60. Marmotte en marotte
Le « fée » de démonifée prenait tout son sens quand on observait un tantinet ces dames une fois passée la terreur au second regard. La plus infime parcelle de leur corps, leur gestuelle naturelle jusqu’au moindre battement de cils – dont elles étaient par ailleurs dépourvues – chaque morceau qui les composait respirait la grâce à l’état pur. Non pas la grâce propre aux fées nourrices et partagée par les oiseaux, plutôt une grâce reptilienne, le tout enrobé d’une beauté envoûtante. Une chapelure idéale qui dissimulait l’odieux poison coulant dans les lignes bleues des veines, visibles à travers la peau, si blanche qu’elle en était presque transparente. Des merveilles corruptrices, chacune d’elles. Pas une aile écornée qui dénote dans le paysage. À croire qu’elles naissaient toutes sans défaut. Ou bien alors… Les poteries fissurées étaient jetées au rebus.
Jilam, ébahi, l’admiration souillée d’effroi, ne pouvait détacher son regard de la gorgone. La créature planta son regard en lui. Ses yeux, dénués d'iris ou de pupilles, brillaient d'un vert iridescent parsemé de poussière d'étoiles. L'infini vivait dans ces orbites. Il serait si aisé de tomber amoureux, songea-t-il. Si aisé de mourir entre ses serres.
La démonifée scrutait le mortel comme on observe la forme curieuse d'une brindille au sol. Il n'était ni mépris dans ses intentions, aucune intention à vrai dire, tout juste un vague intérêt, qui se dissipa avec la vivacité d’un rayon de lumière sous la canopée du bois.
Quand elle eut disparu, Jilam s’en trouva soulagé, mais aussi déçu. Sentiment qu’il se reprocha aussitôt, car que de tels yeux puissent se poser sur un être comme lui aurait dû pleinement le satisfaire. Le ver qui vit sous terre est heureux quand on le remarque, et que lui importe de terminer au bout d’un hameçon ? Car aux yeux du monde il aura existé, au moins l’espace d’une seconde.
Les démonifées jetaient leur mystique orgueil comme un voile à la face du monde qu’elles sculptaient selon leurs envies. Leur vaste esprit, renfermé dans des têtes si menues, s’abreuvait d’une imagination sans limite à défaut de posséder la moindre étincelle d’empathie. Ces espiègles dames crachaient leurs facéties moqueuses avec la cruauté du déluge martelant la terre. Leur teint naturel, variant entre le gris pâle et le blanc linceul, ne se discernait que très rarement sous les multiples couches de peinture qu’elles se fardaient. On aurait dit des fantômes cherchant à faire oublier leur nature. Leur chevelure, sombre ou claire, poussait libre de la terreur des ciseaux, parfois coiffée en une cascade de minces tresses filées de perles innombrables. Les bras filiformes, tapissés de tatouages, croulaient sous les bracelets, fins ouvrages incrustés de pierreries. Des colliers somptueux garnis d'une flopée de rutilants joyaux étiraient encore leurs nuques déjà longilignes. Les corps gracieux s’enveloppaient de robes flottantes dotées de longues traînes et de trous pour les ailes, épousant les formes, aux tons blanc-craie, noir-jais, vert-bois, bleu-nuit et rouge-feu. Ces habiles couturières travaillaient le tissu comme la pierre ou le métal, maniant l’aiguille comme le brasier et il n’existait nulle part au monde des artisans qui soient bénis de tant de talents. Reines du ciel nocturne, elles voltigeaient dans les airs avec la grâce du griffon, leurs ailes scintillant à la place des étoiles. Ces volées dansantes aux envolées lyriques dépeignaient les confins sanglants d'une nuit aux promesses d’éternité. Belles à rendre fou, trop en vérité pour ne pas être un tant soit peu terrifié à leur vue, elles étaient des sirènes aux ailes de papillons, charmant les esprits par leur apparence, les enivrant de leur chant. Des diablesses en robes de soirée.
Le jeune homme déglutit alors qu’il suscitait soudain l’intérêt particulier d’une meute de nouveaux arrivants, démons et démonifées mélangés, ivres à souhait de surcroit. Les regards troubles l’écorchaient sans la moindre gêne. Il ne saisissait rien des paroles échangées. Quelques mains griffues, tatouées et vernies, s’approchèrent pour le tripoter, le pincer. L’air ambiant frissonnait de désir. Jilam, lui, se retint de vomir. L’inconscience le guettait parmi les visages fardés. Sa propre chair se métamorphosait en pierre au contact des souvenirs. Maudite mémoire qui jamais ne daigne le laisser tranquille. Cette ribambelle de figures peinturlurées, ces robes chamarrées, ces luxueuses soieries, les langues rouges passant sur les sombres lèvres, tout cela invoquait d’autres visions, qu’il aurait tant aimé pouvoir jeter au loin dans un vide profond.
Les lèvres noires s’écartèrent. Le rire chuintant vrilla au travers de son crâne. Les doigts froids qui le caressaient s’écartèrent avant de se refermer autour de sa gorge, les griffes de se planter dans sa chair.
Ravalant ses cris, il serrait ses genoux à s’en liquéfier les bras. Sa main renfermait la montre cassée de Tante Hortia qu’il avait discrètement prélevé de ses vieux haillons avant qu’ils ne soient emportés. Bien que silencieux, l’objet demeurait son dernier réconfort dans la solitude. son poing le pressait si fort que sa paume en était marquée.
La meute finit par se défiler. Ainsi délaissé parmi les poissons morts dont il faisait partie, il se recroquevilla sur son étal. Les corps autour de lui avaient beau embaumé la chaleur, ils n’en restaient pas moins des carcasses vides attendant d’être boulottées. Lui seul conservait sa raison d’être et l’instinct de survie qui allait avec. Il était le seul que la peur rongeait. Toutes ces enveloppes pour un unique esprit chancelant. Pas de quoi se vanter. Il ne s’en trouvait que plus impuissant.
À peine avaient-ils posé un pied dans l’antre d’Ashari, cœur de Morbani, que les démonifées avaient fondu sur le cortège tel un essaim de sauterelles pour moissonner les offrandes des démons pèlerins. Séparés brutalement de Quo, lui et les autres s’étaient ensuite laissé sagement conduire à travers un dédale à n’en plus finir de couloirs caverneux. Des lustres de cristaux phosphorescents poussant aux murs et aux plafonds les préservaient de l’obscurité. Leurs gardiennes usaient de fermeté mais aussi d’une certaine précaution. Hors de question d’abîmer la marchandise.
Ils débouchèrent dans une vaste caverne aux allures de temple des eaux. Une brume empestant l’œuf pourri emmitouflait les lieux, et partout des centaines de bassins aux eaux blanches et fumantes s’étendaient à perte de vue. Des marches taillées dans les stalagmites géantes permettaient d’y accéder. On leur avait confisqués leurs vêtements et des étoffes propres avaient été déposées au côté des huiles de bain pendant qu’ils se récuraient des sévices de leur voyage. L’eau à la couleur de lait était si brûlante qu’elle lui écorchait la peau et le cuisait jusqu’aux os. Il s’était alors pris d’une vague de compassion à l’égard des légumes condamnés à la marmite. Son corps, lui, semblait fait de fromage râpé. La chaleur et l’humidité juraient de l’éplucher. Les vapeurs infectes de soufre avaient du moins le mérite de dissiper les effets du faux trompe-la-mort, et la brûlante chaleur d’endormir ses autres douleurs. Les nausées n’avaient pas tardé à le gagner. Une chance que son estomac n’ait rien eu à offrir sinon sa bile. Au-dessus d’eux, une géante gueule de serpent crachait l’eau qui abreuvait les bassins. Les anneaux du reptile, taillés dans la roche de la caverne, servaient de voûte à l’édifice.
Au retour des démonifées, ils avaient quitté les bassins. Oubliée la pudeur, chacun s’était observé, l’autre servant de miroir, et avait tâché de masquer son dégoût. Leur maigreur d’alors aurait fait pâlir un ogre. À croire qu’ils rivalisaient entre eux pour le concours des os les plus saillants. Les cicatrices sur les épidermes évoquaient des vers blancs écœurants sur les peaux rougies au feu. Qui aurait pensé que des créatures pareilles étaient venues pour assassiner une sorcière ? Personne. Nul n’aurait pu soulever leur couverture. Délaissant le désastre de leurs enveloppes nues, ils avaient enfilé les vêtements pliés près des bassins : des frusques grossières mal taillées. Dans lesquelles ils ne flottaient pas moins, grâce soit rendue à la malnutrition prolongée.
C’est là la rançon de l’audace, ne disait-on pas ? Le courage est un vampire, il s’abreuve de vitalité. Les regards, après le retour du héros et une fois la joie du triomphe éculée, un à un se détournent, dégoûtés par les affres de l’aventureux. Ceux qui survivent à leurs exploits reviennent changés à jamais, et rarement dans le bon sens. Une partie de leur vie s’est éteinte et ils doivent se contenter de vivre avec le reste. Combien n’en ont pas la force et s’en remettent aux conseils du corbeau ?
Ça y était ! Voici qu’ils goûtaient enfin le terme de leur brûlant et froid périple. Une saveur aigre, qui s’avérait décevante. Quand venait donc le soulagement promis ? Aucun d’eux ne désirait songer à la réponse, bien que tous la connaissent. L’espace les séparant de cette réponse se résumait à un souffle, puis un, et encore un, ainsi de suite.
Pensées chéries, je ne prends pas assez soin de vous. Même les douleurs détiennent un aspect réconfortant. Elles vous rappellent que vous vivez. Le goût de l’existence vous brûle si fort lorsque vous vous tenez sur son parvis.
Aucune fenêtre ne permettait d’observer le dehors, pas même la plus petite lucarne filtrant la lumière de lune. La puanteur d’œuf pourri ne quittait jamais le lieu. Son ventre, qui ne savait plus où il en était, désirait se purger tout en gargouillant de faim. On les avait guidés dans une salle à manger plutôt cossue. Les plats abondaient sur les tables en pierre, mais nul n’était dupe d’une telle générosité. Il ne leur restait que la peau sur les os et il fallait qu’ils se remplument en vue du banquet prochain. Les mets offerts se résumaient à une alimentation végétale, des espèces de plantes pour la plupart inconnues de Jilam : fruits séchés, champignons fumés, racines bouillies, légumes à la vapeur, platées de céréales sauvages, chaudrons de soupe et des variétés de sauces. De quoi nourrir une armée d’ogres si les ogres étaient encore de ce monde. Quo leur avait expliqués que les démonifées cultivaient de vastes potagers et vergers à quelques monts du Seratusor, dans un val épargné par le venin du Fléau d’Antan. Du moins laissaient-elles aux bons soins de leurs cohortes de fées-serviles l’entretien, les récoltes et le transport.
Jilam avait compris que les fées n’étaient pas mangées mais conservées comme esclaves. Il n’y en avait d’ailleurs pas une parmi les offrandes. Celles apportées par les démons avaient été séparées du reste du troupeau après les ablutions. Elles survivaient au lieu d’être dévorées. Tant mieux pour elles, pourrait-on dire. En fait, Jilam était convaincu que leur sort était bien pire. Ces pauvres créatures étaient biberonnées au trompe-la-mort matin, midi et soir. Leur service ne s’achevait jamais tant qu’elles vivaient. L’immortalité devient un fléau quand on vous retire le choix de mourir. Il croyait se rappeler que la Gardienne lui avait dit cela un jour.
L’humain savait à présent qu’il était pire que d’observer un cadavre : observer un vivant purgé de sa raison mais toujours doté des réflexes du vivant. Le trompe-la-mort abattait tous les sens à l’exception des fonctions motrices. Son propre corps devenait une prison. Certes ses effets devaient se dissiper au bout d’un moment – long à n’en pas douter – car les fées-serviles étaient forcées d’en boire régulièrement ; à moins que ce ne fut un trait propre à leur race ?
Les offrandes, visages endormis et sourires benêts, se nourrissaient sans discuter sur ordre des dames de Morbani et auraient continué à se gaver si on ne leur avait pas intimé d’arrêter. Leur repas englouti, elles se contentaient ensuite de fixer le ballet de mouches invisibles en attendant qu’on leur indique de se lever.
La vie se nourrit même quand elle suffoque, après que la dernière goutte d’espoir se soit évaporée. Encore une autre parole de la Gardienne. Du moins le pensait-il.
Et c’est ce qu’ils avaient fait : manger et dormir. Manger, dormir, manger, dormir, rien que ça. Trois cycles durant – impossible de parler de jours en ce lieu privé de ciel.
Parfois, son cerveau réagissait. Mais pourquoi je fais tout ça ? Je leur donne l’occasion de profiter de moi. Elles m’engraissent pour mieux me bouffer plus tard. Pourquoi je leur donne ce plaisir ? Il suffirait que je m’abstienne. Que je jeûne. Elles n’auront alors que mes os à rogner. Voilà, bien fait. Et sur cette pensée, il se servait un autre bol de ragoût.
En réalité, son appétit dément n’avait rien de naturel, quand bien même il succédait à une longue période de privations. Les braseros de la salle à manger étaient nourris par des plantes aux effets crève-la-faim, alors que ceux disposés dans le dortoir crachaient une fumée somnifère.
Et de fait, à peine entré dans la vaste et sombre pièce à coucher, Jilam n’avait qu’une envie : se fondre dans le néant. Aucun rêve ni cauchemar ne venait le visiter durant ses heures de sommeil. Il dormait comme un bébé. Et à son réveil, il se sentait plus reposé que jamais, et dévoré par une fringale de troll. Ils dormaient à même le sol sur des tapis. Sous terre il ne fait jamais froid. Les braseros, minutieusement entretenus, crachaient une tiédeur idéale pour un sommeil paisible.
Nellis et lui profitaient de ces moments d’obscurité, avant que la drogue du sommeil ne les cueille, pour s’enlacer. Le désir de faire l’amour les démangeait. La tentation de s’évader ne serait-ce qu’un instant de ce cauchemar sans fin. Qu’importait la situation, le couple ne se quittait jamais, pas même pour satisfaire leurs besoins naturels, de crainte que l’un ne s’envole en l’absence de l’autre et jamais ne réapparaisse. Ce comportement aurait pu éveiller les soupçons. Mais leurs gardiennes ne prêtaient de toute façon guère attention à la plèbe des captifs bienheureux, confiantes qu’elles étaient dans les vertus du trompe-la-mort, et se contentaient de les déplacer d’un lieu à l’autre, du lit vers la table. D’autant que leur tâche semblait beaucoup les ennuyer. Il faut dire que devoir surveiller la barbaque en train de se goinfrer sans pouvoir y tâter un croc, ça devait être une torture pour elles. Tant mieux, tiens.
Durant l’éveil, le groupe ne cessait de scruter les visages, cherchant des indices que l’un d’eux n’était pas sous l’emprise du poison des démonifées. Comme ils étaient arrivés au sanctuaire parmi les derniers, peu de prisonniers avaient bu après eux l’élixir frelaté. Leurs geôlières n’avaient pas encore percé à jour la supercherie jusqu’ici. À moins qu’elles observent en attendant que quelqu’un se trahisse. Mais Nellis en doutait. Aucune de ces dames ne goûtait au trompe-la-mort, cela allait sans dire.
Au bout du compte, ils en avaient conclu qu’il était inutile de tergiverser et qu’advienne que pourra. Les dés avaient été jetés dès lors qu’ils avaient franchi les portes. Ne tenaient qu’à eux de les franchir de nouveau dans l’autre sens. Cette aventure, il la vivrait jusqu’au bout, quelque soit sa fin, qu’il y ait ou non un après.
À aucun moment ils ne devaient perdre leur concentration. Chaque instant pouvait les trahir. Il leur fallait jouer leur rôle à la perfection sans jamais faillir ni se relâcher, ne serait-ce que plus d’un battement, et calquer leurs gestes et réactions sur les victimes du trompe-la-mort. Or, jouer les morts-vivants lorsque vous avez la peur qui vous ronge les os, cela s’avérait assez compliqué.
Après neuf repas et trois nuits de sommeil on les renvoya aux bains, puis on leur confia de nouveaux vêtements, mille fois plus somptueux que les précédents. En fait, Jilam n’en avait jamais porté de si beaux. Un joli emballage, avait-il songé au moment de les mettre. Leurs maquerelles tenaient à ce que les plats soient joliment présentés. La soie chamarrée était si légère tout en tenant chaud, sa caresse d’une douceur de peau de bébé. Relativement transparent, le tissu couvrait entièrement les corps et était cousu serré afin de révéler leurs formes rescapées des os.
Malgré la soie qui l’enrobait, Jilam se sentait plus nu que jamais. Il lui restait encore un morceau de nerf de son dernier repas coincé entre les dents que sa langue peinait à déloger. La lune rouge reposait tel un rubis parfait dans son écrin de satin noir. S’il avait été ravi de la revoir au début, après tant de temps passé sous terre, il avait vite déchanté et ne pouvait désormais plus blairer sa lumière. Cette lumière qui dégueulait sur tout, dévoyant les couleurs pour leur donner la teinte du sang. Pas étonnant qu’un vampire se cache ici, pensa-t-il.
Sa vue se brouilla brutalement. Il faut dire qu’il n’était pas dans sa meilleure forme. Et l’air du dehors ne faisait qu’aggraver son cas. Les poumons et le ventre en feu, il devait retenir ses larmes. Car un poisson mort ne pleure pas. Même vivant d’ailleurs.
« Oh !... Oh !... » Écho d’embrun. « Eh tôa ! » Réminiscence de pensée. « Eh oh ! » La flamme d’une bougie s’alluma dans l’esprit vaporeux du jeune homme qui se retourna. Parmi les figures éteintes, dénudées de sentiments ou d’émotions, l’une d’elles exhalait une pâle teinte de vie.
« J’me disais bien k’ça r’muait pôr là. Dis bonhômme qui t’es l’on peut savoir ?
─ Je… » Incapable d’aligner plus d’un mot, il observa béatement la créature qui le fixait en retour d’un vague trait moqueur.
« R’garde pô vers moi bougri ! T’y veux qu’on nous cogne ? » Jilam reporta son attention devant lui. « Ça, r’garde ben d’vant. Imite le gland. Parfait. Là t’as Motus Bégland. Du Clan des Marmaillons. Toi l’gars ? » Le fort accent évoquait les plaintes émises par l’écorce qu’on râpe.
« Jilam.
─ Ben Jilam, toi-moi n’est fourré da’s une sacrin mouise. Tous ces morveux, dirait des troncs morts. Y’en a pô un pour mouch’ter qu’on lui cause. Ça fait ben un long temps qu’j’essaye kà même. T’es le premier qui moufte. Ouais. J’demande bien c’ki vient après. »
L’époux de Nellis s’interrogea : parlait-il de leur sort ou du sort qui attend tout un chacun ? En vrai n’importe, se dit-il. La réponse est la même.
Les lèvres bien scellées, un fin murmure sortant de son nez, il entreprit d’éclairer son nouvel ami. « Tu as bu une potion en arrivant, tu te rappelles ?
─ Mouais. Schlinguée mais pô mauvaise.
─ L’effet s’est dissipé. Voilà.
─ Diskpé mà fion ! Et eux alors ?
─ L’ont pas bu.
─ J’rais bien juré que si. Fin bon. Faut qu’on s’tire.
─ Et comment tu veux…
─ Te r’tourne pô foutrac ! »
Jilam s’empressa d’obéir. Par chance, personne ne les calculait.
« Y’a aucun moyen de sortir. Ils ont fermé les portes.
─ Ah ouais ? Ben j’connais ô gars chez moà qu’a r’ussi à ficher l’camp d’un terrier d’goborcs. Et l’est pas ben malin, crôa môa. Si t’es pô pu bête k’lui, j’dis, toi-moi l’gars, on s’arrache fissa.
─ Non.
─ Brin d’nigaud va ! Pô mon problème s’tu veux finir au ragoût.
─ Je suis avec des amis. Ils ne vont pas tarder à agir. Fais-moi confiance. Prends ton mal en patience. L’occasion va se présenter.
─ Pardon gars mà j’te connais pô et l’Motus lé pô né d’la dernière florâson. T’es p’têt réveillé mais t’as la civette qui pousse à l’envers. J’vais m’dépôtouiller sans tôa, pô grave.
─ Attends, s’il te plaît ! Tu pourrais tout ficher en l’air.
─ Ficher l’air d’kôa mes rognons ? Cas où t’rais pô vu, l’monde y tourne en fayot. Là-dà, tu peux k’compter sur tôa-ke-tôa. L’reste ça les choses qui t’courent après.
─ Pourquoi tu me proposes alors ?
─ Kôa kôa ?
─ De t’accompagner.
─ Gumm… j’sais pô fait. J’crôa parç’ka chuis seul d’pis v’là trop d’temps. »
Jilam osa un coup d’œil prolongé par-dessus son épaule vers son camarade d’infortune. Quel beau pétale qu’il faisait : tout jaune, gonflé comme un pistil au printemps, du poil sur tout le corps, une chaude et grasse fourrure, pas un habit, une vraie fourrure, il allait nu, aucune soierie ; des bajoues bien gonflées, un gros nez taillé en museau et de longues moustaches noires éparses ; une face vaguement humaine sur un corps de rongeur. Sa seule vue réchauffa le cœur du jeune homme. En dépit du risque que son existence faisait peser sur lui-même et les autres. Des offrandes tentant de fuir risquerait de mettre la puce aux oreilles des démonifées. Il fallait à tout prix convaincre le Motus-machin de s’abstenir d’agir maintenant.
« L’ami, ma parole, nous nous échapperons ensemble. Juste, patience.
─ Pô l’temps, kà zou t’as pô compris, vont nous bèkté.
─ Si. Confiance. J’ai un plan.
─ Ah ouais ?
─ Parfaitement ! » Une chance pour lui, Jilam était un menteur-né.
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