67. Renifler la botte du destin

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Il n’est pire pouvoir au monde que celui qui a pleine conscience de sa nature. Ainsi naquit celle qui fut appelée par la suite à gouverner les démonifées. Déesse parmi les immortels, elle fut témoin du passé avant les origines. Les milliers d’existences qu’elle avait traversées et contenues dans sa mémoire se reflétaient à la surface de ses yeux d’améthystes, aussi profonds que la nuit absolue. Sa peau revêtait l’éclat sanguinaire de la lune dont son esprit et sa personne étaient le parfait écho sur terre. Chaque trait de son être invoquait la puissance incomparable qu’elle détenait. Son essence était celle de l’infini indomptable, de ce qui toujours fut et toujours sera ; l’immuable fixé dans un squelette, puis drapé de chair et de peau.

Vies et morts réunies, réduites en goutte dans le creux d’une main, songea Nellis, incapable de détacher son regard de l’engeance vautrée sur son trône d’ossements. L’intérêt distrait de la créature passa sur elle avant de se planter dans Quo. La démone et ses « offrandes » demeuraient sagement en prostration, le front collé à la scorie froide.

Un claquement de langue retentit en imitant le son du fouet, frappant le silence d’échos cinglants. La musique et les chants s’étaient depuis longtemps tus, de même que les rumeurs des conversations.

« Redresse-toi, enfant de la terre. Embrasse le ciel. » La voix de Celle-qui-détient-les-secrets était aussi rauque et vibrante que l’orage qui gronde et plus aiguisée encore que la griffe d’un démon.

Quo se redressa mais demeura à genoux ; ses compagnons l’imitèrent. La Reine n’avait cependant que faire d’eux, et seule la démone semblait réelle à ses yeux. « Quo ? » Son nom prononcé par cette voix arracha de terribles frissons à la susnommée. « C’est donc toi ? Nous ne t’avions pas reconnu. »

Quo s’inclina de plus belle. « Sérénissime ! quelle joie immense d’avoir à nouveau la chance de poser sur Votre divine personne mon humble regard de mendiante. Je viens quémander Vos faveurs et celle de Votre Sœur-aux-mille-visages. Béni soit Son sang sacré par cette nuit entre toutes triomphante.

─ Mmmh béni soit-il, oui », marmonna la Reine avant de se murer dans un mutisme songeur. D’un geste distrait, elle indiqua à Quo de se relever et d’entamer son hommage. La démone récita les paroles consacrées, puis présenta une à une ses offrandes – bien peu nombreuses, il fallait le souligner, eu égard aux autres démons.

« Deux elfes du bois, à l’écorce rêche mais à la sève moelleuse. Celle-là est une chamane. Elle porte en elle le goût des esprits. Et en parlant d’esprit, en voilà un qui va vous ravir. Une teigne que cette créature. » Elle désigna Reyn. « Le feu brûle en elle. À se demander par quel miracle ne s’est-elle pas déjà consumée. L’ombre du bois l’a également vu naître mais c’est une âme du désert. Sa chair sablée croque sous la dent. À ne pas mettre entre toutes les bouches. Mieux vaut se garder ce met pour le dernier banquet, à mijoter longuement dans les épices. Ah ! et voici une bonne chair que nos papilles n’ont pas l’habitude de savourer. Une bâtarde au sang de fée raffermi d’un zest de lutin. Rare mélange s’il en est. On se demande bien quelle texture ça donne une fois grillé. Mais je conseillerai plutôt de fines lamelles de viande crue, taillées dans le gras et marinées avec des herbes. » Plusieurs rires s’échappèrent de l’assemblée. Les saillis de Quo faisaient mouche. La Reine elle-même esquissa un rictus en coin.

« Enfin, clou de ma modeste prise, rien de moins qu’un humain. Un vrai de vrai. Touchez donc si vous n’y croyez pas. » Et la démone pinça la joue de Jilam. « Sa couenne sur le feu crépite. Attendez un peu et vous le verrez décrépiter. Patientez encore et vous aurez des cendres pour assaisonner les filets d’hydre.

─ Ainsi donc, Quo, tu t’es aventurée dans un des bourbiers infects où copule cette vermine ? » C’était Aramië qui venait de l’interrompre.

« Oh non pas ! s’offusqua l’interpelée. Quelle horreur ! Imaginer une pareille chose. Je me respecte un tant soit peu. Pas comme d’autres. Béni soit les encens de masquer les senteurs de certains de nos amis. » Au regard provocateur qu’elle adressa à la foule répondirent des sifflements teintés d’ironie. La démone poursuivit sa harangue, l’angoisse effacée de ses traits. Sa gestuelle évoquait une danse. La scène lui appartenait. « Les humains sont des créatures biberonnées à la trouille. Mais il arrive que leur idiotie surpasse leur lâcheté. C’est le cas pour ce pauvret, rejeton de son espèce. Exclu du troupeau, il a trouvé refuge dans mon bois. Il campait au pied d’un marronnier quand je l’ai cueilli. Pas un seul instant il n’a songé à décamper. Mais quand je l’ai attrapé, il s’est débattu. Oh oui ! Et il couinait. Ça aussi. » Pour enrichir son récit, la démone borgne mimait une bête pataude poussant des cris aigus et plaintifs.

Les rires fusèrent de nouveau. « À se demander comment des verrues pareilles pullulent autant de nos nuits ! s’exclama quelqu’un dans le public.

─ Ça coïte comme des lutins, voilà pourquoi, gar-fach ! lança un autre anonyme.

─ Et ça s’arrête que quand le cœur lâche ! ajouta une voix criarde.

─ Paraît même que ça continue une fois en terre ! lui rétorqua un timbre grave.

─ Avec qu’un palpitant tu m’étonnes que ça tombe comme des mouches ! »

La joie contagieuse emplit bientôt l’arène. La Reine esquissa un autre rictus en coin. Elle se frotta la jambe juchée sur son accoudoir puis changea de position, rabattant le mollet sous ses fesses et faisant rebondir son mignon sur son genou avant de l’attirer dans son giron. L’elfe ne cilla pas d’un poil.

Le brouhaha ponctué de rires s’éternisa. Morbani n’avait pas congédié Quo, contrainte de demeurer sans texte au milieu de la scène qui désormais l’oppressait. Elle montrait ainsi qu’elle tenait le temps en liche.

La démone borgne jeta un œil discret vers Néropodès qui les observait, ses compagnons et elle, d’un air détaché qu’elle jaugea faux. Son regard abritait la nuit pure, fourmillante de secrets que Quo aurait adoré percer à jour.

Elle revint vers la Reine, distraite à câliner son mignon. Ses mains et ses bras nus, peints de motifs tirés des arcanes démoniques, caressaient et enlaçaient le corps chétif avec la délicatesse d’une mère envers son enfant, ou d’un enfant envers sa peluche fétiche. Ses griffes étaient vernies de rouge comme si le sang les tâchait déjà. Ses lèvres se posèrent sur le cou de l’elfe inerte et l’embrassèrent, longuement, semant un suçon.

La démone réprima un haut-le-cœur alors que ses deux âmes scindées bataillaient l’une contre l’autre. Jouer avec la nourriture lui avait toujours paru une pratique rebutante, puérile et profondément immorale. Mais le problème n’était pas seulement ça, elle le savait, au fond d’elle. Elle avait changé. Et pas uniquement de corps. Autant par volonté que par instinct, son esprit avait lui aussi connu une transformation. Difficile, en effet, d’apprécier la bonne chair quand on la côtoie au quotidien, que l’on converse avec elle, que l’on mange en sa compagnie, que l’on se partage nos vies, que l’on échange nos pensées et rêves. Vivre avec Luc et ses parents avaient remodelé sa vision, et à travers elle sa personnalité. Son vieil esprit, taillé par les âges, autrefois robuste comme le fer, s’était changé en argile sous les doigts d’une semence d’humain, un pauvre gamin, plus jeune qu’un souffle de vie.

Au pied du trône, les molosses infernaux ronflaient parmi les esquilles de leur festin. Les cœurs de la démone pulsaient au rythme du sommeil. La Reine, un mince sourire en fossettes, la fixait tout en observant l’au-delà, les pensées vagabondes. Dans sa main droite reposait le temps ficelé et, dans l’autre, chacun des cœurs présents. Cœurs qu’elle pouvait presser ou broyer selon sa convenance, ou même sur une simple envie passagère. Nul ne remettrait en question sa décision. Mieux, on l’applaudirait.

Morbani leva le poing et le silence s’abattit, toute trace de joie balayée de l’assemblée. Les visages muets se rivèrent tous sur sa silhouette avachie dans l’attente de sa parole… qui ne vint pas. Par son mutisme prolongé, Morbani rappelait aux démonidés réunis autour d’elle que seule sa personne comptait, que sa fantaisie faisait corps avec la réalité, que sa volonté était celle de tous, que sa voix seule pouvait rompre le silence naturel du monde, que les autres sons n’étaient que les échos de sa bouche. Lumière dans les ténèbres, elle était aussi ces mêmes ténèbres qui dévorent la lumière. À la fois le tout et le rien. Son existence écrasait les paradoxes. L’entendement même constituait son pouvoir.

Alors elle se mit à rire. Et son rire s’abattit sur les têtes comme une froide averse. Le silence se brisa avant de s’agenouiller auprès de Quo, qui demeurait immobile, figée dans l’expectative.

« Allons, quel est donc ce boucan que j’entends ? Sont-ce tes cœurs, Quo ma chère ? » l’interrogea la Reine.

Quo répondit avec calme sans se hâter ni trop attendre. Avec elle, il fallait doser. « Mon bonheur est si grand de vous contempler que je tressaille, Magnificence.

─ Tant de nuits écoulées depuis que nous nous sommes vues pour la dernière fois, et pourtant c’est comme si Nous t’avions rencontrée hier. Quel est donc cet affront que tu nous fais, Quo, très chère Quo ?

─ Plaît-il, Majesté ?

─ Voyons pourquoi ne Nous regardes-tu que d’un œil ? »

La démone tressaillit puis ravala la moquerie. « Ce n’est rien qu’un œil, Ombre-des-ombres. Qu’importe qu’ils soient deux ou mille, ils ne seront jamais assez pour admirer à sa juste valeur Votre incommensurable beauté. »

La Reine s’agita sur son trône, pressant son mignon contre son sein tout en serrant ses doigts effilés autour du cou menu marqué de son suçon. « Oh Nous apprécions les bons flatteurs. Ils sont si rares de nos jours. La plupart s’imaginent qu’il suffit d’assez d’imagination pour complimenter à volonté. Mais la vérité c’est que la flatterie en l’air ne vaut rien. Ce n’est rien que de la flagornerie. La flatterie, la vraie, digne de ce nom, doit d’abord répondre à un reproche. Sinon, à quoi sert-elle ? Nous te le demandons Quo ?

─ À guigner les reproches, Madame. »

La réponse amusa l’Ombre-des-ombres. La démone s’octroya un soulagement. Elle avait réussi cette épreuve. Du moins le pensait-elle.

À combien de scènes de ce genre avait-elle assisté par le passé ? Un démon rendant son hommage, persuadé d’avoir plu à Sa Grandeur, et qui, sans en connaître la raison – et si raison il y a – se voit soudain livré à la Gueule d’Abîme. Les caprices royaux étaient aussi légendaires que le conte du Roi de Jadis.

Nellis, les pensées en ébullition sous leur chape de plombs, songeait que Nazukahi et Morbani se ressemblaient, en cela qu’elles maîtrisaient l’art complexe du sadisme. Faire souffrir était une chose, mais prolonger la souffrance et la rendre distractive était tout autre. Aussi, la démonifée et la vampire portaient deux visages en un : la gentillesse et la cruauté, subtilement confondus. Comme des masques que l’on intervertit. Un sourire tel que celui qu’elle offrait à Quo pouvait aussi bien traduire l’affection que le mépris sans qu’aucun détail extérieur, même menu, ne puisse les différencier. Essayer de lire l’expression de Celle-qui-détient-les-secrets équivalait à vouloir déchiffrer la nature des étoiles en plein jour.

J’ai tué et je suis morte ici. Le souvenir brûlant du métal sous sa peau, l’odeur de chair calcinée, le baiser du feu, le rire de l’enfer.

La sorcière chassa les souvenirs d’un revers de tête. Le goût amer en bouche lui resta. Elle devait réfréner ses larmes qui cherchaient à couler sous l’effet de l’oppressant ragoût d’odeurs.

Son instinct s’éveilla. Quelque chose clochait. Pourquoi étaient-ils encore là ? La Reine n’avait toujours pas renvoyé Quo. Au lieu de quoi, elle dévisageait la démone comme quelqu’un cherchant à se rappeler un vieux souvenir enfoui, son index tapotant inconsciemment l’accoudoir en fémurs antiques. Que cherchait-elle enfin ? Nellis eut un mauvais pressentiment. Elle réfréna l’envie d’échanger un regard avec les autres. Trop d’yeux étaient posés sur eux pour s’y risquer.

La Reine claqua des doigts. Nouveau coup de fouet. La sorcière sursauta. La démonifée en noir se glissa vivement près du trône, s’assit sur l’accoudoir, une rotule entre les fesses, et commença à masser la nuque de sa maîtresse. Les coussins ne suffisaient visiblement pas à soigner l’inconfort du dossier en vertèbres. Tout en s’abandonnant aux doigts de sa servante, la matriarche, de son côté, palpait la couenne de l’elfe amorphe. La scène eut pu être comique si la tension n’eut été aussi palpable.

« Un bien bel hommage que tu Nous as rendu, Quo, déclara enfin Sa Majesté. Des mots simples roulés dans une langue de velours. Tu es faîte pour réciter de la poésie. Pour sûr, tu séduiras tous les cœurs du festival en deux clignements de cils. Mes filles accourront pour flatter tes désirs.

─ Sérénissime. Mes excuses. Je crains fort ne pas avoir assez d’imagination pour inventer autant de reproches. »

La foule de cornes et l’essaim d’ailes s’amusèrent en écho aux ricanements royaux provoqués par les bons mots de Quo. La démone se félicita d’avoir bravé un autre obstacle. Son visage rayonnant, rougi par la lune, cachait cependant l’horrible crainte qui montait en elle. S’attirer les faveurs de Morbani était bien la dernière chose qu’elle aurait souhaité. L’ignorance valait mieux que ses attentions. S’il s’attardait, tôt ou tard l’œil de la nuit finirait par rompre le charme et dévoiler la vérité. Quo, vigilance ou non, commettrait à un moment ou l’autre un impair. Mais comment se détacher de l’intérêt de l’Absolu tout en esquivant de blesser son incommensurable orgueil ?

La situation lui échappait. Le courant l’emportait malgré elle et elle ne trouvait rien à faire, ni à dire pour le contrer sans risquer la noyade. Et Reyn qui peut exploser à tout moment. Foutre de foutrac de foutruche !

La Reine se pencha, collant sa joue à celle de son mignon, sans quitter la démone des yeux, lesquels brillaient d’un désir secret. « Tes offrandes me plaisent, Quo. La curiosité vaut souvent mieux que la quantité. Ici, à Morbani, nous sommes de fins gourmets, pas des ogres ni des ventres-à-terre. » Sa main balaya la cohue de démons. « Nos papilles goûtent la saveur du ciel et nous nous parfumons aux étoiles.

─ Joliment dit, Madame », complimenta Néropodès à l’oreille de sa maîtresse.

Sa Grâce fit mine de rien tout en poursuivant : « Démone de mes cœurs. Amie bien-aimée. Sois mon invitée de marque pour ce festival. Je prends tes offrandes avec joie. Nous les dégusterons ensemble. Qu’en dis-tu ? »

La question n’en était certainement pas une. Qui pouvait refuser le désir de l’Ombre-des-ombres, Celle-qui-détient-les secrets, qui presse la Vie entre ses mains et qui a exilé la Mort ?

Quo, les genoux toujours plantés en terre, s’inclina bas du chef. « C’est un grand honneur que Vous me faîtes, Sérénissime ; et que j’accepte avec joie. En espérant que ma présence ne Vous embarrasse pas. »

Des rides s’agitèrent à la surface du visage pourpre. La respiration de Quo se figea.

« Nul embarras ne saurait Nous être infligée, sache-le, gronda Morbani. Nous ne sommes pas de ceux qui peuvent en être affligée. La honte ne blesse que les autres. Ceux qui ne vivent pas dans Notre ombre et qui sont soumis au destin cruel. Retiens cela, bonne amie.

─ Je tâcherai… Non, je ne l’oublierai jamais, Ô Grandeur ! » Les doigts de la démone relâchèrent légèrement leur pression sur ses entrailles. Par chance, le niveau de susceptibilité de Sa Majesté semblait, toute chose gardée, plutôt bas… Dieux et esprits, faîtes qu’il le reste !

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