61. Quand la rivière se met à déborder
Comment en suis-je arrivée là ? Bon sang de troll. À quel moment de ma vie j’ai pu me tromper à ce point pour me retrouver dans ce bourbier ?
Des bois, il en fourmille de part le monde. Qu’est-ce que j’en ai à faire de celui-ci ? Le vieux chêne est mort, qu’est-ce qui m’y rattache ? La jeune pousse ? J’ai le choix, il a toujours été mien. Pourquoi je devrais me farcir le sauvetage de ces gus qui n’ont jamais eu ni peine ni remords à me mépriser ? L’autre vieille carne, elle a qu’à s’en charger de protéger ses ouailles. En quoi c’est mon problème ? Donne-toi une seule raison, Nellis, qui t’oblige à supporter tout ça ? Ils t’ont chassée, je te rappelle. Tu ne leur dois rien, pas un bourgeon. Alors quoi ? T’essayes de jouer les héroïnes ? Tu crois qu’ils en ont quelque chose à faire que tu les sauves ? Ils continueront de te regarder de la même manière, quoi que tu fasses pour eux ou non. Pour ceux qui osent te regarder dans les yeux. Y a que Jilam qui compte. C’est le seul à en avoir quelque chose à carrer de ta pomme. Et toi, la sienne, tu la ramènes jusque dans ce trou d’enfer pour qu’il se fasse tuer comme un gland. Bravo. Joli. Y a de quoi chanter les louanges d’un amour pareil. Mieux vaut se farcir mon mépris qu’être aimé par quelqu’un dans mon genre. T’as plus de chance de survie. Tu parles d’une sorcière. Même pas capable de se faire obéir d’une noix.
Tandis qu’elle se morigénait, à deux doigts de virer esprit fou, les ruisseaux indomptables de magie la traversaient tels des essaims de verre pilé, la blessant dès qu’elle cherchait à puiser dedans. L’inconfort la martelait en dépit des coussins moelleux. Pas moyen d’esquisser un mouvement pour se gratter les fesses. Et pour comble de l’angoisse, sa robe diaphane ne cachait rien de ses formes ou de ses attributs et la livraient nue en pâture aux regards des passants ; des regards oscillant entre la vague curiosité et le brûlant appétit charnel. L’estrade en pierre, taillée à même le sol, qu’elle occupait lui évoquait plus un étal de marchandise comme on en trouve dans les villes humaines. Les démonidés se contentaient de toucher avec leurs yeux, parfois avec leurs doigts, gardant leurs crocs au repos. Pour le moment.
Ses ecchymoses et fractures, en dépit de la médecine miracle des démonifées, n’en continuaient pas moins de la faire souffrir. Son visage, bien que désenflé, conservait les séquelles de sa petite scène avec Quo. Ses côtes l’élançaient, rendant pénible sa respiration, mais le pire était sa mâchoire. Une dent qui repousse, c’est toujours long et douloureux.
L’éclat de la lune sanglante corrompait les couleurs et dévorait les ombres. Disséminés un peu partout, les braseros crachaient leurs fumées narcotiques. La tête de Nellis lui tournait et son dernier repas tambourinait aux portes de son estomac. Chaque fibre de son corps œuvrait à neutraliser les poisons qu’elle respirait, mais sous ses airs groggys son esprit à l’affût ne perdait pas une miette des évènements.
L’arène du festival barbotait dans un brouhaha oppressant. Un oiseau passant par-là – faudrait-il déjà qu’il soit sacrément perdu – se figurerait sans doute une joyeuse réunion, vivante et chaleureuse, où tous les invités respirent la simplicité et le bonheur sans lendemain. En son cœur un obélisque titanesque d’onyx gravé d’or et de jade se dressait tel un escalier entre terre et ciel, les anneaux iridescents d’un serpent enroulé autour de son aiguille et la gueule du monstre déployée à un coup de mâchoires de dévorer l’astre sanglant. Des luminaires flottaient en suspens dans les airs sans qu’aucune corde ne les supporte ou ne les rattache au sol, davantage là pour la décoration que pour la lumière qu’ils apportent. Esprits libres et enfermés se partageaient ce vaste espace dédié aux plus impensables folies. La mer agitée de démonidés noircissait le lieu aussi loin que portaient les yeux de chouette. Les offrandes occupaient des présentoirs décorés de tapisseries, de bouquets de cristaux déposés dans des vases de jade et de sculptures en laque.
Une fosse fourmillante de vie et empestant la mort, que le palais d’Ashari et son ombre rouge dominaient de leur écrasante aura. Taillé à même la chair du volcan, le colossal édifice se composait d’une multitude de bâtisses à la terrifiante architecture. Au même titre que la cité-nécropole qu’ils avaient traversé, les façades semblaient vivre tant elles abritaient de créatures sculptées. Les silhouettes tordues s’amalgamaient les unes aux autres pour former une masse monstrueuse de têtes, de bustes, de bras, de jambes, de pattes, d’ailes, de pinces et une foule d’autres appendices. Un cœur abreuvé par le sang de lune semblait bel et bien battre à l’intérieur de la pierre animée qui à tout instant, nul n’en aurait été surpris, paraissait sur le point d’échapper à sa nature pour se parfaire de chair et parcourir le monde à sa guise. Un mirage, cherchait à se convaincre Nellis. Rien que le fruit d’un immense talent et d’un peu de sorcellerie. Les créatures pétrifiées grimpaient aux colonnes et rampaient le long des frontons coiffés de dômes. Une forêt d’obélisques peints de fresques gardait l’entrée du complexe palatial. D’innombrables fenêtres en ogives, lucarnes et meurtrières perçaient les murs à défaut de porte, dont les démonifées n’avaient évidemment pas l’usage. Les terrasses pullulaient un peu partout, embellies de jardins pétrifiés : fleurs de géodes, arbres à gemmes et stalagmites cristallines germant au clair de lune qui les arrosait de son sang.
La demeure royale s’enfonçait telle une tique dans le volcan, n’offrant que ses fesses à la vue du ciel. Mais par le biais de Mú, Nellis avait tout loisir d’explorer ses entrailles. Des couloirs sans fin et déserts formaient un nœud inextricable reliant de gargantuesques halls à ciel ouvert et de plus modestes salons clos. Bien que débordant, le luxe évoquait davantage la sépulture du monarque que son lieu de vie. Pas une trace de bois, tout n’était que pierre, cristal et métaux. Du froid sur du froid sur du froid. Les tentures et tapis magnifiques ne rameutaient guère qu’un soupçon de chaleur. Couloirs et pièces formaient de vastes espaces vides, le mobilier étant aussi rare que les habitants. La royauté ne s’embarrassait pas de vie. La solitude constituait la marque de son pouvoir, à l’image de la lune qui en ce pays trône seule au milieu d’un ciel d’encre qui n’est que son ombre.
La sorcière laissa échapper un soupir bienvenu. Prudente, elle effaça le sourire qui était apparu malgré elle.
Des jours que Quo avait disparu sans donner de signe de vie. La voir lui réchauffait son dernier cœur. Elle peinait cependant à reconnaître sa compagne de supplices tant sa mine différait de celle de ses récents souvenirs. La démone se fondait à merveille parmi le cortège de cornes et d’ailes qu’elle accompagnait. Les affres du voyage ne se lisaient plus. Ce que les veillées de bombance au milieu des siens n’avaient su gommer, le maquillage s’en était chargé. Son amie bombait le torse et agitait ses cornes écarlates tel un taureau parmi ses vaches. Aucune des deux n’osaient croiser le regard de l’autre de peur de se trahir.
Nellis remarqua qu’avec leurs cornes, aux formes et teintes toutes plus variées, et leurs tenues incomparables fabriquées de n’importe quoi, les démons semblaient porter des déguisements. Les elfes du bois se grimaient parfois en démons lors de certaines fêtes afin de se purger de leurs peurs. On se coiffait de cornes, on revêtait des capes en plumes et des colliers d’osselets, et on dansait en défi à la nuit sous la clarté bienveillante de son astre.
Les démonidés, tout en scrutant les « mets des buffets » alentour, s’échangeaient des commentaires dont Nellis, malgré son ouïe fine, ne pouvait saisir un traître mot. Le langage de la nuit était une langue impossible à décrire. Autant chercher à autopsier le vent. Uniquement parlée à Morbani et prohibé partout ailleurs, les démons, selon Quo, n’employaient que rarement ce langage qu’ils maîtrisaient mal, car il était l’héritage privilégié des démonifées, ainsi qu’un instrument de domination entre leurs mains. Les dames de Morbani se pavanaient dans leur rôle de maîtresses de maison tandis que les invités cornus s’abaissaient à tous leurs caprices, luttant entre eux pour se faire remarquer, se gaussant des uns et des autres, jamais de leurs hôtesses, et qu’importe que des amitiés de longue date soient brisées.
À la vue de Quo, Nellis se maudit de se remémorer son récent passage à tabac. Foutu ego et sa rancune. D’autant que la démone, elle la connaissait, devait encore plus s’en vouloir. Cependant, aucune fissure ne trahissait le masque de la comédienne. À se demander si Quo jouait vraiment. Certainement qu’une partie d’elle s’amusait bel et bien. Tant mieux, du moment que ses congénères s’y laissent suffisamment trompés pour s’abandonner aux confidences. Nellis l’avait vite remarqué : les démonidés raffolent des ragots.
Une fée boiteuse, aux ailes atrophiées et dont le visage révélait le cerveau rongé par le trompe-la-mort, trottinait péniblement derrière la meute avec sa cruche afin de remplir les coupes en cristal. La forte odeur de la liqueur de feu, fabriquée à partir du sang de larvelave, surpassait les arômes de soufre et d’encens. Tous ces effluves se mélangeaient en un pot-pourri propre à réveiller les morts ; ou plutôt à les convaincre des bienfaits du trépas.
La vue de la fée servante arracha à Nellis un long cri silencieux mêlant pitié et colère. Son esprit vibrait sous les assauts des hordes de pensées sauvages vrombissantes. Ravale tes flammes jusqu’au moment venu de les cracher, se tança-t-elle en déglutissant une bile acide.
La créature, qui autrefois devait resplendir, n’était plus qu’un souvenir fané de vie, l’ombre de l’ombre d’une beauté ternie. Les marques des liens couturaient encore les ailes qui évoquaient à Nellis un linceul déchiré. À tout instant, la créature aurait pu s’envoler et regagner sa liberté, ou du moins mourir en essayant – si du moins ses ailes pouvaient encore servir. Au lieu de quoi elle se contentait de trottiner derrière ses maîtres et bourreaux.
Trépaner un esprit était le meilleur moyen de le contrôler. La sorcière en aurait été capable sans besoin d’user du trompe-la-mort. Mais elle s’était promis de ne jamais user de ses dons sur tout autre esprit que le sien sauf en cas d’extrême nécessité. Violer l’esprit d’un autre être équivalait à violer son corps, nul n’était mieux placé qu’elle pour le savoir. L’esprit qui l’habitait et l’avait transformée, changeant sa vie à jamais, s’était forcé en elle avant de se confondre avec son âme. Il l’avait pour ainsi dire brisée avant de la refondre. C’est par le viol que naissent toutes les sorcières. Rien d’étonnant à ce que certaines se livrent à une folie sanguinaire.
Cet évènement qui l’avait façonnée s’était depuis longtemps égaré dans la forêt de l’oubli et tous les témoins s’étaient évaporés. Comme elle n’avait jamais osé regarder dans sa pierre de souvenirs – ce stupide caillou vide qu’elle avait tout ce temps couvé comme un œuf précieux – la façon dont la tragédie s’était produite lui demeurait un parfait mystère ; qu’elle ne souhaitait pas non plus percer. Oublier la douleur, selon elle, est souvent le meilleur moyen de ne pas sombrer contrairement aux têtes-de-troll qui prétendent que la souffrance nourrit la force. L’esprit n’est pas différent des os. Or une jambe qui se brise ne retrouvera jamais sa robustesse d’origine.
La foule engloutit bientôt la démone et Nellis se garda de crier après elle. La petite fée s’engouffra dans le sillage du cortège d’affreux. Nellis s’imagina à sa place. Le bonheur de simplement servir les désirs d’autrui, libérée de sa propre volonté. Il y avait quelque chose à la fois d’attirant et de repoussant dans cette idée. Ne pas se soucier du lendemain ni du passé. La sorcière n’aurait pas rechigné à se débarrasser de ces sources d’angoisse permanente. La pierre de souvenirs avait servi un but similaire avant de se retourner contre elle.
Nellis s’imagina boire le trompe-la-mort et ainsi se vider de tous ses problèmes. Plus besoin de réponses faute de questions. Simple. Exilé le vacarme des pensées ; s’abandonner au doux silence de l’esprit. Les sens arrachés, se balader nue sans ressentir les morsures du vent ou des regards dans son dos. Dépouillée de toute raison, d’être ou non.
L’élixir frelaté s’était juste contenté d’endormir un temps leurs sens et par-là leurs douleurs. Bien sûr, la sorcellerie n’était pas une science exacte ; on n’était jamais à l’abri d’une erreur fatale. Or elle avait l’habitude d’endosser le rôle de son propre cobaye. Son corps avait maintes fois enduré une erreur de dosage au point parfois de manquer de finir raide. L’existence d’une sorcière pouvait être longue ou courte. La demi-mesure n’avait pas sa place chez celles de son espèce.
Son plan avait fonctionné au prix de quelques os fissurés et muscles tordus. Rien dont elle ne puisse se remettre en quelques jours. En lui offrant le repos et la pitance, ces stupides fées démones avaient nourri leur perte. À présent qu’elle avait rameuté quelques ressources, elle appelait de ses vœux sa prochaine, et l’espérait-elle dernière, rencontre avec Nazukahi.
Le village des monstres bouillonnait et fumait de vie tel un chaudron abandonné sur le feu, et en son sein aucun des bergers ivres ne percevait le loup dissimulé parmi les moutons. Les odeurs se mélangeaient en un terreau olfactif propre à réveiller les morts ; si la mort avait existé en ce lieu figé par le temps. Pourtant les effluves de charogne s’entêtaient à percer les épaisses couches d’arômes variés.
Nazukahi avait beau s’élever au rang de maîtresse absolue dans le domaine du camouflage, la vipère, à l’instar de ses consœurs, ne pouvait dissimuler entièrement l’aura émanant de l’esprit qui la couvait. Une sorcière reconnaîtra toujours une sorcière. Aucun pouvoir, pas même celui d’un dieu, ne saurait défaire cet état de fait. Pas plus qu’un dieu ne saurait laver la marque d’un démon. La sorcière-vampire se savait traquée par ses ennemis ; et consciente de son incapacité à masquer son odeur, elle l’étalait sur chaque couture de son environnement afin de disséminer les pistes. Nellis n’était pas dupe de son apparente absence. Sa discrétion n’était que diversion. La vampire attendait simplement qu’elle ou les siens se confondent d’eux-mêmes. Sa patience ne se heurtait à aucune autre. Nazukahi était ainsi tout le contraire de Nellis. Après son échec des Gorges, elle était retournée aux ombres et avait attendu sagement que ses traqueurs se jettent dans la gueule du volcan. Qui au juste était la proie ? Qui le prédateur ?
À l’opposé de sa Némésis, Nellis, pieds et poings liés – dans tous les sens du terme – ne possédait pas le loisir de patienter alors qu’au même moment, à des centaines de lieues de cette bulle de savon figée qui la retenait captive, les panthères d’érèbe poursuivaient leur ravage méticuleux du bois. – En restait-il seulement un ? – Le temps était aussi précieux que les vies qu’il dévorait à chaque instant perdu.
Au fait, depuis quand le destin d’autrui l’intéressait ?
Non content de perdre un cœur, celui qui lui restait s’était ramolli.
Aussi mince que soit leur chance de victoire, ou que le bois soit toujours là à leur retour – si retour il y avait –, son seul choix était de tenter l’impossible. Au nom de ceux qui l’avaient suivi dans cette aventure. C’était à la mort qu’elle les avait conduits, elle en avait pleinement conscience, et ce depuis le début, quand bien même elle s’était renfermée dans le déni. Ne lui restait désormais qu’une chose à accomplir : décapiter le serpent avant que son venin la terrasse ou qu’il la dévore.
Ses longues expectations se heurtaient désormais au présent sans pitié. Les pièces sont en place, ne reste plus qu’à jouer. Une seule partie, pas de revanche. Disputée dans l’obscurité. Car où qu’elle le déploie, rien ne s’offrait à son regard, ni devant ni derrière, rien que le néant qui la pourchasse et celui qui l’attend au bout de la route. Ses visions, spectres oubliés, lambeaux de songes ou mirages, ne la dérangeaient plus depuis qu’elle avait posé le pied à Morbani. Elle avait longtemps cru qu’elle s’en réjouirait, et pourtant, maintenant que ses souhaits, maintes fois répétés, s’étaient réalisés, cette nouvelle réalité la terrifiait. Il n’était rien de pire pour un aveugle que le souvenir de la vue. Elle appelait de toutes ses forces les images, ne serait-ce qu’une petite œillade dans le trou de serrure, mais non, rien, la porte fermée demeurait irrémédiablement sourde à ses instances. Le masque, cruel, avait clos ses paupières, l’abandonnant à une froide solitude dans sa caverne.
L’envie la démangeait de se lever et courir ; faire mordre la poussière aux abrutis cornus et aux sangsues ailées, arracher cette robe et s’envoler loin, très loin de cette bouche puante, de cet enfer à ciel ouvert. Vite avant que la folie qu’elle sentait ramper sous sa peau ne s’attache pour toujours, telle une tâche indélébile, à son cœur survivant.
Autour d’elle, les larves rampaient parmi les insectes. Les papillons s’égayaient. Les abeilles aiguisaient leur dard. Mais il ne s’agissait pas du vieux bois. La vie ici s’était dévoyée. Le ciel dépouillé de ses étoiles couvait cette vermine grouillante, rougeoyant de toute sa pureté, sa peau écorchée brillant à la lueur fantomatique de la lune. L’astre maternel saignait sur le monde, plus proche que nul ne l’avait jamais observé, un œil énorme, luisant, gonflé d’orgueil, rougi par le sommeil, ou le chagrin, ou bien la colère, rongé par la solitude, son triomphe vissé à un éternel crépuscule. Les lèvres du Seratusor, écailles monstrueuses dans la nuit écarlate, bavaient à la lueur blessée, désireuses d’embrasser la couronne souillée.
Dans un coin de sa tête, Mú remua. Elle le rangea dans un compartiment et garda la porte entrouverte. Elle remarqua alors un interstice de lumière allumée. Le doute surgit tel un fantôme. On aurait pu, on aurait dû faire autrement, se disait-elle en entamant un recensement exhaustif de ses choix, depuis sa décision de se lancer dans cette mission et de rameuter d’autres esprits dans sa folie. Et puis elle remonta encore le fil rouge du temps, jusqu’à atteindre le gouffre de sa mémoire amputée. Au bout du compte, une seule pensée lui demeura en tête, et cette pensée se résumait en un nom : Jilam.
Sans Jilam, je ne me serais pas tant inquiétée pour lui et davantage pour nous toutes.
Sans Jilam, j’aurais pu prédire les dangers avant qu’ils ne nous tombent dessus.
Sans Jilam, j’aurais pu préserver davantage mes forces pour mieux affronter Nazukahi.
Oui. Sans lui… Sans lui elle n’aurait pas eu à incendier tout un village de trolls ; elle n’aurait pas perdue ses moyens face aux mammours ; elle ne se serait pas laissée bêtement piégée par Nazukahi dans la brume. Et elle ne serait pas ici à se ronger les sangs en songeant obstinément à lui. Et puis aussi, elle n’aurait jamais mangé ces foutues orties ! Et surtout, sans lui, jamais Nazukahi n’aurait retrouvé son masque, et rien de tout cela ne serait advenu.
Mais à mesure qu’elle listait les freins à leur périple, ses arguments sonnaient chaque fois un peu plus faux. Pauvre souche creuse, comment tu peux sortir ce genre de gnomeries ? Paye ta mauvaise foi, tiens. Tu mérites bien ta solitude.
Déjà, tôt ou tard, la sorcière-vampire aurait repéré sa trace. Leurs retrouvailles étaient inéluctables. Après sa fuite, leur relation était demeurée en suspend faute d’adieux adéquats.
Sans Jilam, elle n’aurait jamais posé le regard sur Morbani, pas même de loin. Sotte de chez sotte.
Sans Jilam, Nazukahi t’aurait arrachée le masque avant de te tuer.
Sans Jilam, le Sphinx aurait pu attaquer avant que tu ne puisses réagir.
Sans Jilam, tu n’aurais aucune raison de sauver le bois et ses habitants.
Sans Jilam, tu te contenterais de fuir comme tu l’as toujours fait.
Sans Jilam, tu ne vaudrais pas mieux que ce monstre sans cœur que tu pourchasses.
Cet aveu lui restait en travers de la gorge. Combien de fois, ces dernières lunes écoulées, avait-elle dû ravaler sa fierté et placer sa vie entre d’autres mains ? Oui. Forcée de se l’avouer : elle n’était plus la même. Quelque chose – un autre esprit ? – s’était immiscé en elle pour la refaçonner ; l’emploi du terme « affaiblie » la rebutait de peur qu’il fasse sens. Et ce n’était pas que Jilam. Niu, Quo, Silène… Même Reyn à sa manière. Chacun d’eux avaient œuvré à forger son nouveau soi.
La sorcière se sentait pareille à une araignée face à sa mue, à se demander par quel sortilège elle avait pu tenir dans une si chétive enveloppe. À présent que son horizon s’élargissait à mesure qu’elle se gorgeait de sentiments nouveaux, portée par l’appel d’un glorieux envol, le destin mutin la clouait au sol. Les battants de pierre du tombeau s’étaient refermés sur elle et nul n’avait daigné vérifier si sa dépouille respirait encore. Elle-même en doutait. Étaient-ce son cœur ou bien les tambours qu’elle percevait battre dans les ténèbres rouges ?
La montagne s’était mise à gigoter sur ses gonds sous les coups brutaux du tonnerre. Quoi donc encore ? s’agaça-t-elle. Était-ce ce vieux Sera qui se réveillait, dérangé par les chatouilles des poux sur son crâne ?
L’épouse de Jilam frissonna, mais non pas en raison des tremblements du sol ou des vibrations de l’air. Quelque chose d’autre la dérangeait. Elle balaya du regard les gradins, le palais et la foule en contrebas, jusqu’à ce qu’un visage attire son attention. Pout tout yeux : deux charbons sur un lit de suie, une robe découpée dans la peau de la nuit et des ailes taillées dans les os de la lune. La démonifée l’observait avec un profond intérêt qui éveilla sa méfiance mais aussi sa propre curiosité.
Où diable ai-je déjà vu ces yeux ?
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