64. Les muses s'amusent, les âmes se rendent

16 minutes de lecture

« Par la v’là des glands d’la terre ! J’mais rien vu d’si beau ! Crois ti qu’j’vais mourir, pince môa. »

Motus ne s’en remettait toujours pas de l’apparition de la reine des démonifées et ne se lassait pas de commentaires alors qu’autour d’eux les festivités s’étalaient tranquillement en crescendo au gré des courants d’encens et de la bombance de liqueur.

Jilam, lui, n’écoutait rien de ce que l’espèce de marmotte marmonnait. Ses oreilles bourdonnaient de l’affreux tintamarre tiraillé de vagues notes de musique.

« Eh ! Kessé qu’tu nous tires c’te tronche l’gars ? » La créature poilue s’était penchée vers lui.

« Rien… Ce n’est rien, dit-il d’un ton évasif.

─ Ç’a pô l’air. Dirait qu’t’a gobé un scorpion et qu’le dard t’es resté dans l’gosier. » Motus lui administra une violente claque entre les vertèbres. Jilam cracha aussitôt ses poumons par terre.

Un démon passant à cet instant les lorgna d’un dédain curieux. Jilam ravala sa toux, reconnaissant Alphamas. Le démon aux cornes bleues s’approcha du pas lévitant propre à son espèce, puis saisit avec force mais sans brutalité le visage du jeune homme par le menton. La créature le manipula tout en le dépeçant d’un intérêt sans fard au contraire de son abjecte figure peinturlurée.

Ces doigts le tripotant éveillèrent de nouveau ses spectres mal enterrés qui, telle l’écume d’un bouillon, remontèrent à la surface de sa conscience. La réalité s’envola, le laissant seul dans sa bulle. Les images, animées par la mélodie des enfers, surgirent du tableau, le dévorèrent.

À son réveil, il était perdu dans la brume.

La roche dure et froide lui râpait la peau au travers de ses vêtements que des mains s’occupaient de déchirer tandis que d’autres le maintenaient immobile. Les membres paralysés, ne lui restait qu’à fermer les yeux. L’horreur le happa : ses paupières lui avaient été arrachées. Incapable de se renfermer en lui-même, il s’extirpa de son enveloppe… pour se retrouver témoin de son propre supplice. Les lèvres noires d’obsidienne se posèrent sur sa bouche. Son sang gela dans ses veines. Un essaim de guêpes lui fouraillait le crâne. Impossible de se détourner, d’esquisser le moindre mouvement. Forcé de subir ou mourir. Mais il avait beau l’appeler, la supplier, l’ombre libératrice se contenta de lui tourner le dos en se bouchant les oreilles à l’aide de ses cheveux d’argent. Jilam se réfugia alors dans les bras de la douleur. Celle-ci portait l’odeur de Tante Hortia. Il serra sa montre silencieuse.

*

Alors en pleine tournée des ragots, le temps s’arrêta soudain pour Quo et ses deux cœurs ne firent qu’un bond. Sans prendre garde, elle se précipita, soulevée par le sentiment impérieux du danger imminent. « Alphamas ! » Son expression enjouée ne trahissait rien de son angoisse viscérale.

Le démon aux cornes bleues se détourna de Jilam qu’il lorgnait avec un intérêt par trop insistant au goût de la démone. A-t-il perçu quelque chose ? « Ah tiens, Quo, la salua son congénère, le timbre vague et l’œil liquoreux. Justement je te cherchais. »

Quo s’empressa de lui coller son gobelet de liqueur dans la pogne puis de l’attirer maladroitement à l’écart du présentoir aux offrandes, une joie guillerette et parfaitement feinte collée aux joues. Une fois éloignés, elle jeta par-dessus son épaule un coup d’œil inquiet vers Jilam, inerte, les traits figés d’effroi. Il s’en était fallu de peu que son masque tombe et le sien avec. Cela lui rappelait que leur plan ne tenait qu’à un fil ténu.

*

« K’les malosses vous’y graillent les rognons sales trognons », grogna Motus à l’intention des deux démons, heureusement trop éloignés pour l’entendre à travers le vacarme du festival. Discrètement, la créature secoua un Jilam aussi frais qu’un cadavre, perclus de frissons des doigts de pied aux cheveux.

Une violente claque rattacha brutalement l’esprit errant à son corps. « D’nerf bougri ! »

Suffocant, l’époux de Nellis se raccrocha à la poigne ferme et chaleureuse broyant son épaule. Le froid le mordait bien qu’il suait à grosses gouttes, et il mourait de faim malgré la nausée

« Pô l’moment d’manger l’pissenlit pôr la r’cine. T’es nôt’ trou d’sortie, r’pelle-tôa. J’t’y crois, ‘lors lôche pô l’Motus. Ou l’Bégland y jure t’ratatiner en farine.

─ Heuh… Pardon Motus. Je suis là. Je veux dire… avec toi.

─ Peu qu’tu l’es poux ! » Son compagnon se mit à gratter sa fourrure jaune paille histoire de passer ses nerfs. Elle évoquait à Jilam un gros rongeur sans vraiment y ressembler. Difficile de la décrire en vérité : des traits humains rogné par des dents d’écureuil et un museau allongé de marmotte flanqué de deux bajoues.

« Dis, Motus. D’où tu viens ? » La tête lui lancinait, ses pensées avaient besoin de vagabonder.

« L’Marmaillons y campent l’hautes prairies. Loin loin d’là. Toutes vertes l’printemps. Blanc d’œuf l’hiver. L’ciel t’jours bleu. L’pissenlit à foison, d’un mielleux et pi croustillant. L’vent t’gratte la truffe.

─ Ça a l’air chouette.

─ Plein d’chouettes ouaip. L’hulottent la nuit. Si fort d’fois qu’ça vous rent’ dans l’rêves.

─ Tu as de la famille là-bas ? » Je veux dire, tu as encore… ?

Les oreilles velues retombèrent. « L’démon v’nu l’nuit. M’a pris ‘vec frangins et frangines. L’reste, j’sais pô. J’veux pô savoir… Longue marche. Tout’ nuits, l’démon l’prenait kékun. Un pis’un pis’un. J’mais l’gosier rempli. L’jour l’était si plein d’jus d’fruit, l’ronflait kâ n’ours. J’dis frangins et fragines d’filer fissa. Chopé l’aut’ grosse pierre k’j’lui fracasse sur l’caboche. Pô tué ‘las. L’démon coriace. Cuir d’ours. L’Motus l’a filé mais l’aut’ l’chope par l’cou. Pô grave. Frangins frangines z’ont pu s’cacher. Nà z’autres Marmaillons savent y faire pour t’griller l’truffier. L’démon m’a ‘trappé. Vraiment pô content. Sauf k’y’avait pu qu’môa. Pôvait pô m’grailler. Fini l’ch’min ficelé câ l’bouquet d’blé. »

Achevé son douloureux récit, Motus s’ébroua légèrement la fourrure, projetant une nuée de vieux poils qui s’en allèrent méchamment titiller les narines de Jilam, lequel se retint de justesse d’éternuer.

« Tôa l’gars, l’interpela la créature. T’m’as dit qu’ta f’melle l’va nà traire d’ce trou. J’spère k’ci pô d’la mauvaise herbe k’ta m’ô filé. N’é cuit sinon. Cuit d’chez cuit, môa ki dit. »

Jilam sourit. « De la mauvaise herbe, ahah, sûrement. Et c’est justement pour ça qu’elle va nous tirer de là, toi et moi, et tout le monde ici. Crois-moi. Le festival de ces dames et de ces sieurs tournera court cette année. »

Jilam éteignit son sourire avant qu’on ne le remarque et replongea dans le jeu de la catatonie. L’atroce charivari d’instruments lui martelait le crâne en écho à ses pensées bêlantes. Taisez-vous. Taisez-vous… les suppliait-il – les musiciens et ses pensées.

Non, non, non. Ça non ! Pas question de flancher. Pas maintenant. C’est toi qui a voulu venir alors maintenant que tu y es tu te tiens, bon sang de troll ! Y a pas que toi qui rentre en jeu. T’as aussi la vie des autres en main. Alors tu lâches rien et tu serres fort. Pas grave si tu te pètes les doigts. Tant pis si t’as les dents qui te rentrent dans la gencive. T’auras plus besoin de mâcher de toute façon. T’es mort, mets-toi ça dans le crâne !

Ne pas fléchir, ne pas fléchir…

Arrête de faire ta poule mouillée. La voix de son frère, déterrée du cercueil de son passé.

Putain Ed ta gueule !

Il se mordit la langue et comprima ses côtes. Pas besoin non plus de tout ça. Y a rien qui peut encore servir. T’as qu’un rôle à jouer : c’est la boucler, point.

Son poing se contracta encore autour de la montre de Tante Hortia au risque de l’abîmer davantage. Un truc mort ça peut pas mourir plus.

Allez. C’est bientôt fini.

*

L’orchestre s’évertuait à jouer, insensible aux notes perverses de sa propre partition. Les griffes vernies harcelaient les cordes cuivrées ; les battements graveleux des cuirs tendus – deux rocs qui s’enlacent, se chargent, s’ébattent, encore et encore, jusqu’à se briser mutuellement et se changer en gravier ; et le gravier de devenir sable. Sable que les eaux de pluie transforment en monceau informe, de boue malaxée de sueur et de sang. Et de cette mixture le forgeron sculpte une braise ardente, promise à l’infinité du diamant.

À force de la subir, la musique à faire pâlir un sourd achève d’emprunter un ton curieux. De la laideur émerge des accents vagues que l’on pourrait presque confondre avec un air de beauté. La lumière embrasse le visage malade et maquille ses affres. La nausée s’efface, l’esprit se confond dans la tendresse. L’auditoire prend pitié des efforts des musiciens malgré leur manque évident d’oreille musicale. La conscience puise dans l’art du rien. Le char de la mélodie s’attèle subitement au destrier du chaos. Le rythme, aussi dissonant soit-il, prend le pas. Les pieds s’animent, puis les corps s’épanouissent en bouquets autour du chœur d’orchestre. Les esprits s’évadent de leur torpeur, les pensées s’envolent puis se dissipent, et avec elles la raison pure. L’auditoire ne se compose plus que de pantins reliés par les fils de la litanie. Le battement désaccordé des cœurs et les vibrations des souffles affolés imposent le tempo. Les doigts naviguent sur les instruments, les corps démantibulés fendent les eaux de la piste. La tempête se déchaîne. L’individu devient le monde et tous deux se résument à la seule mélopée.

Les harpes se heurtant aux cithares qui martyrisent les flûtiaux. Chaque instrument combat l’autre et aucun ne parvient à prendre l’ascendant. Impossible de suivre le rythme, sans cesse changeant, dévié par le moindre bourdonnement.

Et pourtant, les démonidés dansaient avec une aisance hautaine sur ces notes démentes. C’était une danse qui ne ressemblait à rien de ce que Silène connaissait au même titre que la musique. Parfois, la foule de danseurs s’arrêtait pour chanter. Les vers, prononcés en langage de la nuit, pouvaient ne faire qu’une syllabe comme cent et les rimes étaient aléatoires.

L’elfe captait cependant une lueur de cohésion au sein de cette frénésie. Les flots torrentueux de notes sauvages parvenaient à insuffler aux oreilles du bois leur harmonie. Quelque chose, Silène ignorait quoi, se déroulait sous ses yeux. L’envoûtement aurait pu prendre si elle n’avait été aussi terrifiée.

Alors que son regard plongeait dans la Gueule d’Abîme, son ouïe captait les murmures s’échappant du cratère dévolu aux damnés. Les voix des Tréfonds répondaient aux échos de la surface. Le Creux des Dévorés creusait l’arène d’Ashari qui elle-même nichait dans le giron de Morbani. Un trou dans un trou dans un trou. Difficile de ne pas croire qu’ils aient atteint le fond.

Silène se souvint des paroles de Quo et s’empressa de détourner son attention du gouffre. Elle tâcha d’attacher sa conscience à la musique dans l’espoir de fondre sa peur dans le vivant tintamarre. Le froid la rongeait comme la flamme grignote la mèche ; au point que l’envie la titillait de se jeter dans le plus proche brasero. Les fumées vertes d’encens au parfum capiteux et qu’elle respirait malgré elle à pleines gorgées depuis des lustres instiguaient une brutale zizanie à ses pensées. Des chaînes invisibles la rivaient sur son estrade, en vérité un étal de colporteur aux airs d’échafaud.

Les démonidés, cornus ou ailés, absorbés par leur frénésie, ne prêtaient aucune attention à leurs offrandes, aveuglément confiants dans les vertus de leur médecine. Cette absence totale de méfiance de leur part était bon signe, ça signifiait que la ruse de Nellis fonctionnait toujours. Où en était Quo de la traque de Nazukahi ? Le sang de Silène se figea à l’évocation de la sorcière-vampire. Savoir son ennemie proche mais n’être en mesure ni de la voir ni de la sentir était à se damner à l’image de ces lurons danseurs.

Cette pensée l’amena à questionner sa propre raison. À quoi jouait-elle au juste ? Vêtue à la Niu ; livrée à l’appétit des regards telle une corbeille de fruits mûrs ; égarée parmi ces monstres mangeurs d’elfe ; dans cet enfer à ciel ouvert bercé d’une musique d’outre-monde ; à attendre qu’une démone vienne la délivrer de sa misère.

Bons dieux ! si Dayl pouvait la voir, que dirait-il, hein ? Il rirait probablement, avant de lui tendre son outre. Son désir de le voir la rongeait au même titre que le froid et les fumées. Après avoir quitté les Gorges Sans-Nom, elle l’avait traqué sans relâche dans le monde des esprits mais ne s’était heurté qu’à son absence, pour finir par abandonner.

Ici, en ce lieu, impossible pour elle de plonger en transe. Ce n’était pas faute d’avoir essayé. Le pouvoir résidant à Morbani écrasait toute velléité de méditation et broyait les courants spiritiques en une pelote de nœuds inextricables. De toute manière la chamane en herbe doutait de dénicher quelque esprit allié que ce soit en ce royaume soumis à l’influence des Puissances Sombres.

Silène soupira, puis lorgna la foule heureuse. Nouveau soupir. Elle aussi aurait aimé danser.

*

Pour sûr, les matrones de Morbani savaient y faire quand il s’agissait de recevoir des invités et de leur en mettre plein la vue ; et la matriarche des lieux n’était que le premier clou d’un spectacle qui promettait d’en compter de nombreux. Nellis avait beau être insensible au charme papillonnant de ces dames, elle n’avait pu retenir une forme d’émerveillement devant la vision éblouissante de la reine, pareille à une seconde lune descendue sur terre pour embraser les cœurs qui la foulent. Elle avait senti s’animer le vide laissé par le sien dérobé, et cette sensation lui avait rappelée sa dernière rencontre avec les panthères d’érèbe et le malaise terrible qu’elle avait engendré.

La matriarche des démonifées exhalait une puissance inégalée et néanmoins comparable à celle d’une sorcière au faîte de la maîtrise de sa nature. L’affronter serait sans doute un dur labeur ; dont notre sorcière n’était pas certaine de venir à bout, même au meilleur de sa forme. D’autant que le papillon jouait sur son terrain. Nellis se fatiguait déjà assez à dompter les courants erratiques de magie. Franchement, à croire qu’une violente tempête sévissait sur le monde des esprits et malmenait ses rivières.

Mieux vaut à tout prix éviter la confrontation. Telle était la sage déduction livrée par ses réflexions. Elle n’était pas venue défier l’engeance de Morbani mais une mauvaise graine d’un autre type. Si elle pouvait échapper à se coltiner les deux, une étant déjà plus que suffisante pour sa pomme.

Un attroupement attira soudain son attention. Devant ses camarades hilares – démons et démonifées agglutinés telles des mouches – un méchant cornu, pas peu fier, tenait par la bride un pégase – probablement le même qu’ils avaient déjà croisé durant leur séjour au palais, reconnaissable entre mille à ses ailes déplumées ; à moins que plus d’un démon en ait ramené dans ses bagages. Et juchée sur l’encolure de l’animal se tenait… stupeur ! oui, pas de doute, c’était bien elle : Reyn, des ailes factices accrochées dans le dos, baladée telle une gamine sur son baudet.

La peine qui envahit Nellis ne tarda pas à muter en rage qu’elle dut réfréner. Elle sentait une fureur plus destructrice encore émaner de l’elfe aux cheveux cendrés, dissimulée derrière le masque de décrépitude avancée. On eut dit que la cheffe des Rats Chevelus s’apprêtait à tomber en lambeaux. Elle lui évoquait une reine déchue livrée aux moqueries de la populace révoltée. Ainsi humiliée, elle imitait parfaitement l’offrande rongée par le trompe-la-mort – presque trop bien même. Son âme semblait s’être envolée.

Nellis devait réfréner le désir ardent d’effacer tous ces sourires des visages fardés en les farcissant de flammes. Soulagement, Reyn et le pégase disparurent bientôt à sa vue, avalés par la foule d’ailes et de cornes, le cortège de mouches à merde dans leur sillage.

Le regard de la sorcière tomba sur une démone claquant des doigts au nez d’une des fées servantes juste au bas de son présentoir. La blanche monstruosité dans sa robe extravagante, la façade encroûtée de peinture et la crinière rouge-sang, cracha des invectives en langage de la nuit à la petite esclave qui les subit sans esquisser un sursaut ni de crainte ni de colère. Elle ne réagit pas davantage lorsque la démone lui tira si fort les cheveux que Nellis crut qu’elle allait la scalper. Les ravages du trompe-la-mort. Il n’existait rien au monde qui ne soit plus affreux que l’élixir des démonifées, elle en était dorénavant convaincue.

Devant l’affligeant spectacle, la sorcière ne put que serrer les mâchoires, si fort que ses gencives se mirent à saigner. Le goût du fer invoqua l’image de Nazukahi vers laquelle elle dirigea toute sa haine captive.

Elle avait beau les avoir enterrés sous de multiples couches, les souvenirs, aussi amputés soient-ils, se rappelait à elle quoi qu’elle fasse. Durant des lunes et des lunes, elle s’était entêtée à conserver une pierre vide en pensant que ses vies antérieures y sommeillaient. Telle l’araignée qui garde auprès d’elle son ancienne enveloppe : rien de plus qu’un souvenir creux, dénué de substance ; des yeux morts, comme un miroir placide, incapables de rendre le regard que tu lui adresses.

Aux Gorges-Sans-Nom, Nazukahi avait enfilé la mue de Nellis avant de s’afficher crânement devant elle, simplement pour la narguer. La sorcière-vampire n’aimait rien davantage que d’observer un esprit en proie à lui-même. Telle la flamme d’une bougie qui, par son existence, se condamne elle-même. Que le fantôme de son passé ait élu domicile dans le nid ultime de perversion qu’était Morbani ne l’étonnait aucunement : c’était là son élément naturel.

Nellis se remémora leur rencontre malgré le mal-être que ces souvenirs engendraient. Par une nuit glaciale, alors que les essaims d’ombres s’apprêtaient à l’emporter, une main blanche s’était tendue vers elle. Si à ce moment elle avait su. Si elle avait su percé les contours du masque. L’aurait-elle saisie, cette main ? Sa conscience craignait de répondre à la question. Car elle était très différente à l’époque : loin de la sorcière toute puissante et sûre d’elle – du moins en apparence – rien qu’une pauvre créature effrayée par le vide en elle, dotée d’un pouvoir qu’elle ne savait ni mesurer ni maîtriser. Une proie facile pour l’orgueil, sensible au moindre intérêt à son égard, à la première main tendue. L’aurait-elle saisie, dans une autre vie ?

Qu’importe la réponse en vérité. Le passé est inéluctable. L’être est maître du seul présent. Car l’avenir lui échappera toujours ; qu’il soit perceptible ou non.

La lassitude lui broyait les épaules. Elle ne souhaitait rien de mieux que s’allonger là, parmi les corps privés de raison, ignorer les monstres autour d’elle et sombrer. Sombrer au plus profond d’elle-même. Les visions qui jusqu’ici l’avaient harcelée tel un essaim de mouches s’en étaient allées. Les larves en elles étaient toutes mortes, ou plutôt, s’étaient endormies. Elles avaient cessé de la dévorer petit bout par petit bout. Le masque qu’elle portait n’était plus désormais qu’une simple figure en bois verni silencieuse. Auparavant se reposer aurait signifié risquer de se perdre entièrement. À tout instant, durant leur voyage, elle avait craint que sa conscience ne fonde et se confonde avec les infinités de bribes d’existences passées, présentes et futures envahissant son esprit morcelé. Dire qu’elle avait trouvé la liberté tant rêvée dans ce lieu honni de la raison, cette terre des damnés infestée d’horreurs et néanmoins propice au sommeil ; un sommeil qu’elle appelait de ses vœux depuis, semblait-il, tant et tant de lustres.

Il fallait néanmoins que le mauvais sort s’évertue à la maudire. Car à présent que le repos se trouvait à sa portée, son devoir l’empêchait de s’y soumettre.

Pourquoi je m’entête, hein ? Elle le veut son machin ? Elle le désire à s’en ronger les sangs et ceux des autres ? Qu’elle se le coltine donc son foutu masque ! Je lui souhaite bon courage.

Mais quel besoin de courage à la peur incarnée ? Qu’importait donc à la folie d’être rongée par la démence ? Nazukahi avait déjà sombré depuis longtemps, depuis bien avant leur rencontre en vérité. Des lustres de lunes qu’elle s’était arrachée sa propre âme pour la livrer en pâture en échange des secrets de l’Univers. Un désir sans limite, prisonnier d’un corps restreint par ses chairs. Telle était la malédiction de la vampire. Nellis n’enviait pas sa condition, que pour rien au monde elle n’aurait souhaité partager. Son propre sort lui suffisait amplement.

Qu’elle garde donc ses secrets. Je n’ai pas besoin qu’on me les livre sur un plateau. Je suis assez grande pour les dénicher par mes propres moyens. Jamais eu besoin de personne.

De la mauvaise fois. Encore et toujours. Quelque soit le nouveau Soi, jamais elle ne s’en départirait. Sa mue lui collait à la peau.

Autour d’elle, les enfants de la terre et les filles du ciel dansaient, oublieux d’hier, sans souci du lendemain, affamés de leurs seuls désirs présents, à se délecter de leur propre bonheur sans s’attarder sur la misère autour d’eux. Enfer ! que la démangeait l’envie de semer une pluie de lave sur ce champ mûr. Ensevelir la cruauté, noyer la folie. Laver une bonne fois pour toute cette terre pourrie de ses vices – et surtout des siens.

Le tableau rêvé de l’arène engloutie par les feux du soleil recouvrit le visage de sa Némésis. Les ailes de papillon embrasées s’ébattaient dans les airs en semant des étincelles, les cornes en panique creusaient le sol pour s’y enfouir. Le désespoir emplissait les cœurs des monstres et la joie le sien. Fantasme ou prédiction ?

Seulement, les horreurs n’étaient pas seules à périr dans cet enfer invoqué par ses soins. Les faces-de-craie, le sang gavé de trompe-la-mort, se regardaient brûler sans réagir, insensibles à la douleur comme au désir de survie.

Nellis baissa la tête et découvrit posé dans son giron le visage informe de Jilam, couvert de suie, inerte, les yeux dévorés. Elle eut beau la fuir, l’illusion la poursuivit jusque dans le refuge le plus secret de son esprit. Il n’était rien qu’elle puisse faire pour lui échapper. Le Jilam énucléé la pourchassait qu’importe le nombre de murailles qu’elle dressait entre eux. Le cauchemar l’appelait inlassablement avec sa voix torturée et pourtant si familière. Ses visions étaient peut-être mortes ou endormies mais son imagination demeurait bien vivante.

Qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que je fais ?

Plutôt que penser, elle aurait préféré hurler.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire umiopo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0