. Il pouvait sentir sa curiosité se faufiler sous ses chairs et racler contre ses os, caresser son cœur et chatouiller son âme. Ses doigts tatillons accompagnaient son regard, givrant chaque morceau de peau qu’ils tripotaient sans pudeur.

« Je nous avais ramenés un troll aussi, un bâtard de sang-mêlé, probablement une carne sous la dent, mais si drôle. Il bégayait. Je te jure. Il t’aurait certainement beaucoup amusé. Je sais à quel point tu apprécies les bizarreries. » Quo tâchait vainement de détourner l’attention la froide harpie.

« Et ce bâtard, qu’est-il devenu ? interrogea distraitement Aramië sans lâcher sa proie.

─ Hélas, un autre troll lui a tranché le bras et il a pourri. Dommage, vraiment dommage.

─ Des animaux, tous autant qu’ils sont ! » déclara la démonifée d’un vague ton dédaigneux.

Celle-ci se détourna subitement de Jilam comme attirée par les vagues de rage contenue émanant de Nellis. « Et qu’avons-nous là ? » susurra-t-elle en s’approchant, d’un pas si léger qu’on eut cru qu’elle lévitait. La sorcière cligna des yeux, aveuglée par le miroitement des ailes. Elle se laissa à son tour sagement dépecée du regard et du toucher, le nez pointé vers le sol. Elle se sentait comme une bouilloire fumante sur le point d’imploser et se réfrénait pour ne pas éclater à la face pâlotte de la carne frigide, dont le pouvoir d’envoûtement, bien qu’elle le ressente, était vain dans son cas.

« En voilà un autre spécimen. » Les doigts effilés aux serres minutieusement taillées et peintes commencèrent à délasser son manteau dont ils écartèrent les pans pour mieux détailler le corps en-dessous. Nellis retint son souffle tandis que Mú se glissait discrètement sous son aisselle. « Diantre ! que de la peau et des os. Et il ne m’étonnerait pas que ça porte la maladie. Que nous ramènes-tu là Quo ? »

La sorcière comprenait que la mégère critiquait son aspect. En dépit de sa colère battante, impossible de nier la piètre image qu’elle offrait. Pour sûr, elle avait déjà porté meilleure mine.

Soudain, elle dressa le regard, dévoilant à la démonifée son visage, certes creusé et blême, mais aussi suintant de défi, et qu’elle rehaussa d’un rictus dédaigneux ; ce qu’évidemment la fée bâtarde n’apprécia pas. Sa froideur implacable la trancha en deux, mais l’épouse de Jilam ne vacilla ni ne recula. « Le museau au sol, vermine, si tu ne veux pas être privée d’yeux. »

Nellis n’obtempéra pas malgré le ton aiguisé et continua de la gausser silencieusement. La rumeur des discussions autour d’elles s’interrompit et on n’entendit bientôt plus que le chaudron crépiter.

C’est alors que Quo saisit violemment Nellis par les cheveux et la força à fléchir le genou. « Obéis, veux-tu ! » gronda-t-elle en langage du bois. Sa voix comme sa figure étaient méconnaissables. On eut dit une parfaite inconnue.

Aramië intervint derechef en obligeant la démone à s’écarter. « Laisse donc Quo. Il n’y a qu’un remède contre les enragés. » Elle enveloppa délicatement le visage de Nellis entre ses mains au sang gelé. Son timbre incisif s’émoussa pour devenir mielleux. « Pauvre chose. Tu es en colère. Je comprends. Tu as atrocement souffert. Ne t’en fais pas, je vais t’aider. » Que lui importait que ses paroles soient comprises, c’est par le chant de sa voix qu’elle cherchait à la convaincre.

L’odieuse bonne-fée tendit la main dans laquelle l’une de ses sœurs plaça un flacon cristallin contenant le trompe-la-mort. Le liquide bleuté rappela à Nellis d’odieux souvenirs. Les panthères d’érèbe les cernaient de toute part, les insectes bourdonnaient au loin, et Bagon faisait rempart de son corps pour défendre Reyn et Niu. Un sang bleu dégoulinait de ses plaies trop nombreuses pour être comptées. La potion lui évoquait le sang de Bagon. Elle le but docilement.

Eh bien, voyons… Sang de démonifée, évidemment… Venin d’arachnodon… Bave de larvelave… Quoi d’autre ?

Comme elle n’avalait toujours pas, Aramië lui agrippa le menton pour la forcer à déglutir. Nellis recracha alors tout le contenu de sa bouche sur l’envoûtante figure, dont la beauté pâle s’embrasa aussitôt d’une vive fureur. Le bras de la démonifée fusa à la vitesse de l’éclair. La douleur mordit durement Nellis. Le sang tiède coula de sa joue sur son menton. En relevant la tête, elle affichait un sourire rouge.

Elle cracha de plus belle. Une limace sanglante dégoulina sur la robe de soie blanche et de perles. L’ample cascade de cheveux cendrés se hérissa comme un tombereau d’écume sous l’effet d’une puissante vague. La main exsangue tatouée de motifs se referma sur la trachée de Nellis avec un bruit de craquement.

Quo l’arracha alors violemment à la poigne de sa tortionnaire. Leurs regards se croisèrent le temps d’un autre éclair. Puis la sorcière se trouva littéralement propulsée jusqu’au plafond de fresques qu’elle heurta de plein fouet avant de rebondir sur le sol moelleux de tapis. Démons, démonifées et offrandes s’écartèrent pour laisser libre cours à la colère de la démone borgne. Ses congénères semblaient ravis de la scène. Quant aux captifs, ceux qui étaient sous l’emprise du trompe-la-mort n’avaient cure de rien. Les autres avaient simplement mué leur désespoir en terreur ou leur terreur en effroi. Une bousculade s’engagea tandis qu’au centre de la pièce la sauvagerie s’égayait.

Mu par son instinct, Jilam voulut se précipiter au secours de sa femme. Une poigne ferme le retint par le bras. Quand il se retourna, Reyn lui balança ses gros yeux. Ne foire pas tout, disait son regard. Aussi le jeune homme ferma les yeux et s’échina à museler sa détresse.

Nez à nez face à la rage de la démone, étrangère à la Quo qu’elle connaissait, la sorcière se sentit fléchir. Son propre instinct protestait. Qu’attendait-elle pour répliquer ? Réduire en cendres son ennemie ? Elle lui cloua le bec. Ses griffes et ses dents, c’était tout ce qu’elle avait dans son arsenal.

Mú avait profité de la surprise générale pour se glisser d’un manteau à l’autre en passant sous la pelisse de Silène.

La furie ne ménageait pas ses coups. Nellis sentit sa cage thoracique se tordre en appuyant sur ses poumons qui se vidèrent d’un coup. Suffocante, elle rampa sur les tapis dont la douce caresse appelait le sommeil. Le sursaut de douleur la tira hors de ses rêveries. Quo l’avait saisie par le collet et la secouait comme un pommier. La sensation de ses neurones s’écrasant contre les parois de son crâne en imitant le gong du sinistre clocher. Pendue par le cou, elle serra ses dents fêlées, puis déchaîna une pluie de griffures au visage de sa tortionnaire. Un sang vert gouttait des plaies peu profondes du visage de la démone. Son espèce avait le cuir épais. D’autant que les griffes d’un elfe lui servaient en premier lieu à se retenir à l’écorce des arbres et fendre les cosses de fruit ; tondre la peau ne rentrait pas dans leurs attributs.

Des veines émeraude s’invitèrent dans les pupilles noires de Quo. La sorcière pouvait sentir son haleine, froide comme l’air du matin. Elle avait beau se débattre tout son saoul, ses coups de pieds n’avaient aucun effet contre la bête. Ses jambes finirent par se ramollir tels des tentacules et cessèrent de gigoter.

Un revers de main la renvoya dans les airs. Il aurait été si aisé d’enfiler ses plumes et de filer d’ici. Au lieu de ça, elle s’abattit contre le chaudron. La fonte chanta le fracas, si puissant que le métal se gondola. Nellis se plia en deux pour vomir un mélange de sang et de bile. Du bout de la langue, elle tâta sa molaire fendue.

Les effluves aussi désirables qu’écœurants du trompe-la-mort emplirent ses poumons ressuscités. Non loin d’elle traînait un plateau en métal autour duquel des éclats de cristal baignait dans une mare tâchant les tapis.

Les cris de colère, inaudibles, martelaient au travers du bourdonnement qui lui rembourrait le crâne. Elle n’entr’aperçut qu’un éclair. Cet éclair la souleva et l’aplatit comme si elle était un marteau et le chaudron l’enclume. Le choc de ses mâchoires fissura plusieurs autres dents. Elle se retrouva plongée dans le noir. Du sang lui aspergea le visage, son propre sang comprit-elle. Flottant dans la complète obscurité, elle se sentit pousser des ailes.

Mais au lieu de s’envoler elle rebondit, tel un gland sur un parterre d’humus. La foudre la frappa derechef. Son esprit s’évada, expulsé de son nid. Son corps ne résumait plus qu’à une pomme sans pépin.

Et pourtant elle souriait. Elle souriait malgré la souffrance à deux doigts de la faire chavirer.

C’est bon, je sais !

Un zest de vide prélevé au fin fond du néant. Voilà l’ingrédient secret. Pas étonnant qu’il fût coton à trouver celui-ci.

Il lui fallait à présent tout oublier, y compris la douleur, ce qui n’était pas une mince affaire. Le sortilège était d’une horrible complexité. Une erreur et elle les tuerait tous, elle, ses compagnons, mais aussi tous les miséreux esprits présents. Le parfum entêtant et nauséeux émanant du chaudron au-dessus d’elle lui insufflait le tournis. Fixer ses pensées était un calvaire.

Une vague lancinante la renvoya dans son enveloppe, ou plus précisément l’entassa dans son squelette comme on bourre en vitesse un sac de voyage. Ses cheveux, tirés en arrière par une poigne implacable, s’attachaient désespérément à la peau de son crâne. Quo avait-elle l’intention de la scalper ?

Tout doux ma belle.

Profitant du fait que leurs visages se collaient, elle lui jeta un clin d’œil. La démone lâcha brutalement sa crinière et elle s’affaissa de tout son poids contre le rebord du chaudron. Au même moment, Aramië se précipitait vers Quo pour la calmer avec l’aide de deux consœurs, auxquels vinrent s’adjoindre plusieurs démons.

La sorcière, penchée sur le chaudron, à deux doigts de plonger tête la première dans la mixture bleue fumante, se concentra de toutes ses forces, avant d’immerger sa main. Chassant la brûlure vive, sa conscience s’enfonça dans les tréfonds de son être jusqu’à toucher l’esprit en elle. Le lien se fit. Puis le reste…

Quand elle rouvrit les paupières, Nellis gisait allongée sur le dos, le corps, semblait-il, en mille morceaux éparpillés sur les tapis au pied de l’imposant chaudron. Son premier réflexe fut de prier. Elle se mordit aussitôt les lèvres pour se morigéner. Décidément, ma vieille, tu t’en remets beaucoup trop à ces abrutis de dieux ces derniers temps. Tu vas virer fanatique à ce rythme.

Une foule d’yeux l’observaient sans la moindre gêne. Quo se tenait à l’autre bout de la pièce, encadrée de deux démons. Sa colère s’était dissipée, visiblement muée en honte. La sorcière effleura l’esprit de son amie pour la consoler. La démone, en dépit de sa nature, demeurait un cœur tendre qui haïssait la violence gratuite. Nellis se doutait de ce que leur petite comédie lui avait coûté. Sa douleur ne devait pas être moindre que les siennes.

La souffrance rameuta ses sensations. Il n’était pas un morceau d’elle qui ne l’élançait pas atrocement. Difficile de faire un choix, mais le pire était sa main droite ; elle la cuisait comme si elle trempait encore dans le chaudron.

De petits pieds blancs nus glissèrent près d’elle sans s’arrêter jusqu’au plateau renversé et les débris de flacons. La démonifée en chef lança un ordre à ses assistantes, puis un autre en désignant Nellis avec dégoût certain.

Une fois relevée – sans ménagement, il va sans dire – la sorcière aperçut enfin Jilam. Il la fixait d’un air tel qu’on eut dit qu’il avait déjà avalé le trompe-la-mort. Reyn ne lui lâchait pas le bras. Derrière eux, Silène et Tête-de-Pie n’étaient pas non plus en reste d’effroi. À voir leurs têtes, Nellis n’imaginait pas se reluquer dans un miroir.

Un nouvel ordre figea sur place son escorte. Aramië réapparut dans son champ de vision durement restreint par des bandes noires de chaque côté. La nature des yeux fondus de la démonifée avait muté en plomb. Hormis ce détail, ses traits avaient retrouvé leur inflexibilité d’origine. La créature planta ses serres dans la nuque de Nellis avant de lui plaquer la louche contre les lèvres, à deux doigts de lui enfoncer dans le gosier. Sa victime déglutit au risque de s’étouffer. Le liquide, dénué du moindre goût, lui enflamma la gorge et le ventre. La démonifée veilla à ce qu’elle avale jusqu’à la dernière goutte de la louchée avant de la relâcher. La sorcière fut saisie ensuite d’une longue quinte de toux. Le supplice de son corps était tel que sa conscience l’implorait désespérément de s’effacer. Elle lui refusa ce droit en dépit de la tentation.

Sa tortionnaire entreprit alors de lui caresser les cheveux. « Là, tout doux », dit-elle en réempruntant son ton soyeux. La sorcière aurait préféré de loin qu’elle l’invective. L’envie lui démangeait de lui faire ravaler sa langue. Elle se contint tout en sentant le trompe-la-mort dévaler son œsophage puis se mélanger aux sucs de son estomac.

Son visage fondit progressivement jusqu’à ne plus laisser paraître une seule ride. Ses yeux s’éteignirent. Ses sens se turent, et avec eux la douleur. Une douce tiédeur l’enroba. Alors qu’elle se coulait dedans, ses lèvres contusionnées s’animèrent d’un sourire béat.

Au fond d’elle aussi elle souriait, elle exultait même. Mais à voir son état, nul n’aurait pu s’en douter.

Après elle, ses compagnons furent invités à boire à leur tour au chaudron. Les discussions reprirent au sein du sanctuaire. Quo avait rejoint sa place auprès de ses offrandes. Maintes fois, elle s’était excusée de son comportement auprès de la chargée de cérémonie, bien qu’en vérité son repentir s’adresse à Nellis. La démonifée l’avait simplement dédaignée comme si rien n’avait jamais interrompu le rituel.

Lorsque vint le tour de Jilam de passer à la casserole, ce dernier dut réprimer l’envie de ses jambes de détaler. L’air, si lourd, lui écrasait les poumons tandis qu’il trébuchait sur le rebord de l’estrade. Devant son évidente récalcitrance, la démonifée l’attrapa par le menton – un tic chez elle semblait-il. Le jeune homme remarqua les tâches bleutées souillant sa belle robe de perles. La lueur fantomatique des braises dessinait la peau au travers du tissu et laissait entrevoir les formes. Il luttait de toutes ses forces pour éviter le regard envoûtant qu’il sentait planté sur son front. Quand la louche se pencha, il s’obligea à desceller ses lèvres, conscient que résister ne ferait que prolonger le calvaire. Un feu se répandit aussitôt dans sa bouche, le long de sa gorge et lui déchira l’estomac. Ce feu n’avait aucun goût.

Sa langue se retrouva paralysée. Les fresques des frontons et les visages en-dessous se brouillèrent avant de se fondre d’un même bloc. Une paix profonde l’envahit telle la vision féérique d’une nuée d’oiseaux. Le monde se noya en un vaste océan de torpeur peuplé de baleines au doux chant. Ses pensées se résumaient à des aurores miroitant à la surface des eaux calmes, dénuées de ride. Le démangeait-il l’envie de rire ou bien de pleurer ? Impossible de se décider. À quoi bon ? Tout choix est inutile et rien ne mérite qu’on en fasse un. Son identité flottait au milieu d’un espace vide, sous un ciel inexistant. Il était lui et à la fois tout. En somme, il n’était rien.

Lorsque son regard errant heurta les figures familières, ce fut son propre visage qui l’observa en retour. Une foule de Jilam l’entourait. Ça et là des spectres cornus brillaient dans l’obscurité. Des ailes se déployèrent, et leur toile contenait un univers entier avec toutes ses étoiles brillant de mille feux. Comme le feu de son âme qui brûlait de mille façons dans mille corps identiques.

La mémoire trouée, privé d’attache, son esprit erra dans ce maelström telle une épave en perdition, jusqu’à s’ancrer à la seule lueur visible à la ronde. Les yeux d’or et de mercure étaient en train de le dévorer. Il aurait pu fondre en eux. Il en aurait été heureux.

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