65. Deux démons ne font pas un enfer
Sous l'œil amoureux du ciel
S’épanouissent les pires horreurs
Comme les plus grandes beautés
Fleurs mélodieuses, ombres cannibales
Les esprits dansent et se dévorent
Voilà une prose que Quo appréciait et qui décrivait le mieux, selon elle, l’essence composite et complexe du pays de Morbani.
Quo et Alphamas s’arrêtèrent aux abords d’un bosquet de stalagmites. La scorie, d’une teinte bleu-oxyde, virée violet par le sang de lune, accueillait d’immenses colonies de champignons. Ce coin était connu à Morbani. Durant les festivals on venait pour y respirer les embruns de corruption et profiter des visions qu’ils insufflaient. Les amants raffolaient de ce lieu pour leurs jeux érotiques. Le verger pétrifié poussait dans un recoin discret, à la lisière du cratère d’Ashari. Les écailles du Seratusor se dressaient au-dessus des deux démons, protégeant des vents des cimes le cœur sacrosaint du volcan. Les yeux de nuit chassèrent la pénombre du lieu. Au loin, poussant à l’autre extrémité du cratère telle une dent de sagesse, le palais sempiternel d’Ashari baillait à la face du ciel hémorragique. Morbani était un nid, les oisillons y batifolaient sous l’œil rougi de fatigue de l’astre-mère.
« Notre Lune chérie dégouline de désir, ne trouves-tu pas ? Par cette nuit bénie entre toutes, Elle va nous faire de beaux enfants, c'est moi qui te le dis ! » Quo cherchait à rameuter l’attention d’Alphamas dont l’esprit s’était visiblement égaré dans quelque nuée.
Fardé comme un pibleu et cocotant comme s’il sortait d’un bain de parfum, son congénère portait une élégante tunique azurine, repeinte en indigo par la lune, cousue de splendides motifs et taillée serrée afin de flatter sa carrure de prédateur.
La démone n’était pas en reste et s’était faite belle pour mieux attirer les regards et les rumeurs qui les accompagnaient. Le tissu moiré empruntait, sous l’œil céleste, des tons écarlates se mariant parfaitement à ses cornes. L’ensemble était retenu par une ceinture en maillons de cuivre souple, qu’il serait aisé de défaire le cas échéant, au besoin. Son maquillage était généreux sans jurer ni déborder. Un verni doré était appliqué sur ses griffes et des tatouages d’argile décoraient ses mains ainsi que ses avant-bras. En prime s’était-elle dégoté un châle en soie mauve qu’elle avait noué en turban de sorte qu’il dissimule son œil borgne.
« Quelque chose ne va pas mon ami ? insista-t-elle bien qu’elle aurait préféré s’esquiver.
─ Ce n’est rien, lui assura Alphamas. Seulement… » Quo retint son souffle et fouilla parmi le florilège d’excuses qu’elle s’était concoctée dans le cas où quelqu’un nourrirait des doutes sur ses prétendues offrandes. « Au fait, n’aurais-tu pas une petite idée d’où se cache Aramië ? »
La démone soupira d’aise mais tâcha de masquer son soulagement. Ses craintes étaient à l’évidence exagérées et l’autre avait de bien plus pressantes fées à fouetter. « Pardonne-moi, je l’ignore, lui assura-t-elle.
─ Vraiment ? Je vous ai pourtant aperçues toutes les deux il y a peu, rétorqua-t-il sans rien cacher de sa jalousie.
─ Je ne l’ai pas revue depuis que nous nous sommes quittés, hélas. Probablement s’est-elle perdue quelque part dans la foule. À moins qu’elle n’ait rejoint la compagnie de Sa Majesté.
─ Nous avons discuté avant les festivités, grommela Alphamas, renfrogné. Je lui ai offert ma plus belle offrande rien que pour elle. Le temps d’aller recharger nos timbales, elle s’était envolée. »
Une vague trace de compassion traversa Quo mais rien d’autre. Elle avait déjà eu à supporter par le passé les déboires amoureux de son camarade de festival. De longs moments, pour ne pas dire interminables, à compter ses blessures et ressasser ses défauts ; à moins que ce ne soit l’inverse.
« Souhaites-tu que nous la cherchions ensemble, mon ami ? Deux flairs valent mieux qu’un. Et la compagnie est toujours appréciable dans une quête. »
À cette suggestion, son vis-à-vis se dérida au profit d’un sourire hésitant. Un démon n’a pas la larme facile et la bonhommie est plus propre à son tempérament.
Ils errèrent ainsi un certain temps, guettant du coin de l’œil l’ombre d’une dulcinée tout en discutant de tout et de rien, de leurs vies respectives : Quo dans son bois, Alphamas dans ses tertres. La démone se garda bien évidemment de mentionner ses rencontres récentes et éluda les détails de son pèlerinage. Fort heureusement, son acolyte, véritable puits de parlote, monopolisait aux deux tiers leur conversation.
Notre démone se serait bien passée de la compagnie de ce compère, mais n’aurait pu se garder de sonder pareille commère. Pour récolter une pleine besace de rumeurs, il suffisait en général à Alphamas moins de temps que pour avaler un gigot de minotaure. Le phénomène, sous ses airs d’ahuri, était une éponge gonflée d’on-dit et de messes basses, contrainte de se dégorger en permanence au risque d’imploser.
Chaque fois qu’ils croisaient une démonifée, celle-ci ne manquait jamais de les dévisager. Leurs yeux de peinture, le plus souvent, passaient sur eux comme le vent traverse les feuillages. Mais il arrivait que certains s’arrêtent, l’espace d’un battement d’ailes ou deux, voire convient les deux démons à l’abordage. Quo en oubliait presque ses desseins à admirer leur beauté ineffable ; leurs ailes diaphanes scintillantes de mille nuances de couleurs que même l’éclat lunaire ne pouvait corrompre ; la diversité fantaisiste de leurs robes de festivités, toutes merveilleuses, et qui pour certaines se résumait à leurs seules ailes ramassées élégamment autour de leur nudité. Manches flottantes, bras nus, avec ou sans ceinture, tissu plissé, froissé, coupes larges, serrées... Les coutures parfaites ne trébuchaient sur aucun ourlet raté et les variétés de teintes s’épousaient, jurant parfois, mais jamais au détriment du charme de la dame.
La soie d’arachnodon n’avait pas connu son pareil en matière de tissu depuis les temps antiques et constituait l’une des premières sources de l’incomparable fortune des démonifées, ainsi que l’un de leurs secrets les plus jalousement gardés. Non content les précieux habits et tapisseries, la sécrétion d’arachnodon, une fois chauffée à très haute température et modelée par les mains savantes des forgeronnes de Morbani, transmutait en verre d’une incomparable qualité, solide et imperméable, doté d’un miroitement unique, sa substance étant capable de décortiquer la lumière dans ses plus infimes spectres. Les démonifées l’employaient ainsi pour fabriquer des vases et autres objets de grande minutie que les démons s’arrachaient ensuite à prix d’or – ou plutôt de faveurs.
Car telle était la monnaie de Morbani. En ce lieu débordant de matières et de savoirs – à défaut de chair fraîche – les faveurs représentaient l’unique source de richesse que les reines de nuit n’avaient de cesse de convoiter, d’accumuler et de distribuer à leur guise. Remportait le jeu celle qui raflait le plus grand nombre de débiteurs. Les démons fonctionnaient un peu sur le même principe. Si les gnomes convoitaient les belles choses, ces dames, elles, les fabriquaient et les échangeaient contre des dettes : de sang, d’amour, qu’importe, qu’elles collectionnaient sans jamais se sustenter. Le pouvoir chez cette race plus vieille encore que l’humus se nourrissait de ces faveurs.
Les démonifées arpentent les voies nocturnes ; elles maudissent le soleil et son ciel bleu. Elles sont la progéniture de la nuit, cette mer secrète qui délie tous les secrets, où tous les désirs, jusqu’aux plus enfouis, se répandent à la surface du monde. Ces reines des cieux aiment le beau comme le laid, révèrent tout ce qui compose le maître univers, y compris ses impuretés, qu’elles transforment en gemmes précieuses.
Et nous autres démons nous arrachons leurs faveurs quitte à s’étriper les uns les autres. Sur l’ordre d’une de ces dames, sur une simple promesse de faveur, n’importe lequel d’entre nous – moi comprise – sauterait d’une montagne ou plongerait dans la mer. Ainsi notre sang est-il lié depuis la nuit des temps par cette passion dévorante et impérissable. Nous sommes les esclaves de notre propre amour. La bénédiction est une tragédie et le tragique est béni. Car sans cet amour le démon ne manquerait pas de retourner à la pierre qui l’a engendré. Ainsi fallut-il jadis toute la force du ciel pour éveiller la terre.
Quo s’égarait dans sa raison d’être, la nature même de son sang, les vicissitudes la vie et ses bienfaits incomparables, alors qu’Alphamas et elle étaient absorbés par un spectacle ô combien virtuose. Un groupe de démonifées faisaient démonstration de leurs talents de forge à une foule de démons envoûtés, autant par leur apparence que leur art. Une fontaine de lave alimentait la forge à ciel ouvert. Des fourneaux nichés dans ses margelles débordaient d'œuvres inachevées. Les magiciennes du métal performaient une véritable danse de la création, virevoltant parmi les éclaboussures de métaux en fusion sans qu’aucune goutte de feu ne vienne entacher leur peau ou abimer les membranes de leurs ailes. Car elles œuvraient nues afin de ne pas gêner leurs souples mouvements, d’une vivacité de libellule mais d’une précision de dard. Ces déesses maniaient les lourds ciseaux, marteaux et autres outils de verroterie comme s'il s'agissait de serpentins et fignolaient directement à la main le métal ou le verre encore rougeoyant de sorte à gommer la moindre imperfection. Une microfissure, une infime déformation et tout était bazardé, un travail acharné jeté aux détritus ; alors que n’importe quel démon spectateur aurait donné chère sa peau pour récupérer l’un de ces rebuts. Il n’existait rien de plus merveilleux que la simple observation de ces démiurges ailés attelés à donner vie à la matière inerte.
Quo serait bien restée là l’entièreté de la nuit, mais Alphamas la tira par le bras. Celui-là avait le don de lui gâcher ses plaisirs. Ainsi replongea-t-elle dans ses rêveries tout en écoutant d’une oreille distraite les récriminations du flagorneur à l’égard des hypocrites.
Soudain aperçut-elle au loin une trogne connue : celle de Tête-de-Pie. La fée-lutin reposait au milieu d’un imposant plateau de fruits-démons à la pulpe épicée, faisant office de décoration ; qu’elle mimait par ailleurs à la perfection. Prends garde esprit piquant, sous peu les rôles seront inversés, l’avertit mentalement Quo. Les fruits aux vilaines épines seront le décor et tu seras le met servi. Cette pensée associée à la vision de son amie humiliée la remua davantage qu’elle ne l’aurait cru. Fort heureusement, Alphamas, absorbé par son propre discours, ne releva pas le soupçon d’angoisse qui la trahit le temps de quelques inspirations. La fée-lutin et la démone échangèrent un bref regard complice qui rasséréna cette dernière.
Le duo de prédateurs poursuivit sa traque d’Aramië sans dénicher le moindre éclat de jade à l’horizon. Finalement, l’amoureux transi en vint à oublier la raison de leur quête, trop occupé à saucer sa confidente de ses racontars sans fin. « Grand’roc ! Qu’as-tu donc à te dévisser le cou ainsi ? » Il venait d’interrompre son récit au sujet d’un de ses voisins qui n’était autre qu’une hydre dont les têtes n’arrêtaient pas de se chamailler, le réveillant en pleine journée.
« Hein quoi ? sursauta Quo. Non, rien. Rien. Ce n’est rien. » La vérité, c’était qu’elle en avait ras-les-cornes et plus qu’assez de ces anecdotes toutes plus inutiles et ennuyeuses les unes que les autres !
Mais devant la moue de son congénère, elle sut qu’elle devait s’épancher davantage, car le maudit cafard était certes bavard mais pas dupe. « À vrai dire, je cherche quelqu’un. »
Son aveu flou ne manqua pas d’attirer l’appétit maladif de la sangsue. « Ah oui toi aussi ? Et qui donc ?
─ Disons… une amie.
─ Vieille connaissance ?
─ Oh non, loin de là. Nous nous sommes croisées sur le chemin et nous étions euh… promises de nous retrouver ici.
─ Une démone hein ! s’exclama Alphamas d’un air plein de sous-entendus
─ Une sacrée ! » Elle a bien failli m’estropier. Satanées sorcières !
Leur déambulation croisa alors une scène des plus cocasses. Alphamas éclata de rire pendant que Quo se renfrognait derrière son sourire factice. Elle venait de retrouver l’autre Rat.
Alors que son compagnon s’égosillait à la vue de Reyn grimée de fausses ailes chevauchant le pégase déplumé, elle ne parvint pas à emprunter l’hilarité pourtant contagieuse de la foule. La Quo d’autrefois aurait surement apprécié ce genre de fantaisie. Or ici il n’était pas question d’une offrande anonyme livrée en pâture à la populace. Sans parler d’amitié, l’elfe aux cœurs ardents fut, au cours de ces dernières lunes, une compagne de route, une sœur dans la douleur. Côte à côte, en dépit d’un mépris mutuel, elles avaient défié et vaincu la mort plus d’une fois, entraînées par un but commun. Leurs sangs s’étaient mêlés.
Elle sentit le sien bouillir et riva les yeux au sol de peur de craquer. Tout son être se réduisait en cet instant à étouffer ses pulsions meurtrières.
« Quo ? Quo ? » La voix d’Alphamas l’appelait au travers du brouillard. À croire qu’elle émanait d’un songe. « Quo ! » La tempête brisa la carapace qui explosa dans une gerbe d’éclairs. Aussitôt la douleur aigue lui vrilla les tympans.
« Ce n’est rien, assura-t-elle. C’est que… le pèlerinage a été long.
─ Regardes-moi ça, tu es toute pantelante. Viens on va s’asseoir. » Son ami la guida à travers la cohue joyeuse subitement changée en monstre tentaculaire. Les cris et rires s’alliaient aux chants et aux instruments, jurant de la rendre folle.
Alphamas leur dénicha un semblant de paix aux abords d’une imposante fontaine dont ils vinrent occuper la margelle. Quo remercia mentalement son camarade d’entretenir le silence, consciente du coût que ce devait être pour lui.
Peu à peu, la réalité reprit ses formes et ses couleurs. Les eaux rouges luminescentes du bassin reflétaient les ébats figés de démons et démonifées en pierre, plus vrais que nature, enlacés dans une éternelle passion. Les scènes suggestives ou graveleuses comme celle-ci pullulaient sur tout le domaine du festival au travers des statues, fresques, mosaïques, vases, tapis et tapisseries. Ce décor œuvrait à toujours plus envoûter les sens et exacerber les désirs.
Les festivités n’en étaient pour le moment qu’aux trémolos de leur expansion. Et avec l’aide de la Fée Chance, Quo n’aurait pas à y assister davantage. La vue de Reyn avait suffi à lui couper toute envie.
La démone s’aperçut qu’un canal coulait non loin du bassin qu’ils occupaient avec Alphamas et qu’au-dessus de son serpentin pourpre nichait le balcon des privilégiés, réservé à la seule Reine et ses courtisanes ainsi qu’à la poignée de favoris éphémères. Des buissons cristallins aux baies de joyaux masquaient en partie la vue. À travers les épines translucides, Quo distinguait Sa Majesté. Étendue lascivement sur les marches d’un vaste escalier en marbre, au milieu d’une cascade de soieries, la matriarche veillait sur les réjouissances de ses filles et neveux. L’obélisque au serpent prélassait son ombre sur l’escalier richement revêtu. Depuis leur poste en contrebas, niché dans un angle mort, les deux démons avaient tout loisir d’espionner la petite cour sans trop craindre d’être repérés.
Les courtisanes, grimées de leurs plus beaux atours, s’agitaient, mielleuses, telle une ruche autour de leur reine. Leurs parures brillaient de mille feux sous les lueurs combinées de la lune et des braseros. Mais derrière leur pompe de princesses, elles ne représentaient en réalité qu’une cohorte de servantes, des pies sans état d’âme ni amour-propre, destinées à répondre au moindre cillement de sourcil de leur maîtresse, dont la volonté forgeait leurs chaînes.
La sobriété pourpre de la tenue royale exilait l’opulence de ces dames. Son Altesse Sérénissime, loin de s’émouvoir des frasques de ses favorites, lorgnait la foule de ses sujettes et invités, l’air absent de quelqu’un qui observe le mouvement des branches sous le vent. La matriarche échangeait ça et là des mots avec ses filles sans jamais nourrir la conversation, leur clouant le bec chaque fois qu’elle ouvrait la bouche.
La volière tantôt minaudait, tantôt caquetait. Les doigts au vernis étincelant pointaient divers endroits du parterre de l’arène populeuse. L’hilarité débordant régulièrement des visages peinturlurés indiquait clairement que le thème des échanges n’honorait guère la noblesse apparente de cette assemblée.
Quo, qui avait repris du poil de la bête, se farda d’une mine réjouie. « Eh bien, m’est avis que ta quête touche à sa fin mon ami », interpela-t-elle son compagnon en désignant l’essaim de courtisanes, dont l’une d’elles n’était autre qu’Aramië, seule parmi ses sœurs à ne jamais esquisser un sourire. Que peut-il bien lui trouver au juste ?
« N’est-elle pas incroyable ? s'ébahit Alphamas, l’esprit happé, semblait-il, par quelque nuage invisible passant par-là. Les couleurs dansent sur elle comme de petites fées. Aussi éclatante que la lune, son ombre éclipse même celle de Sa Majesté. Sa discrétion illumine davantage que tous les orgueils qui l’oppressent. »
Voilà une prose dangereuse en ce lieu où toutes les oreilles traînent.
Le regard de Quo accrocha alors une autre courtisane installée légèrement en retrait des autres. « Dis-moi Alphamas. Qui est donc cette demoiselle qui se tient à la droite de Sa Splendeur ?
─ Hmmm ?... Néropodès ? C'est une nouvelle. Elle a vite gravi les échelons m’a-t-on dit. Et aussi que Sa Sérénité ne s’en sépare jamais. Une arriviste si tu veux mon avis.
─ D'où nous vient-elle ? Tu le sais ?
─ Non. Et personne n’a rien su me dire. En tout cas, Sa Grandeur a tout l’air de n’en avoir cure.
─ Hum... » Quo s’attela à réfléchir. Cette Néropodès ne l’avait pas abordée par hasard. Son instinct lui dictait qu’il lui fallait pousser plus avant cette piste. « Crois-tu que sa présence est liée à l'invitée particulière de Sa Généreuse Grâce ?
─ La sorcière ? Bah, à vrai dire, je n’en ai aucune idée. Peut-être que oui. » Le fait d’ignorer quelque chose semblait beaucoup déranger Alphamas, dont les yeux pétillants n’en restaient pas moins rivés sur le fruit de son amour invétéré.
« Tu ne trouves pas étrange que cette intrigante apparaisse au moment où une sorcière débarque ? D’autant que ces dames se retrouvent toutes les deux dans les petits papiers de Sa Sérénité. »
Alphamas abandonna à regret la contemplation d’Aramië, les suggestions de Quo ayant de toute évidence éveillée son intérêt. « Oh-oh ! en voilà effectivement un hasard qui sonne faux. Quelque chose qu’il faudrait creuser plus en profondeur histoire de guigner un tant soit peu de filon de vérité. »
Et de cette vérité en faire une rumeur, pas vrai ? le titilla mentalement Quo. « Toi ou quelqu'un ici a-t-il déjà aperçu cette sorcière depuis notre arrivée, ne serait-ce qu’au loin sa silhouette ?
─ Non, ni moi ni personne avec qui j’ai discuté, et je crois bien avoir échangé un mot avec tout le monde ici. Sauf cette Néropodès. Pas facile à aborder la donzelle. »
Ce qu'elle ne s'est pas gênée de faire avec moi, nota la démone. « Étrange au-delà du bizarre, lâcha-t-elle en employant une expression typique de son sang. Pourquoi notre Glorieuse Lune tient tant à garder cachée son invitée de marque ?
─ Les sorcières sont des essences dangereuses. Toi-même tu sais. C’est toi qui m'as dit qu'une sorcière t'avait pris ton œil. Il est très probable que Sa Grâce la garde prisonnière.
─ Pour quel motif ? Il suffirait de la livrer aux Chtoniens pour s'en débarrasser.
─ Le pouvoir d'une sorcière ne saurait être ignoré. Leurs cœurs renferment de nombreux secrets. Et tu connais le goût de Sa Magnificence pour les curiosités. »
Dans tous les cas, Quo était désormais persuadée de tenir entre ses griffes la clef de l’énigme qui lui résistait depuis son arrivée. De sombres spectres gravitaient à l’évidence autour de la matriarche de Morbani, et nul doute que cette Néropodès au passé secret et l’ombre-en-chef Nazukahi étaient liées. De quelle façon ? Restait à déterrer le lien. Mais Quo tenait le bout du fil.
Celle-ci se gorgea d’un grand bol d’air et de ses fragrances si étrangères à son bois chéri, s’imprégnant des différents courants olfactifs dégagés par son environnement, du plus enivrant au plus discret effluve. Rien n’échappait au flair d’un démon, pas même une sorcière. Le parfum entêtant de Nazukahi enrobait l’immensité du cratère. Où que la démone hume, partout son arôme acide lui chatouillait les narines, sans qu’elle puisse toutefois définir une source précise. À croire que la vampire se trouvait partout et nulle part à la fois, tel le brouillard. La trace de Quo laissée sur elle durant leur combat se perdait dans cette purée de pois olfactive. Néanmoins la démone la percevait, toute proche. Sa proie se trouvait là, quelque part, dissimulée parmi cette foule de visages ou bien enterrée sous ses pieds.
Allons bon, de quoi as-tu peur ? Nous avons une affaire à régler toi et moi ? Finissons-en au plus vite de sorte que la gagnante puisse rentrer chez-elle ? J’en ai assez de te courir après. Rien ne te sert de me filouter, ta bonne copine Quo sera toujours là pour te suivre, fusse à l’autre bout du monde. Tu connais l’adage ? Nul n’échappe à ses démons. Allons, ma chair, montre-toi !
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