63. Le reflet d'une nuit
Petons, petons, petons. Un pissenlit dans le vent. Petons, petons. ‘Tention ! Piquet. Tournicote, tournicote. Tout bon. Fausse alerte, en avant toute. Petons, petons. Une douce brise poilue. Petons, petons. Pause. Petons, petons. Piquet. Tournicote, tournicote.
Cette comptine l’accompagnait inlassablement à mesure qu’il gambadait, le petit Mousse sur les talons, à l’intérieur du monstrueux terrier des vilaines tourterelles. Les odeurs, froides comme la charogne mais sans le fumet, lui giflaient le museau. Chacun de ses poils se hérissait pour le prévenir du danger et l’inciter à déguerpir de ce lieu déserté par les fantômes eux-mêmes. Pas un trou de rongeur dans les murs, pas un cafard ou une mite pour grignoter les tapisseries, pas même une araignée.
Son seul réconfort résidait dans la présence de son âme-sœur. Jamais elle ne le quittait et contemplait tout ce qu’il voyait grâce à son troisième œil niché sur son front. Sans la douce caresse de son esprit collé au sien, il se serait depuis des lustres roulé en boule dans un trou à attendre que la faim le fasse fondre.
Voilà des nuitées interminables que les deux mammifères exploraient les entrailles gelées de l’antre de la méchante musaraigne. Même sous leurs épaisses fourrures hivernales nos compères se pelaient les miches. Le petit Mousse couinait au moindre courant d’air. Un temps monstre et ils n’avaient pas croisé plus de dix âmes vivantes. Même les vilaines tourterelles ne semblaient guère enclines à habiter leur propre demeure.
Reste sur tes gardes, lui répétait son âme sœur. Comme s’il avait besoin qu’on lui dise ! Il réprimait déjà son envie constante de grogner et de gratter le sol. Les vilaines tourterelles avaient l’ouïe fine à défaut d’en avoir l’air.
Dieu des queues touffues, qu’il regrettait le bois et sa viande savoureuse. Il en était même rendu à rêver de sa savane natale. Les écailleux sifflants et autres becs emplumés lui paraissaient beaucoup moins effrayants que les faces d’arc-en-ciel papillonnantes et les grandes cornes en chaleur.
Maudit soit ce terrier de géants ! Il n’en avait pas croisé un seul. Et ce sol ! Aussi glissant qu’un lac gelé. Le moindre dérapage sur la pierraille vous sortait un fracas de tonnerre. Les sournoises oreilles frémissaient du bourdonnement des libellules, bien qu’il n’y ait pas même un seul moucheron pour agiter l’air mort.
Pour se remplir le ventre, car il le fallait bien, les deux comparses à poils souples avaient déniché une grotte servant de déchetterie pour les restes de repas.
Une fois, rien qu’une, ils avaient osé s’aventurer dans ce qui ressemblait à une cuisine au vu des tables chargées d’ustensiles et des chaudrons mijotant sur des feux éteints. Pas un rat sinon. Sautant sur l’occasion, ils avaient pioché dans une corbeille débordant de racines et de champignons. Nos deux compères n’avaient pas été déçus. Si le lapin-mousse se targuait d’une infaillible constitution, son propre venin l’immunisant contre la plupart des poisons, le furet-léopard, bien que pourvu lui-même d’un solide métabolisme, avait en revanche salement dégusté. De terribles cauchemars s’étaient matérialisés devant lui et avaient tenté de le japper. Il avait dû s’arracher les poils pour étouffer ses cris. Le petit Mousse était alors venu à sa rescousse l’enveloppant de doux rêves qui avaient chassés les horribles figures des spectres. Mú tremblait rien qu’à repenser aux visions d’horreurs. Dire que les vilaines tourterelles raffolaient de ces choses. Pas étonnant qu’on soit si vilain à se coltiner sans arrêt un mal de crâne du diable.
Il en avait plus qu’assez. Il voulait sortir d’ici, retrouver son âme-sœur et déguerpir de ce guêpier avant que les choses s’enveniment. Pas de ça. Ne lâche rien. Allez. Continue. Son âme-sœur était définitivement sans âme. Ramener un mâle, ça n’avait pas suffi. Et vlan un aller à l’autre bout du monde, aucune promesse de retour, et puis des monstres volants, des monstres invisibles, des monstres silencieux, des monstres pipelets, et maintenant ça. Trop c’était trop. L’envie lui démangeait les moustaches de décaniller avec le petit Mousse sans réclamer son reste, d’abandonner tous ces bipèdes qui l’avait traîné dans ce nid à piafs mangeurs de touffes. Seul souci, il ignorait comment rentrer. Son odorat aurait bien peiné à retracer la piste du bois. Qu’importe ! Diable de tout ça, car tout valait mieux qu’ici.
Mais non. Jamais il n’abandonnerait son âme sœur, aussi cruelle soit-elle. Leurs destins étaient liés depuis leur rencontre. Et puis, comment se débrouillerait-elle sans lui ?
… Et lui, hein ? Qu’est-ce qu’il ferait sans elle ?
La rocaille qui les entourait se mit à grincer. Quelque chose au dehors la malmenait. Serait-ce un troupeau de hériphants ? Manquerait plus que la montagne veuille passer ses nerfs. Les montagnes sont susceptibles. Mú l’avait appris à ses dépends. Il regrettait à présent de ne pas avoir ramassé ses crottes et s’être contenté de les glisser sous les tapis.
Ses poils se hérissèrent soudain. ‘Tention ! Se dressant sur ses deux pattes – piquet ! – il guetta le danger, les sens en alerte. Tournicote, tournicote.
Une ombre surgie de nulle part les happa, Mousse et lui. Il n’avait rien senti, ni capté le moindre écho. La pierre continuait de gigoter. Les yeux de la nuit n’avaient cure de l’obscurité. Le furet-léopard se pétrifia. Devant lui se tenait une créature étrangère à ses sens. L’ombre qui les couvait se trouvait elle-même projetée par une autre ombre, avec des ailes celle-ci, des ailes semblables à des toiles d’araignées. Mú détestait les araignées, leur goût en particulier.
Le mustélidé se sentit aspiré par les yeux de la créature, plus noirs encore que le reste. À croire qu’ils étaient faits de rien. Son esprit rompu détala vers son âme-sœur et s’enfouit dans la chaude étreinte de ses pensées. Son troisième œil s’ouvrit en grand au moment où les deux autres se refermaient.
Nellis reconnut aussitôt la démonifée qu’elle avait surprise à l’observer plus tôt, quelque temps avant que les tambours ne se mettent à gronder. Les ténèbres opaques grossissaient sa silhouette. On aurait pu la confondre avec une apparition : le spectre de la mort en robe.
Et ces yeux. L’abîme personnifié. Qu’est-ce qu’il renferme ?
Une bougie s’alluma dans son esprit… Un masque ! La créature portait un masque comme elle. Voilà ce qui l’avait alertée lorsque leurs regards s’étaient croisés de prime abord.
Ces yeux. Je connais ces yeux. Elle avait beau fouiller sa mémoire, impossible de se rappeler.
La démonifée souriait au furet-léopard. Mais ce sourire n’était pas adressé au mammifère. L’engeance observait la sorcière par-delà la transe des totems. Frappée de plein fouet par ce regard, Nellis referma brutalement son troisième œil. Sous l’effet du choc, elle vacilla sur son présentoir, mais, par chance, personne ne remarqua son malaise.
L’attention générale s’était toute entière dirigée vers le palais et ses façades de sculptures quasi-vivantes. Dans le nid des ombres, les tambours battaient la chamade, soulevant l’arène et faisant vibrer le cratère. Morbani s’éveillait.
La sorcière s’empressa de revenir à Mú. Elle trouva son totem encore secoué. Blotti contre lui, Mousse-qui-pique s’efforçait de l’apaiser. Tendre et tiède était la caresse des pensées du lapin-mousse. Nellis en profita un peu tout en s’assurant que le furet-léopard soit indemne. Reprends-toi, bon sang de bois, le tança-t-elle une fois certaine qu’il ne portait aucune séquelle. Incapable de maîtriser ses nerfs, elle s’évada, réduisant le lien télépathique à un infime sifflement.
La démonifée s’était volatilisée sans aucune forme de politesse. Étrange créature, songea-t-elle. Et certainement dangereuse. La chose l’avait scrutée au travers du lien totémique, transcendant par-là même son pouvoir télépathique. Que pouvait-elle bien être pour détenir pareil don ? Sûrement pas une sorcière ; de cela Nellis était sûre, auquel cas elle l’aurait sentie. Morbani abritait-elle des chamanes ? Quo ne leur avait rien dit à ce sujet. L’ignorance la mettait en rage, et le tohu-bohu dans son crâne ne faisait que l’exacerber.
Désormais les tambours infernaux vociféraient à s’en écorcher le cuir. Plus rien ne les rattachait au sol. Ils avaient arraché leurs entraves et s’envolaient, toujours plus haut, vers le firmament. La lune, distraite, se prélassait dans ses cieux sans se tracasser de son hémorragie. L’astre sanguinolent imitait un cœur et ses palpitations embrassaient l’écho orageux des instruments.
Le capharnaüm au sein de l’arène s’était interrompu. Les corps, figés, pointaient tous leur regard en direction du palais royal, monstre de chair à vif tapissée de brillantes veines. De grands feux émergèrent soudain parmi les forêts de colonnes et d’obélisques sans que Nellis y soit pour quelque chose. Une obscure magie étrangère à la sienne nourrissait ces flammes qui prenaient vie grâce à la pierre. Les fresques des piliers s’animèrent à la lueur fantastique de l’incendie. Le palais baignait littéralement au sein d’une mer embrasée. Les rumeurs s’étaient tues ; on n’entendait plus que les hurlements des tambours et le crépitement assourdissant du brasier.
Le cœur de Nellis s’anima d’angoisse. Alors les entrailles béantes du palais se mirent à cracher des volées, non seulement de braises, mais de démonifées. L’essaim de centaines d’ailes entama u ballet aérien, à la grande joie de la foule extatique. Les enchaînements complexes de figures créaient des silhouettes. Là un serpent, ici un géant bipède. La lune était autant un soleil et il s’en trouvait un second perché près d’elle, flamboyant de mille couleurs. Nellis en était bouche-bée. Les scènes s’enchaînaient à vive allure sans que le chaos ne s’en mêle, chaque histoire retracée par les différentes volées de danseuses étant parfaitement lisible de bout en bout. Le tout respirait une incroyable minutie et se calquait sans mal au désaccord frénétique des tambours, dont le tohu-bohu mimait à merveille le tonnerre, tantôt vibrant de chagrin, tantôt grondant de furie. Les innombrables oiselles au plumage étoilé conquéraient la nuit sous le regard des démons ébahis. Leur était le ciel tandis que leurs ombres colonisaient la terre.
S’élevant toujours plus haut, les spectres volants fondirent brutalement en piquet, puis, à un battement de s’écraser, changèrent tout aussi violemment leur trajectoire dans un magnifique salto. La nuée se métamorphosa ensuite en un tourbillon gravitant autour du grand obélisque au serpent, dont les anneaux étranglaient le monument. Gueule déployée à l’intention du ciel, la bête hurlait sa douleur et sa rage. Alors une ombre identique à la silhouette du monstre pétrifié s’éleva dans les airs et goba le soleil aux mille couleurs. Dès lors, il ne resta plus qu’un seul astre pour éclairer la terre. Et cet astre saignait, blessé par la perte de son jumeau. Tel un linceul, ses larmes recouvraient le monde.
*
Quo n’avait d’yeux que pour le ballet au point d’avoir évacué toutes les pensées qui n’y étaient pas rattaché.
Ici était décrite la naissance du Roi de Jadis, du sein d’une jeune terre stérile se résumant alors à des îlots de poussière cernés par un océan de roche en fusion. Là la guerre antique opposant les géants jaloux et leurs fourbes alliés au Seigneur Vieillissant. Puis le jour tragique où, après avoir été transpercé par le Dieu Perfide, dans son agonie démente, le Guerrier Vaincu prit la forme d’un serpent pour s’adresser directement au Ciel et, lorsque le Ciel refusa de l’accueillir, engloutit le frère aîné du Soleil, dont le nom est devenu tabou, dans l’espoir que son cœur ardent le guérisse. Au lieu de quoi Il fut consumé de l’intérieur. Les feux de l’astre tombèrent en pluies dans l’océan qui les éteignit. Ainsi mourut le frère oublié. Mais quand le serpent poussa son dernier souffle, ses entrailles s’ouvrirent et les rivières de sang qui jaillirent engendrèrent les plantes et les arbres, donnant naissance au bois-monde.
Tels étaient les tréfonds mythiques du monde ancien. Quo connaissait l’histoire par cœur et même amnésique elle aurait pu la réciter sans faute ni oubli. Mais nul ne la décrivait avec autant de panache, ni en suscitant de pareilles émotions, que les dames de Morbani, seules témoins encore en vie de ces évènements – car les démons naquirent bien plus tard.
Ses cœurs saignaient et pleuraient de concert. Elle se sentait si vivante que la mort pouvait choisir de la pétrifier ici et maintenant, elle n’aurait aucun regret.
Le ballet achevé, les ballerines formèrent un chœur. Les tambours s’évanouirent au profit des cors et cornemuses tandis que les vers transmis par la nuit virevoltaient sous forme d’échos gutturaux à travers la gorge du cratère d’Ashari.
Lumière brûlante, lumière dévorante, lumière perverse,
Lumière écrasante, lumière vibrante, lumière traîtresse,
Lumière démente, lumière tyrannique, lumière enchanteresse,
Lumière lente, lumière passionnelle, lumière secrète,
Lumière changeante, lumière tendre, lumière chantante,
Lumière patiente, lumière timide, lumière confidente,
Lumière vaine, lumière mauvaise, lumière ardent,…
Les paroles comptaient peu comparer au sens profond qu’elles renfermaient. Car ces vers simplistes n’étaient pas de simples vers. Chacune des syllabes du poème renfermait les gènes d’un antique et puissant sortilège dont l’origine venait du fond des âges. Il s’agissait là du chant de la terre-mère qu’elle confia à son nourrisson – appelé à devenir le Roi de Jadis – durant sa gestation. Bien sûr, elle n’usa pas de mots, ni d’autres formes connues de langage, et ses « paroles » ne sauraient donc être traduites, du moins avec justesse, pas plus qu’une pensée ne saurait être correctement formulée.
Ce Dit appelait à la lecture de l’âme. Chaque lecture différait selon l’âme en question. Les démons croyaient fermement aux âmes. La chose leur fut enseignée par les servantes de Morbani. Quo connaissait ainsi les rituels sur le bout des griffes ; chansons, litanies et prières n’entretenaient aucun secret pour elle. En l’occurrence, le chœur de ces dames récitait chacune des cent vingt-et-une phases de la lune démonidée, les cent vingt-et-un visages de la déesse. Il était bien des manières de traduire le chant ancien, et il s’agissait là d’une des formes les pures.
Chaque démon présent se trouvait plongé dans un état de transe profonde. Elle-même, malgré l’angoisse tapie qui lui rongeait le foie, se voyait immergée par un flot d’émotions puissantes l’appelant à s’abandonner. Envoûtée jusqu’au trognon, elle ferma les yeux et se laissa porter par la mélopée soutenue par son chœur : mille battements par souffle.
Durant cette courte emphase, elle oublia la raison de sa présence en ce lieu, le secret honteux derrière son pèlerinage. Ses amis, son ennemie, ceux qu’elle avait laissés en arrière… la réalité dans son entier s’écarta de son esprit le temps d’un soulagement. Un sang neuf coulait dans ses veines, lavé des souillures du mensonge et de la duperie grâce aux ondées de vent pur. Du fond de ses deux cœurs et de son âme elle priait, dans l’espoir désuet d’embrasser à jamais cette béatitude.
… Le chant se brisa, et avec lui les rêves de la démone. Les cors et cornemuses s’effacèrent comme essoufflés, rappelant à Quo la froide et brillante réalité. Ses paupières se scindèrent, livrant ses yeux à la cruelle lumière. Un grondement sauvage s’éleva du cratère ; d’abord étouffé, tel un écho du passé, il s’ancra progressivement au présent. L’arène sous ses pieds se mit à convulser. Quo se joignit à l’appel. Les démons faisaient claquer leur langue tout en émettant avec leur gorge un sifflement rauque tiré du fin fond de leur être, tandis que les démonifées imitaient le grincement frénétique des cigales.
Une vive lumière effaça l’obélisque, le palais en fond et même la lune sanglante. Elle inonda l’arène et embrasa sa marée de corps crépitants. La lueur divine se rétracta tout en se gorgeant du sang lunaire telle une éponge jusqu’à dessiner les contours flous, mais non moins flamboyants, d’un astre ailé. L’étoile se posa au sommet de l’obélisque, sur le museau du serpent, métamorphosant le monument en torche géante et la bête sculptée en dragon. Les paupières de Quo frétillèrent face au soleil sorti de son cocon.
L’intense luminosité s’apaisa, révélant aux yeux de la foule une vision incomparable. Imaginez le ciel pondant un œuf, et de cet œuf naquit le plus formidable et le plus pur des joyaux… Eh bien ce joyau ferait pâle figure aux côtés de la reine immortelle des démonifées.
Sa Sublime Grâce trônait au faîte du majestueux pilier, lorgnant le monde depuis les cimes, comme si c’était là sa place naturelle. Ses ailes aux dimensions impressionnantes – similaires en taille à celles du Sphinx – aspiraient l’éclat astral pour le renvoyer sous l’aspect de mille petites lunes multicolores. Leurs membranes aux motifs complexes et merveilleux dépeignaient la trame de l’univers jusque dans ses moindres secrets. Les autres démonifées semblaient porter en comparaison des ailes de mouches.
La Reine arborait une tenue entièrement pourpre. À croire que quelqu’un s’était amusé à prélever un morceau de lune pour fabriquer la teinture. Même l’ombre de Sa Sérénissime Splendeur était rouge sang, et elle dévorait toutes les autres ombres. On eut dit un volcan qui crachait sa lave. La grandeur dégagée par la silhouette, pourtant minuscule parmi tout ce gigantisme, exilait la majesté du palais en arrière plan, terrassait la terreur du monument lui servant d’estrade, ridiculisait l’immensité du cratère qui l’englobait ; allant jusqu’à obscurcir la lune elle-même.
La Reine dressa les bras et le silence subit broya les murmures excités. L’impressionnante tiare plantée sur son crâne scintilla de mille feux alors qu’elle dirigeait son attention vers le ciel sanguinolent et l’astre blessé. « Ô Toi Notre Sœur qui veille sur Nos filles !
Ô Puisses-Tu te réjouir en cette heure de nos libations !
En hommage à toutes les ombres qui naissent et meurent sans connaître la chaleur du jour ! »
Chacune de ses intonations imitait le foudroiement de l’éclair et semait un torrent de frissons parmi les légions de cœurs ratatinés à ses pieds.
« La Nuit est notre domaine et nous somme le Sien !
Son ventre nous a enfantées et nous La nourrissons !
Elle est notre fée ! Nous sommes Ses démones !
Elle nous enchante et nous chantons pour Elle !
Oui, nous chantons ! Écoutez !
Le Brûlant Soleil qui rugit depuis Son tombeau !
La Terre Sacrée qui grogne sous ses râles !
Prions Notre Mère pour Son éternel amour !
Honorons Notre Sœur pour Ses infinis bienfaits !
Soutenons-Les ensemble ! Par nos sacrifices !
Œuvrons à leurs côtés et en leur sein divin !
Face au Jour Meurtrier et ses rejetons !
N’abandonnez pas, Mes filles, Nous vous en conjurons !
Face au terrible risque, qu’esseulées, vos âmes succombent !
Entendez Notre prière !
Enfants de la Terre et Filles du Ciel !
Servants consacrés de Morbani !
Héritiers légitimes du Roi de Jadis !
Vaillant Sang du Guerrier Vaincu !
Dépositaires des derniers vœux du Seigneur Vieillissant !
Écoutez la parole des Tréfonds !
Les âmes appellent ! Aveugles, elles supplient !
Ne les laissez-pas errer seules !
Chantez, hurlez, riez, festoyez de bonne grâce et de bonne chair !
Enfants de la Terre et Filles du Ciel !
Car demain le Jour règnera de nouveau !
Et les feux du Tyran consumeront l’Univers-Tout-Entier !
Mais pas ce soir, non pas ce soir, Sang-de-Mon-Sang !
Puisse la Nuit durer, encore et encore, et à jamais !
Ô oui qu’Elle dure ! Tant que nos âmes demeurent !
Et que les Ténèbres Divines tiennent enchaînée l’Étincelle Maudite !
Par la Souveraine Ashari !
L’Infortunée Nomencla !
Libellu la Lumière-de-Vie !
Vorameda l’Affamée !
Iomer la Génitrice !
Lavandis la Mort-Réincarnée !
Par toutes Tes facettes, Ô Ma Sœur !
Que Tes rayons givrent les flammes !
Que Ton sang purge l’Univers-Tout-Entier !
─ Ô TOI NOTRE SŒUR QUI VEILLE SUR NOUS, répondirent en chœur les milliers de gorges immortelles jusqu’ici bâillonnées. PUISSES-TU, Ô PUISSES-TU TE RÉJOUIR ! CAR NOUS SOMMES LES ENFANTS DE LA TERRE ! CAR NOUS SOMMES LES FILLES DU CIEL !
─ Ô Ma Sœur, Temps Divin ! Rugis et dévore-les tous !
Ô Puisse le Silence régner partout, toujours, si ce n’est dans Tes Cœurs ! »
Sur cette ultime prière, la Glorieuse Éternelle entonna un chant emprunt de puissance mystique, aux refrains ensorcelés et répétés avec passion par ses danseuses de nuit sous les yeux émerveillés et nourris d’excitation des démons.
La lune pourpre déversa ses entrailles sur l’assemblée comme pour acclamer l’oratrice. Sa myriade de bras écorchés s’abattit sur le cratère, crevant les nuées d’encens et dispersant les fumées de soufre. Son éclat resplendissant inonda le visage de Morbani.
Les ailes chatoyantes se déployèrent comme les voiles d’une armada sous l’œil larmoyant de l’astre, et toutes les démonifées s’ébrouèrent tel un essaim de papillons dans les cieux nocturnes de leur rayonnant royaume. Leurs danses rituelles embrassèrent les soupirs chaleureux du vent ressuscité par les tambours et les cors désormais mêlés, pendant qu’en-dessous, fixés au sol, les démons les contemplaient sans cacher leur envie de se changer en souffle d’air.
Ainsi sonnait le glas des prémices et débutait le véritable festival.
Et que sous peu coulerait le vrai sang.
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