66. Morbani

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Le chaos festif de l’arène s’était tu au nouvel appel des tambours et des cors, et la cohue de démons s’était ébranlée tandis que les démonifées investissaient les cieux au-dessus du cortège. Le grand obélisque au serpent vit une marée chamarrée de cornes s’amonceler à la base de son tronc. Chaque démon avait récupéré ses offrandes auprès des prêtresses dévolues à cette tâche.

Quo était enfin réunie avec ses compagnons après des nuits de séparation où elle avait eu tout loisir de mariner dans ses regrets. Les offrandes avançaient sans liche ni baguette, libres de leurs mouvements mais privés de raison d'en faire. Ils n'étaient que des grains de sable poussés par le courant. La marée de cornes remuait au son des cors, les pieds nus battaient la cadence des tambours. Les démons affichaient un air aussi soumis que leurs esclaves sous l’œil mesquin des démonifées batifolant dans les airs, coiffant les colonnades ou bien nichées parmi les gradins : symboles cruels de l’amour inaccessible. Le cratère d’Ashari respirait par toutes ces milliers de bouches parfumées.

Jilam tâchait de distraire sa peur viscérale en sondant la procession de visages en noir et blanc. Nés de la terre, les démons présentaient tout un panel de peaux allant de la blancheur du sable à la noirceur de l’humus – à l’image de Quo – en passant par les tons bruns, rouges ou gris de la roche. De même, les démonifées – sous la poudre blanche qui leur conférait leur teint exsangue – dépeignaient la ribambelle de facettes du ciel, de l’hiver immaculé aux mornes nuées jusqu’aux ténèbres orageuses.

Nos aventuriers se sentaient plus démunis que jamais, face à ces armées d’yeux auxquels ils étaient livrés, impuissants ; aux langues rouges qui à leur approche pourléchaient les lèvres peintes. Un appétit féroce bouillonnait à la surface de cet amas de désir. Les volutes lourdes de parfums mélangées aux encens et aux vapeurs narcotiques embrouillaient les esprits et barbouillaient les estomacs. Aucun d’eux ne savait par quel chemin penser. Les tambours battaient la chamade à la place de leurs cœurs exilés dans les tréfonds de leurs enveloppes de mollusque.

« Je vais les tuer, tous. Je vais les tuer. » Depuis leur réunion, Reyn ne cessait de marmonner les mêmes paroles. Nul au sein du groupe ne l'avait jamais vue dans un tel état, y compris Tête-de-Pie, avec qui elle partageait pourtant un long passif. Une sombre folie couvait sous la haine froide. « Tête-de-Pie, écoute bien mes mots, sois mon témoin. Je vais les tuer. Tous. Je le jure. Sur tous mes ancêtres. Sur l'âme de mon clan. Je vais tous les tuer. Et puis je me tuerai.

─ Ça va, écrase-toi le scarabée, tu vas tous nous faire tuer, la rabroua la fée-lutin dans un chuchotis.

─ M'en fiche, je les tuerai.

─ Je crois qu'on a saisi l'idée. »

Reyn le perroquet gardait au moins assez de présence d’esprit pour invectiver dans sa barbe. Le brouhaha ambiant achevait d’enterrer ses menaces. « Je vais les tuer. Et une fois morts, je me tuerai. Et aux enfers je les tuerai encore.

─ T'as fini ? Arrête. Reprends-toi sale-sang-de-sangsue. C'est pas le moment de flageoler les guiboles. »

L’elfe se tue... et puis : « Je vais les tuer.

─ Misère ! » lâcha Tête-de-Pie à l’intention du ciel. À cet instant, Jilam vit la lune rouge scintiller, comme si elle lui renvoyait un clin d’œil.

Chacun retenait son souffle, craignant le pire sans savoir si oui ou non ils pataugeaient déjà dedans.

La foule de démons et d’offrandes se serrait comme des larves sur le terreau du grand obélisque. Brusquement, les cors et tambours frémirent puis moururent et la mer de silhouettes s’affaissa d’une seule vague silencieuse. Les démons se prosternèrent et leurs offrandes les imitèrent par réflexe, telles des bêtes dressées. Quo et ses compagnons ne se firent pas prier.

Le profil titanesque du serpent noir sur son obélisque crevait l’horizon tandis que sa gueule s’entêtait à japper un morceau de ciel saignant, n’ayant cure des lézards vautrés sous son ventre.

Nellis, zyeutant discrètement, vit que la queue du monstre reptilien s’enroulait au niveau de sa pointe et, dans le nœud des anneaux, une vision effroyable se dressait. Le Trône des Larmes gelées – Quo l’avait mentionné – attrapait le regard tout en le repoussant, projetant une ombre démentielle tracée par les deux énormes braseros le flanquant ; taillés en forme de dragons vomissant des braises et dont les flammes alimentaient des rangées de colonnes-brandons. Les deux mythes ailés, majestueusement dressés sur leurs pattes arrière, tendaient leurs interminables cous dans l’espoir de s’embrasser malgré leurs attaches de pierre. Leurs langues parvenaient néanmoins à s’enrouler. Et dessous le baiser des dragons était planté le fameux siège : un monument érigé à partir des squelettes de cent races vivantes ou disparues. Les vertèbres d’un jeune géant, un nouveau-né, prince d'autrefois, dérobé à son berceau, servaient de dossier. L’énorme crâne observait son monde au travers d’orbites mangées par le vide, tandis que sa large bouche, figée depuis l’aube du monde dans un sanglot, arborait une dentition de joyaux. Le tableau dans son ensemble évoquait une vieille croûte enrobée d’un dégueulis de mauvais goût. La majesté drapée d’horreur.

La sorcière se figea d’effroi. De la structure dégénérée émanaient – non elle ne rêvait pas – des pleurs étouffés, répétés en écho par le silence de mort. Ne me dites pas que cette chose est vivante ?!

Et vautrée sur cette fantastique laideur : la dame immortelle et intemporelle. Sa Majesté se tenait avachie dans son omnipotence dont elle semblait presque lassée à voir sa mine, vaguement concernée par les milliers d’âmes prostrées à ses pieds dans l’attente de sa divine parole ; qu’elle conservait sans doute par plaisir sadique. Plaisir du moins indiscernable sur ses traits figés d’ennui.

Quelque chose grogna et aboya, recouvrant les pleurs du trône. Au pied de ce dernier, deux créatures se chamaillaient un os énorme, probablement dérobé à quelque espèce mastodonte de ces contrées. Ces choses – si affreuses qu’il était pénible de les regarder – évoquèrent à Nellis des carcasses vivantes de loups mutants. À croire que ces pauvres bêtes étaient passées entre les mains de l'écorcheur : pas un gramme de peau sur la chair à vif. Les mâchoires, disproportionnées par rapport au reste du crâne, faisaient elle-même pâle figure face aux crocs démesurés et recourbés par-dessus et par-dessous les babines.

La Reine esquissa un sourire devant les frasques de ses monstres de compagnie. La volée de perruches lui servant de basse-cour piailla en écho à son rire graveleux, lequel détonnait avec son apparence précieuse.

La chamaillerie des affreux molosses s'acheva quand le fruit de la dispute se brisa en deux. Les deux canidés en charpie s'éloignèrent alors l'un de l'autre, chacun avec un morceau de butin dans la gueule, et se postèrent de part et d'autre de leur maîtresse pour roucher. L’esprit de la Reine s’envola alors au loin comme l’indiquait l’éclat déliquescent de ses grands yeux mauves en amande, brillants comme des améthystes. Ses pensées se mirent à vagabonder dans le ciel carmin, chuchotant aux oreilles de sa lunaire confidente.

Les courtisanes occupaient des coussins dans l’ombre du trône. En les voyant, Nellis songea à un nid de chenilles. La cohorte de ces dames, par-dessus leurs toges de vertu, arborait de cruelles couronnes. Les tissus voluptueux, parfumés de chamarre, les bijoux débordant de matière, la flamboyance des cosmétiques, tous ces artifices se résumaient en un déguisement de carnaval.

La matriarche, ainsi entourée de ses favorites lascives, écrasait de son aura l’assemblée de démons et d’offrandes, tandis que son ombre, projetée jusqu’au ciel, éclipsait les volées de papillons. Ses ailes incommensurables – en soie croirait-on – ainsi repliées, étalaient leur merveilleuse toile aux couleurs vénéneuses tel un champignon dévorant sur le marbre noir. La première chose qui touchait l’esprit était sa posture, dénuée de toute grâce : une jambe repliée sous les fesses, l'autre affalée par-dessus l'accoudoir de son épouvantable siège, dont l’indiscutable inconfort se compensait par un amas de coussins gonflés comme des pâtisseries.

Enfin, Sa Divinité daigna remarquer la cohue prostrée juste sous ses yeux. Nellis s’empressa de détourner le regard. Le temps se suspendit tandis que la grande dame se délectait de l’humiliation volontaire qui lui était servie. Les cornes des démons embrassaient le dallage de mosaïques, leurs splendides soieries labourant la poussière et la suie. Leur flair mythique respirait le parfum des orteils. Les filles du ciel se gaussaient sans gêne des enfants de la terre, aplatis au sol tels des enfants vautrés dans le giron de leur mère. Cette dernière finit par faire signe aux dévots de se redresser sur les genoux.

La matrone, à l’opposé de ses filles, présentait une mise somme-toute relativement simple, dénotant avec la débauche de son entourage. Par-dessous ses ailes de papillon-dragon – qu’elle portait d’ailleurs comme un manteau – Son Ineffable Splendeur arborait une robe d’écailles pourpres dont l’aspect évoquait davantage une armure – un vestige, disait-on, découpé dans le cuir d’un dragon. Ainsi s’affichait-elle comme l’étendard du ciel sur terre, l’éminente émissaire de la lune-reine.

Sa Grâce n’affichait en tout et pour tout que trois bijoux : en premier lieu sa tiare, forgée en bronze et ciselée d’une tête de serpent aux yeux rubis, lui-même coiffé d’une couronne réunissant les trois astres originels : la lune, le soleil et le frère oublié. Autour de son long cou : un collier de diamants, prétendument fabriqué à partir des cendres du dernier phénix, et dont l’éclat dépassait l’entendement. Et sous le pendentif : un disque d’obsidienne, épinglé sur sa poitrine, donnait l’illusion d’un trou béant plongeant droit entre ses deux cœurs. Une graine d’ambre jaune se trouvait incrustée au centre du disque, et à l’intérieur de l’écrin de sève fossilisée : une perle rouge – une goutte du sang versé jadis par le Seigneur d’Antan, que d’aucun nomme le Tyran Suprême ou encore le Dévoreur d’Étoile.

Pour compléter l’apparat, une ceinture de soie carmin décorée de perles d'anémone flattait les hanches royales, à jamais délicates. Quant aux cheveux, sombres, lustrés par les reflets d’un malicieux crépuscule, ils cascadaient en une ample toison, avalant les épaules, les seins et chatouillant l’aine.

Cerise sur l’infâme gâteau : un bel éphèbe, elfe du bois, les lèvres bleues du trompe-la-mort, se tenait assis sur le genou correctement mis, endormi les yeux ouverts ou plutôt figé dans un semi-trépas, conscient mais sans volonté. La créature misérable se laissait béatement tripoter par les doigts insidieux de la démone aux airs de fée. Jilam, à les observer, imagina une vieille tante pomponnant son chien.

Le trône matriarcal continuait de gémir. Les sanglots d’outre-tombe lui glaçaient les sangs. Il crut un moment qu’il était tombé dans un lac gelé. Une poigne ferme et chaude l’attrapa pour l’arracher aux bras des eaux sombres. Surgit le visage implacable de Nellis, barré des deux traits tranchants, au réconfort si familier, de ses épais sourcils. Ces deux là lui avaient toujours évoqué des boulettes de coton. Le démangeait chaque fois l’envie de les caresser. Tentation à laquelle il n’avait jamais cédé, conscient du sort qui serait le sien s’il venait à s’y essayer. La vue seule de ces sourcils suffit à l’apaiser.

Une démonifée toute de noir, des vêtements à sa peau en passant par ses cheveux et son regard, s’échappa de la meute des courtisanes, passa dans l’ombre royale et s’avança au devant des démons pèlerins. Quo reconnut aussitôt Néropodès. Face au silence, elle se posta dans le cercle de vide laissé autour du Trône des Larmes gelées. Après un rapide discours, elle appela le premier fidèle. Un colosse aux cornes lilas se leva et s’approcha du siège royal d’un pas déférant. Ses offrandes le suivirent comme des moutons, l’imitant lorsqu’il se prosterna de nouveau. Après qu’il fut autorisé à se remettre debout, le démon s’élança dans une présentation volubile de chacune des créatures composant son cheptel. Nul besoin de comprendre le langage de la nuit pour saisir le sens de ses paroles. Jilam croyait assister à une vente aux enchères sur le marché. Le colporteur cornu enchaînait les envolées lyriques et les gestes théâtraux afin d’insuffler du prestige à son obédience. Ce géant d’au moins deux mètres n’en était pas moins chétif face à la puissance exhalée par la Reine, toujours vautrée sur son siège. Sa Grandeur Avachie couvait l’orateur d’un œil morne, le second distrait par quelque pensée errante, et ne prêtait guère plus d’un battement d’attention aux présents de chair vivante.

Enfin, le détestable pantomime se conclut… Pour mieux laisser la place à une autre exhibition à peine moins lourdaude et désuète. La cérémonie se poursuivit au rythme redondant de l’ennui : la démonifée en noir appelait les démons qui défilaient devant la Reine avec leurs offrandes avant de regagner le rang, pendant que Son Auguste Sérénité recevait les hommages sans les écouter, lorgnait les offrandes sans les voir.

Quo, toujours prostrée parmi la foule muette, attendait son tour, luttant contre ses appréhensions. La matriarche de Morbani était réputée pour desceller le mensonge, que ce soit sur les visages ou dans la voix. Son art des faux-semblants sera-t-il suffisant pour tromper l’instinct de la chimère ?

Sa curiosité baladeuse tomba alors sur les cornes bleues en faucille d’Alphamas. Le démon ignorait complètement la cérémonie en cours et fixait, avec une certaine véhémence – voire une véhémence certaine – le clan des courtisanes derrière le trône, en particulier l’une d’elles. Aramië, aussi splendide qu’un flocon de mousse, toisait l’assemblée de son impénétrable – et unique – froideur, ignorant, intentionnellement ou non, l’intérêt particulier dont elle était la cible.

Quo reporta son attention sur la Reine ; ou plutôt sur l’elfe trônant sur le genou royal et reconnut la bestiole rebelle traînée par Alphamas à leur arrivée. Lui revint en mémoire sa récente conversation avec son confrère et la confidence que ce dernier lui avait glissée, au sujet du lègue d’une de ses précieuses offrandes à sa belle pour la séduire. C’était là un geste dangereux, car les rites étaient claires et stricts : ces offrandes étaient toutes – sans exception aucune – destinées à Son Infinie Grandeur, laquelle les restituaient ensuite à l’occasion des onze banquets du festival. De toute évidence, la rusée Aramië s’était empressée de faire cadeau du présent de son soupirant à sa maîtresse. Sans doute dans l’espoir de regagner ses faveurs au détriment de l’arriviste Néropodès… qui d’ailleurs la désignait elle, Quo, de sa sombre griffe.

Prise de cours, la démone mit un souffle de trop à réagir. Elle s’empressa de se lever sans paraître non plus trop pressée et tout en tâchant de se composer une mine parfaite. Ses compagnons-offrandes la suivirent en imitant ses pas tels les adorables petits trompe-la-mort qu’ils incarnaient. La démone confia un sourire aimable à Néropodès qui se garda de lui rendre. C’est alors qu’elle perçut un infime mouvement du côté du trône. Avait-elle rêvée ? La Reine n’avait pas changé de posture et conservait son indolence. Pourtant Quo aurait jurée... La présence souveraine la happa, altérant l’air comme à l’orée d’un orage. Mais au lieu de moite chaleur, ses poumons se flétrirent sous l’effet du gel. Quo tomba à genoux, mue par un réflexe, puis planta ses cornes en terre. Son ombre ridicule tracée sur le dallage de mosaïques faisait aussi pâle figure qu’une aurore timide face aux ténèbres. Les autres dans son dos imitèrent sa prostration. La démone pouvait sentir tout le poids du regard de la Reine sur sa nuque pliée. Le pouvoir qu’elle dégageait insufflait à lui seul les effets modérés du trompe-la-mort. Quo trouva ses sens engourdis. Elle se remémorait ses autres festivals, ce mauvais moment qu’il fallait chaque fois se coltiner avant de pouvoir profiter pleinement. L’habitude ne l’avait jamais accoutumée : cette sensation d’être réduite en chair à pantins, en glaise prête à modeler, soumise aux caprices d’une gamine plurimillénaire.

Celle-qui-détient-les-secrets, l’Ombre-de-toutes-les-ombres, tels étaient les titres que cette fière dame aux airs enfantins se donnait. Et de fait, entre ses doigts, fins mais durs comme le diamant, elle tenait les fils de leurs existences à tous : la sienne, celles de ses compagnons, comme des démons, démonifées et autres créatures réunies dans la gueule du volcan. Les Puissances Sombre lui accordaient le statut de divinité. Elle était la nuit personnifiée qui murmurait à la lune. Le ciel s’étendait sous les traits de son empire, les étoiles défilaient en légions sous sa bannière. Sa tyrannie insufflait la terreur du trépas aux cœurs immortels qui la vénéraient, ces esclaves qu’elle nommait « sœurs » et « enfants » et qui se vantaient de leurs chaînes. Son pouvoir divin n’était pas d’insuffler la Vie, non, mais au contraire de l’enfermer. Elle seule commandait à la Mort qu’elle avait jadis exilée. Les Tréfonds ne répondaient qu’à sa voix et ses serments ne s’adressaient qu’aux Tréfonds. Son nom faisait frémir la moindre langue qui le prononçait, la moindre oreille qui le cueillait. Même chuchoté il suffisait à glacer les cœurs d’effroi.

Morbani

Car elle n’était autre que le royaume sur lequel elle régnait, son âme, son enveloppe, et ce royaume était elle, son propre sang. Ils ne faisaient qu’un. À l’image d’un démon cultivant son jardin, elle plantait et arrachait les fleurs comme les mauvaises herbes selon son bon plaisir, ô combien changeant !

Morbani !

En ce lieu elle possédait tout, les choses inertes comme les choses vivantes. Tout était sien. Elle était tout. MORBANI !

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