62. Ni démon ni fée

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En cette nuit qui jurait au nez de l’éphémère, la reine funeste versait le contenu de son amphore dans la gueule du cyclope, ambroisie mijotée dans le plomb fondu ; une langue de feu, écorchée, crachant sa bile rouge, batifolant au gré des courants de son propre souffle.

Rêvasser dans un doux cocon d’ennui, ce qu’elle n’aurait pas donné pour profiter de ce luxe, ne serait-ce que le temps de quelques soupirs. Une vie d’immortel équivaut pourtant d’ordinaire à offrir la liberté au temps. On lui dénoue sa laisse pour qu’il gambade tout son saoul. Inutile de se presser, la patience est un précieux réconfort pour celui qui détient l’éternité. Un démon ne doit pas craindre l’ennui s’il ne veut pas virer dément. Ciel et terre, que le temps libre lui manquait. Le même sentiment suivait chaque lune de sang : à trop vouloir en faire l’esprit ne se gardait pas l’occasion de profiter et ce manque, tôt ou tard, lui arrachait des regrets.

Mais la chose était encore pire à présent. Récolter les informations, trier les rumeurs, dénicher le peu de grain prometteur parmi l’ivraie, se coltiner les monologues à rallonge de tel ou tel ego mal fagoté, ce n’était là ni mince affaire ni tâche agréable. Sans compter que la clepsydre s’écoulait invariablement. Quelle ironie que le temps puisse manquer en ce lieu où il demeure inaltérable. Elle aurait tant aimé profiter de la fête au lieu de faire semblant. Les bavardages, ça oui, elle en raffolait. Sa curiosité pouvait s’étendre à tous les sujets, encore fallait-il que ses orateurs lui évoquent un quelconque intérêt. Or, elle en était venue ces derniers lustres à bailler au contact de ceux de son sang. Aux yeux de l’étranger qui le côtoie assez longtemps – et ceux-là étaient rares –, le démon se révélait bien vite un menteur né, dont la mythomanie compulsive s’enhardissait avec l’âge et encore davantage sous les caresses de la liqueur.

Les dames de Morbani, elles, formaient une engeance encore pire. Elles maniaient la duperie avec le même talent que pour sculpter un visage dans la pierre, avec l’aisance des vagues qui défont et refont le sable. Discerner en leurs cœurs un quelconque soupçon de vérité équivalait à un périple et des plus périlleux. Leur tempérament versatile n’enviait en rien celui de la lune et leurs terribles colères n’avaient d’égal que leur charme absolu. Ces dames étaient un feu délicieusement brûlant. Si vous n’y preniez pas garde, il vous dévorait sans la moindre once de regret ou de compassion.

C’était là l’une des raisons qui l’avait poussé à déserter les récentes cérémonies de la lune de sang. La menterie coutumière, les constants faux-semblants, les jeux cruels et les vices abreuvés par l’ogre jalousie avaient fini par l’exaspérer. Ça et la chevauchée effrénée du temps qui, l’âge aidant, avait tendance à lui tendre les nerfs et à la rendre irritable, voire dangereuse, y compris pour ses pairs. Par deux fois elle avait ainsi manqué de décapiter un rival en amour, et il lui était même arrivée, sous le coup de la colère, de jeter sa liqueur au visage de la Reine. Par chance, l’Aramië de l’époque – loin d’être aussi glaciale que l’Aramië du présent – s’était interposée pour recevoir l’offense au détriment de sa robe, et la matriarche était alors si ronde du ciboulot qu’elle s’était contentée de se moquer de la mise de sa courtisane sans rien avoir remarqué. Auquel cas, Quo n’aurait pas eu à s’en souvenir.

Forcée de constater que cette exil volontaire lui avait davantage pesé qu’elle ne l’avait cru. Le parfum unique des lieux que dégagent les hôtesses est une drogue pour le démon qui le respire et s’en gorge, parfois jusqu’à la démence, au point qu’un manque s’installe en son âme, comme une souillure qu’il doit purger. Son sang est depuis toujours enchaîné à ce manque, autant un fléau qu’une raison d’être. C’est par ce vide que les dames de Morbani asservissent son espèce sans besoin de laisse ou de bâton.

Face à ce sort misérable et pathétique, du moins existait-il la liqueur, consolatrice bénie des âmes, songea-t-elle en vidant son verre. Encore heureux que les dieux, en abandonnant la terre, aient oublié d’emporter son secret. Douce liqueur. Brûlante liqueur. Liqueur qui en cette nuit sacrée, sacrée nuit, coulait à flots ininterrompus, en une quantité telle que toute la viande réunie pour l’occasion ne suffirait jamais à l’éponger.

Il en était ainsi à chaque lune de sang. Les esprits crevaient leurs limites avant de mélanger leur pulpe. Les prémices avaient tout juste débuté. Les cœurs timides conservaient une certaine forme de sagesse et se tâtaient les uns les autres pour mieux s’apprivoiser plus tard.

Les démonifées produisaient toutes sortes d’eaux de vie : liqueur d’ombre, liqueur de feu, surnommée bave-de-larve, ou encore liqueur de gnome, oui-oui, d’une fabrication aussi simple qu’elle paraît complexe. Une simplicité de simplet. D’abord, dégote un gnome, c’est la partie la plus ardue car les bougres savent se terrer. Une fois chopé ton spécimen, nourris-le bien ; choisis son alimentation avec soin car elle affecte la saveur du jus. Lorsque ton gnome commence à devenir bien gras – mais pas trop non plus – fais le macérer dans une mixture spéciale : sang de serakil, venin d'arachnodon ; ajoute de l’acide de scolopendre des Tréfonds si tu cherches une liqueur bien corsée. Laisse reposer au minimum trois cents lunaisons ; tire vers les cinq cents pour un tord-boyau digne de ce nom. Et voilà, le tour est joué ! Tu peux faire déguster ta cuvée à tes amis.

Quo, tout en faisant mine de savourer son millésime mille-et-une lunaisons d’âge, écoutait avec attention – et plus qu’un certain ennui – les rumeurs incessantes des inlassables conversations de démons sans feu et de fées démones. La démone borgne d'un groupe à l'autre avec la volupté naturelle d’une algue au gré des marées. On la remarquait à peine tendre l'oreille, ses propos se fondaient naturellement dans le fil des discussions, donnant l’illusion qu’elle y participait depuis le début et sans que nul ne remarque son intrusion. La grâce discrète d'une panthère d'érèbe sur le point de dévorer sa proie.

« Aramië ! Quelle bonne surprise ! Et quelle tristesse, je vois que tu n’as pas de verre, quant à moi j’ai perdu le mien. Et si nous allions guigner de quoi arranger ce liquoreux souci. »

La démonifée au visage de marbre resplendissait dans une soie verte épousant ses parures de jade. Durant quelques instants, elle garda son regard froid et illisible posé sur Quo avant d’accepter son offre d’un ton cinglant sans ciller d’un iota. La démone songea qu’Alphamas et elle se ressemblaient par bien des égards dans leur façon bien à eux de vous insuffler le malaise : l’un avec ses discours, l’autre avec son mutisme.

D’un claquement de doigt, elle alpagua une fée-servile portant entre ses maigres bras un lourd plateau qu’elle allégea gracieusement de deux timbales en cristal, dont une qu’elle tendit à Aramië. Les deux démonidés partirent ensuite s’installer sur les gradins creusés dans les parois du cratère d’Ashari. Ainsi juchées à l’écart de la foule, elles avaient tout loisir de scruter sans crainte d’être espionnées en retour. Sans faire grand cas de manières ni de leur mise, elles s’affalèrent, à demi-allongées sur la scorie taillée, parmi les bougies et les cascades de cire dévalant les marches. Depuis leur confortable perchoir, elles profitaient d’une vue imprenable sur l’esplanade bourdonnante et sa foire de gaietés.

« Ah quels merveilleux prémices. La suite promet, s’exprima la démone, ne feignant qu’à moitié son bonheur. Du moins mes prières vont dans ce sens.

─ Accorde-les à Néropodès, répliqua froidement Aramië. C’est elle que Sa Magnificence a nommé en charge cette année.

─ Néropodès ? Les médisances pullulent à son sujet. On m’a dit que c’était une aile errante et qu’elle vous a rejointes voilà six lunes.

─ Oui, peu temps après la sorcière.

─ On m’a aussi racontée qu’elle a prestement gagné les faveurs de Sa Majesté et qu’elle est maintenant sa première dame de compagnie. »

Aramië tira une moue à peine visible au travers de sa figure de glace, mais il n’en fallait pas davantage pour piquer la curiosité de Quo. « Tu la soupçonnes d’être à l’origine des troubles chez notre Auguste Reine, lança-t-elle tel un hameçon.

─ Je n’ai pas à soupçonner quoi que ce soit au sujet de Sa Sérénité. Je ne supporte pas les ragots Quo, tu le sais, admonesta la démonifée en grinçant des dents.

─ Oh mais tu l’as dit : je me contente de les entendre et me garde de les colporter. »

La démonifée jaugea la démone avec un intérêt méfiant, s’enfilant une généreuse gorgée de liqueur fumante. Quo l’imita. Il était de coutume chez les démonidés que nul ne devait boire seul.

*

Silène était glacée de l’intérieur ; sa moelle et ses muscles réduits à l’état de gelée. Embrassant ses genoux, elle serrait fort ses jambes afin d’étouffer ses tremblements irrépressibles. Pour la troisième fois de sa « courte » vie, le vide l’habitait. La première, c’était le jour où sa mère l’avait abandonnée ; la seconde, quand elle s’était retrouvée face à la dépouille de Dayl. Nul doute que ce lieu maudit abreuvait son néant interne ; et pour cause, les esprits dédaignaient Morbani. Le silence assourdissant du monde spiritique se mariait mal au vacarme des monstres.

La chamane en herbe osa un coup d’œil par-dessus son genou. Sa robe en soie évanescente ne lui offrait qu’une médiocre protection contre les œillades perverses. Elle aurait pu être nue que le résultat aurait été le même. Elle avait beau prier, appeler à elle les esprits, seul l’enfer et ses habitants daignaient se manifester. Le froid glacial consumait ses pensées, rognait sa raison. Elle se sentait presque partir à chaque expiration. Des voix, murmures pétris, lui suçotaient l’oreille. L’envie d’embrasser leur désir la tiraillait. Le souhait de l’oubli, lorsque la chair vous brûle, que vos os vous transpercent comme des échardes.

*

Quo, après s’être séparée d’Aramië, marchait d’un pas faussement serein, un verre de liqueur à la main en guise de courage, direction le Creux des Dévorés. En chemin elle s’arrêta face à un présentoir d’offrandes. Elle avait manqué de passer devant Silène sans la remarquer. L’elfe, recroquevillée en boule tel un hériphanteau à qui les piquants manquaient encore, semblait tout faire pour disparaître sans y parvenir.

À moins d’une vingtaine de pas, une gueule noire avalait la terre, et de cette gueule émanait un souffle, langoureux et rauque, qui avalait la chaleur et exhalait le froid. Et si on prêtait suffisamment l’oreille, il était possible de capter des paroles dans cette respiration du fond des âges ; rien que des rumeurs informes, vouées au seul vide. Car il ne se trouvait aucune vie, aucune mort en ce lieu exilé de la lumière.

Quo s’approcha de l’estrade de pierre. Silène ne l’avait pas remarquée. On aurait pu croire qu’elle dormait si ce n’était le rythme saccadé de sa respiration et celui désaccordé de ses cœurs qui la trahissaient. Faisant mine de tâter le produit, la démone passa sa main sur le bras nu de l’elfe qui sursauta. De justesse, Quo bâillonna un hurlement. L’œil en coin, elle vérifia que personne ne remarquait leur petit jeu, puis grimaça face à la terreur peinte sur le visage de son amie.

« Ce n’est que moi, petite fleur, lui murmura-t-elle en se penchant à son oreille. Comment te sens-tu ?

─ J’ai froid. Je me sens vide, bredouilla l’elfe chevrotante.

─ Pas étonnant si près de cette chose. » La démone désigna le puits noir au fond de son cratère et que les hôtesses comme les invités de Morbani évitaient tels des carnivores se gardant d’une viande avariée.

« Qu’est-ce que c’est ?

─ Le Creux des Dévorés. On l’appelle aussi Gueule d’Abîme. Tu te souviens ? Je vous en ai parlés. »

Silène hésita, fouillant dans sa mémoire brumeuse. « Oui… C’est vrai… » Elle fixa son regard au puits dont l’œil ténébreux la scruta en retour.

Creux des Dévorés. Gueule d’Abîme. Des noms à faire frémir le cœur le plus brave et consumer de folie le plus sage des esprits. C’est par ce gouffre que les offrandes choisies étaient jetées en sacrifice aux Tréfonds. Là-dessous résidaient les divinités obscures, ceux que la mémoire appelle les Innomés, les Puissances Sombres ou encore les Chtonidés. Autant de pompeux mysticisme pour désigner les ténèbres du monde. Plus vieilles que la lumière qu’elles jalousent, ces ténèbres scrutent l’existence dans le seul désir de dévorer cette création qu’elles exècrent du plus profond de leur néant.

Morbani respirait par cette bouche grotesque et malfaisante. Le royaume des démonifées marquait la frontière entre tous les plans : jour et nuit ; vie et mort ; le monde matériel et celui du vide ; l’être et son absence. Il n’était rien que ne convoitaient pas les Puissances Sombres. Depuis les multiples fenêtres de leur sombre demeure de moisissures, les Chtonidés espionnent avec envie les créatures qui respirent et trépassent. La terre regorge de brèches par lesquelles leurs yeux infinis se faufilent, jusqu’aux abysses des océans et jusque dans le cœur des montagnes.

Quo, après s’être assuré que personne ne prêtait de regard vers elle, se pencha pour déposer un baiser sur le front de Silène. Le monde évoluait autour de leur bulle. « Cœur brave. Esprit ferme. Songe à Dayl, susurra-t-elle à l’oreille du bois.

─ Il n’est pas là.

─ Tu te trompes, petite fleur. Tu sais que tu te trompes », répliqua la démone en embrassant de sa paume la poitrine de l’elfe. Pressée par le risque de s’attarder plus que de raison, elle abandonna à contrecœurs son amie qui replongea aussitôt dans ses genoux.

Quo lorgna une dernière fois le Creux des Dévorés. Du fond de leur nid, les ténèbres primaires se gavaient du sang de la lune, insensibles à son éclat tranchant. Elle leur tourna le dos.

Un œil dans la lumière, l’autre dans l’obscurité : telle était l’essence même de Morbani, son âme, sa philosophie. Un cœur chaud battant dans une froide poitrine. L’empire inné des paradoxes.

Ses inquiétudes se portèrent vers ses autres camarades qu’elle avait aperçus de loin, chacun sur son présentoir. Voir ces visages devenus aussi familiers que le sien parmi la ribambelle d’offrandes tiraillait ses cœurs. Elle n’avait cependant pas pris la peine s’approcher d’eux contrairement à la petite chamane. De ce qu’elle avait vu, aucun ne suscitait d’attention particulière qui put faire croire que son masque était tombé, et tous mimaient à merveille les effets du trompe-la-mort. Si bien que Quo se demandait encore si le sortilège de Nellis avait bel et bien fonctionné. Car l’idée même de devoir achever seule leur tâche la terrifiait simplement.

Battre à deux doigts de la mort son amie l’avait déjà rendue malade à en crever. Puis elle avait dû se résoudre à abandonner ses compagnons de route dans le cortège des offrandes. Le calvaire de l’ignorance n’avait eu alors de cesse de la torturer et s’évertuait encore à le faire. Certes, les offrandes étaient maintenues vivantes le plus longtemps possible afin de conserver au mieux la fraîcheur de la viande et n’étaient abattues qu’au fur-et-à-mesure des besoins, et jamais avant les prémices. La démone avait retenu son zèle coutumier lorsqu’il s’était agi de décrire les rituels, innombrables, de la cérémonie ; qu’une partie d’elle appréhendait et que l’autre appelait de ses vœux. Nul être en ce bas-monde ne pouvait totalement renier sa nature. Elle était ce qu’elle était, et malgré cela, ses amis lui vouaient une confiance entière. Plutôt terminer en soie d’arachnodon que de les décevoir !

La démone surprit avec stupeur les cris de famine émanant de son ventre. C’est qu’à sonder la foule d’esprits en liesse, elle avait par trop bu sans prendre la peine d’éponger la liqueur, qui d’ailleurs commençait sérieusement à lui malmener les sens. Elle se reporta donc vers le buffet le plus proche. Après réflexion, elle se rabattit sur un boudin noir fumé qu’elle grignota tout en écoutant les conversations voisines.

La lune de sang la lorgnait de son œil rouge vif. Elle se rappela qu’elle n’avait aussi que très peu dormi ces derniers jours. La faim, le sommeil, la fatigue du voyage, les émotions engrangées, maintenant rejointes par l’exaspération et la peur concernant ses amis, elle se sentait mûre pour imploser. Son masque de sérénité ne tenait qu’à un fil de nerf à vif. Voilà ce qu’il t’en coûte, Quo ma vieille, de sympathiser avec le gibier.

Le boudin noir avait beau faire envie, il n’en ressortait sur la langue qu’une saveur de cendres humides. D’ailleurs tout ce qu’elle goûtait s’enrobait de cet arôme, y compris l’air qu’elle respirait. De quelle viande s’agit-il au juste ? D’ordinaire, le boudin se concoctait à partir de lutin. Or, son palais avait la sensation de mâchouiller de la pâte de charbon, cet ingrédient de base et sans saveur du pain-démon. La farine de champignon servait à faire gonfler la pâte au four à pierre, puis on y ajoutait des ingrédients divers selon ses goûts. Chaque démon cuisinait sa recette en fonction des saisons. Pour sa part châtaigne, noisettes et graines de pissenlit, c’était là son mélange favori.

Ciel et terre que sa petite maison sous la butte lui manquait ! Le petit Luc et ses parents, elle désespérait de leur compagnie et priait de ses deux cœurs pour qu’ils se portent bien.

Les démons révéraient le code de la propriété ; et pour une entente cordiale entre voisins, le respect de l’intimité et des biens de chacun demeurait une tradition primordiale depuis les âges. Les vendettas entre démons étaient aussi rares que sanglantes, et lors d’un conflit son sang privilégiait la diplomatie sous l’office d’un tiers parti. Quo se targuait d’être respectée parmi ses pairs. Aussi, plus d’une fois lui avait-on confié le soin de régler un différent. Par souci de prudence, elle avait bien fait comprendre, avant son départ, durant sa tournée du voisinage, que quiconque oserait toucher à ses « biens » en son absence se verrait prestement retourner à la terre dès son retour, et elle avait interdit à la petite famille de sortir du domaine du foyer. En bons êtres territoriaux qui respectent, les individus de son espèce marquaient leur propriété de leur musc et de leur sang. Aucun sens chez un démon n’était plus développé que l’odorat. Aussi l’employaient-ils, entre autres choses, comme outil pour communiquer entre eux. Luc et ses parents ne risquaient rien tant qu’ils conservaient sur eux l’odeur de Quo. Du moins en théorie. Mieux valait donc qu’ils restent au chaud à la maison et se contentent d’entretenir le jardin.

C’est la pleine saison pour la récolte des châtaignes, songea-t-elle tout en mâchant sa pâte de charbon. Est-ce que Luc, le galampion, m’en aura laissé assez pour faire ma liqueur, je me demande.

Malgré ses précautions, la démone s’inquiétait pour le garçon. Il avait sacrément poussé depuis le temps, mais pas autant qu’il le pensait, et ce qu’il avait gagné en taille il l’avait perdu en prudence. Le fripon se croyait déjà un homme fait et se montrait prompt à braver le danger pour prouver sa valeur aux autres, et surtout à lui-même. C’était un brave garçon. Quo l’adorait et il adorait Quo… sans doute plus que de raison. Ils n’en finissaient pas tous les deux de s’échanger des histoires : la démone livrait les contes et légendes du monde de jadis agrémentés des souvenirs de son interminable vie ; le jeune humain s’épanchait sur ses rêves et ses ambitions concernant l’avenir. Quel gentil galampion. Si curieux de tout. Son absence ne cessait de faire germer un manque à l’intérieur de ses cœurs de pierre.

La démone borgne interrompit ses déboires nostalgiques devant une apparition subite : une démonifée, toute de noir de pied en cape, y compris les cheveux, noués en une longue tresse huilée, une peau d’obscur ébène frappée par les coups de lune sanguinaire, si atypique chez les dames de Morbani. On eut cru une poupée de charbon, avec sa robe découpée à même le voile de la nuit, somptueusement cousue mais sans luxe débordant. Son visage évoquait une lune obscure par-dessus laquelle on aurait encore jeté encore un voile d’ombre, deux gemmes d’obsidienne incrustées en guise d’yeux. Par ce regard, c’était la nuit qui scrutait Quo ; par ces lèvres, la nuit qui lui souriait. Et ses ailes au pourpre diaphane lui conféraient l’allure d’un songe.

« Bonne nuit, charmante damoiselle de nuit. Je ne pense pas avoir encore eu le plaisir de vous croiser depuis mon arrivée. À qui donc ai-je l’honneur ?

─ Néropodès. Dame honorée à la cour de Sa Divine Majesté. Lune soit louée. »

L’intérêt de Quo s’intensifia. « Hein hein, lune soit louée… » Puis elle se fendit d’une révérence. « Quo, à votre service. J’ai ouï dire beaucoup sur votre compte.

─ Je n’en doute pas. Comme j’imagine la teneur des ragots.

─ Oh, rien de plus normal pour quelqu’un de votre rang de susciter la jalousie, déclara Quo, mielleuse.

─ Je ne dois mon rang qu’à la bonté de Sa Gracieuse Altesse, assura la sombre inconnue. Mon nom n’a aucune importance. Seul compte la gloire mémorielle de notre royaume et par lui celle de sa maîtresse et détentrice. » Le timbre de voix s’appareillait à un vent nocturne : tantôt fluet, tantôt sifflant, jamais rauque ou grondant.

« Hourra ! s’exclama la démone en levant son verre. Paroles si zélées forcent le respect. Je commence à saisir la raison qui l’a conduite à vous choisir entre toutes. J’admire votre abnégation. Ce n’est pas là un trait donné à toutes vos sœurs. Et votre équilibre.

─ Mon équilibre ?

─ Oui. Car le sol a à la vilaine tendance à trembler autour de Son Impérissable Gloire. »

Un sourire espiègle cueillit ses sous-entendus au vol. « Les pieds dansants trébuchent souvent. Et contrairement aux autres je ne me contente pas de remuer bêtement en brassant du vent.

─ Et quoi d’autres brassez-vous ? »

Ainsi que présageait Quo, son interlocutrice n’était pas dépourvue d’humour. Elle ricana mais s’abstint de répondre, préférant prélever délicatement un iris de cristal rose d’un des bouquets décorant la table des mets. Elle fit tourner la fleur entre ses longues griffes vernies et serties de microscopiques diamants. Malgré l’austérité de son apparence et son tempérament léger, cette Néropodès dégageait une aura de prestance et de puissance, discrète mais indéniable. Quo, comprenant qu’elle devait se méfier du personnage, redoubla d’affabilité et de manières. « Une coupe de liqueur ? Avez-vous goûté ce boudin noir ? Un délice », mentit-elle.

La démonifée considéra le boyau de sang séché et fumé dans l’assiette en argent que la démone lui présentait. Sa furtive grimace de dégoût éveilla encore d’un cran la curiosité de cette dernière.

« Pardonnez-moi, je dois vous laisser. La cérémonie ne va pas tarder à débuter et je suis attendue au palais. » Néropodès redéposa avec autant de délicatesse qu’elle l’avait saisie la fleur pétrifiée dans son amphore, puis esquissa une révérence avant de se retirer dans un sillage de soie noire et d’ailes pourpres.

Les tambours ne tardèrent pas à scander leur propre triomphe. L’arène toute entière se souleva. À croire qu’un dragon s’apprêtait à sortir de son hibernation.

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