68. Mille et une nuits
L’interminable séance d’hommages achevée, les offrandes furent reconduites dans le ventre d’Ashari. Jilam n’osait imaginer ce qui les attendait. Il n’avait pas eu l’occasion d’apercevoir la trogne de Motus parmi la cohorte de figures aux lanternes éteintes.
Le temps, au sein de l’arène, avait repris son cours cruel. Le chaos du festival s’ébrouait de plus belle. La gueule de Morbani rougeoyait des milliers de foyers dont les langues crépitantes faisaient danser les ombres qui à leur tour animaient les corps. Les tambours solennels s’étaient tus. La grande esplanade vibrait des chœurs démonidés et des mélopées nocturnes envoûtées par mille instruments. La liqueur coulait à flots comme le sang durant la bataille. Le triomphe des cors s’enfonçait dans la terre qui en réponse grondait et tremblait. Les artères du Seratusor se gonflaient d’un sang nouveau.
Quo et ses « offrandes » tournèrent le dos à cette frénésie pour suivre la cohorte royale en direction du palais. Néropodès les guida à travers les passages souterrains pendant que Morbani et ses favorites empruntaient le chemin des airs. La démone tenta plusieurs fois d’entamer la discussion sans y parvenir. La dame de nuit ne répondait jamais à plus de deux de ses questions et n’en posait pas en retour. Envolée la verbe dont elle avait fait montre à l’occasion de leur rencontre. Le mystère dont elle se drapait demeurait entier.
Une chaleur démentielle les cueillit à leur entrée dans le grand hall, palier des appartements royaux. Quo se rappela ses visites passées. Seule la reine et ses dames avaient loisir de convier des invités dans ce qui constituait un sanctuaire au cœur du royaume sanctifié des démonifées. Le domaine privé de Sa Majesté au sein du palais dessinait un labyrinthe à l’intérieur d’un dédale. Le vestibule gargantuesque s’élevait à des hauteurs démentes. Des dômes du plafond, l’œil ne captait que de minuscules gouttes brillantes. Une multitude de niches disséminées sur une flopée d’étages s’ouvraient sur autant de galeries, de salons, salles de bain, auditoriums, chambres et autres cabinets privés.
La chaleur suffocante qui les faisait tous suer à grosses gouttes émanait des centaines de braseros aménagés le long des arcades murales ainsi que des énormes lustres en bronze, lesquels vomissaient des étincelles qui retombaient ensuite en flocons sur les mosaïques du dallage. Les créatures et scènes dépeintes, aux écailles minutieusement ciselées et enchâssées, gigotaient sous les pieds, animées par l’éclat des sources innombrables de lumière. Les figures grimaçaient de se faire ainsi piétiner et avaient tout l’air de vouloir s’extraire de leur chape de pierre. Mal à l’aise, Jilam préféra lever les yeux vers les voûtes lointaines.
Un réseau d’escaliers en colimaçon, dissimulés à l’intérieur des façades, permettait aux démons et fées-servantes d’accéder aux centaines de pièces que comptaient les appartements de Morbani. Un lassis inextricable d’escaliers en colimaçon, dissimulés dans la charpente, reliait les tréfonds aux cimes et permettait aux piétons, démons et fées-servantes, d’accéder aux centaines de pièces de la demeure royale. Des milliers de milliers de marches à ne plus savoir compter, taillées dans la couenne du Seratusor. Ashari s’étendait sur des lieues entières, loin au-dessus de leurs têtes et plus profond encore sous leurs pieds. Son gosier fouraillait les entrailles du volcan pendant que son crâne bronzait au clair de lune. L’architecture reflétait la folie des démonifées autant que leur talent grandiose à insuffler leur imaginaire morbide et grandiloquent à la matière. Du grès le plus friable au marbre le plus solide, aucune roche ne résistait à leurs doigts de fée, tandis que leur génialissime démence engendrait les pires horreurs comme les plus sublimes splendeurs.
Ici, le parfum des cendres chassait celui de l’encens. L’air était si sec qu’il flétrissait les poumons. Jilam chassa discrètement un flocon de braise tombée sur sa manche. Une voix intérieure lui intimait de fuir. Grande peine c’était de résister à la tentation. Il s’en fallait de peu que ses jambes détalent de leur propre chef. Tandis qu’ils grimpaient les escaliers, les essaims de statues, depuis leurs niches, les scrutaient de leurs yeux de gemme quasi vivants : démons d’onyx, démonifées en quartz et autres créatures inconnues du bois ou genre humain, tirées des méandres d’une imagination maladive.
Leur sombre guide fusionnait avec la moindre ombre passante, disparaissant parfois aux rétines humaines. Ses pâles ailes diaphanes revêtaient la lumière vibrante des brandons tandis que sa robe et sa peau aspiraient cette même lumière jusqu’à la lie. La nuit ailée de feu, ainsi apparaissait-elle aux yeux égarés.
Tant de merveilles et d’horreurs défilaient devant eux qu’il s’en fallait de peu pour que nos aventuriers en oublient la raison de leur présence en ce lieu. La puissance qui gouvernait ce pays honni des mémoires œuvrait à saper leur raison en commençant par leur volonté. Ainsi la corruption respirait par tous les pores de la pierre savamment sculptée.
« Je vous laisse ici. Attendez-moi. » Néropodès les quitta sur ces mots, les abandonnant au beau milieu d’une galerie où obscurité et lumière jouaient à merveille de concert, embellissant les fresques murales dont le temps n’avait su corroder les couleurs. Le dessin des ombres s’imbriquait dans le décor et endossait le rôle des personnages au milieu de paysages enchantés et chamarrés. Jilam était ébahi devant le résultat, beau à s’en damner ; tant qu’il en oublia quelque peu sa trouille.
La troupe profita de ce moment de répit pour s’alléger du poids de leurs masques de comédie – à l’exception de Nellis, dont le masque était le visage – et, une fois assurée qu’aucune oreille ne traînait dans la pénombre, rompit le silence qui les oppressait depuis tant et tant de nuits.
« Ça va tout le monde ? s’enquit Quo dans un murmure à peine audible, néanmoins prudente face à l’apparente surdité des ténèbres.
─ Oh, comme des trolls en sauce ! » répondit Tête-de-Pie, forçant la gaieté.
Coupant court à toute effusion, Nellis interpela la démone : « Des nouvelles de notre proie ? »
La démone lui sourit. « La gnôle de gnome fait des merveilles. J’ai glané assez d’histoires pour sculpter une forêt d’obélisques ; la plupart sans intérêt j’en ai peur. Mais certaines valent leur pesant de diamant. Toutes les bouches ne font que parler de la mystérieuse invitée de Sa Majesté et des changements qui, depuis son arrivée, se sont opérés chez Sa Magnificence. Récemment Sa Grâce fuit la foule et a la fâcheuse tendance d’évincer ses courtisanes. Concernant Nazukahi, personne ne l’a aperçue depuis des lustres. Elle se cache et seule Sa Sérénité la côtoie. On la décrit comme une ombre, un fantôme qui hante Morbani. Les rumeurs fusent et infusent en quantité. Difficile de trier les fantasmes du plausible. Mais tout le monde s’accorde sur une chose : elle est toujours ici, quelque part. Mon nez me le confirme. Son odeur se diffuse partout. Impossible de remonter à sa source. C’est à se damner.
─ En résumé, on chasse de la brume, grommela la sorcière.
─ Et comment on attrape la brume au juste ? questionna Tête-de-Pie en se grattant l’oreille.
─ On souffle dessus pardi ! répliqua la démone, toujours souriante, avant d’interroger Nellis à propos de Mú et de Mousse-qui-pique.
─ Rien non plus de leur côté. Sinon ils ont eu une sacrée frousse grâce à notre amie. » La sorcière désigna la direction par laquelle s’était éclipsée la dame de nuit.
Quo partagea ses soupçons à l’égard de Néropodès ; soupçons soutenus par Nellis. Ils en conclurent que la mystérieuse intrigante constituait leur seule piste à creuser et, qu’avec un coup de pouce de la Fée Chance, elle les conduirait à Nazukahi, ou du moins vers un autre indice.
Hormis la sorcière, la démone et la fée-lutin, les trois autres conservaient jalousement leurs langues. Reyn avait cessé de marmonner ses incantations meurtrières mais nul doute, à voir sa trogne figée d’amanite et son regard plongé dans le vide, qu’elle les ressassait en dedans. Écoutait-elle seulement ce qui se disait ?
Quant à Jilam et Silène, seule la pétoche leur ligotait la gorge. Nellis posa une main délicate sur le bras de son mari et l’interrogea d’un regard sourcillant de fermeté. Il la rassura d’un hochement de tête. Ne pas flancher, se tança-t-il pour la millième fois.
« Bise-bise ! on va crever dans ce trou ! se lamenta Tête-de-Pie, non sans un accent sarcastique. D’ailleurs Quo-Quo, qu’est-ce que tu leur as dit à ces faces-de-miel pour qu’ils se marrent tous comme des gnomes ? T’as bien dû te foutre de nous tiens ! »
Les joues de la démone verdirent légèrement à la lueur des braises. « Je m’efforce de mettre toute la fortune de notre côté. Je ne peux rester dans mon coin à attendre que les friandises me tombent gentiment dans les mains. Il était essentiel que j’attirer les regards pour que les langues se délient.
─ Ça, on peut dire que ça a marché ! s’exclama la fée-lutin. Nous voilà empêtrés dans un sacré lierre.
─ Pardonnez-moi, j’aurais dû faire montre de plus de prudence. » Son masque tombé, l’audacieuse comédienne semblait véritablement harassée, à deux doigts du désemparement.
« Non au contraire, rétorqua Nellis, on est là exactement où on doit être. Si Nazukahi se cache quelque part, c’est forcément ici. Là où personne ne va jamais. J’en mettrais mes sourcils au feu. »
Et Tête-de-Pie de répliquer : « Garde-les pour le moment. J’ai suffisamment vue d’horreurs aujourd’hui pout toute une vie. »
Nellis demeura évidemment de marbre devant la plaisanterie ; Reyn n’avait rien suivi ; Quo pouffa ; et même Jilam s’octroya un rictus. Silène, elle, brisa son mutisme pour sermonner : « Chut, on va se faire griller comme des grillons si on continue de jacasser !
─ Oh ça je ne crois pas, ricana Quo. Je pense que personne ne viendra nous chercher de sitôt.
─ Hein ?
─ Vous n’avez toujours pas saisi ? Nous sommes la récréation du moment. J’ai tapé dans l’œil de Sa Splendeur, et elle compte bien me faire sauter sur ses genoux comme le pauvre elfe qu’elle se trimballe. Elle ne me lâchera pas tant que qu’elle ne sera pas lassée. Et mieux vaut pour ma trogne qu’elle se lasse le plus tard possible.
─ Et nous dans tout ça ? On se fait gentiment grailler ? s’enquit la fée-lutin, cette fois sans trace de sarcasme dans la voix.
─ Non, vous continuerez de jouer les expositions, au moins jusqu’au prochain banquet.
─ Qui se tient quand ? questionna Nellis.
─ À la première décrépitude.
─ C’est-à-dire ? »
Quo se gratta le menton. « Hum, je dirais… une moitié de nuit du bois.
─ FOUTAISES ! s’emporta brutalement Jilam, faisant tressaillir chacun au passage, y compris Reyn, et jusqu’aux ombres des fresques.
─ Crie pas bougredieu ! » le rabroua son épouse.
Ils patientèrent, circonspects. Ouf ! Les ténèbres étaient bel et bien sourdes.
Quo se leva avant d’épousseter sa belle tenue, recala correctement le turban sur son crâne de sorte qu’il cache bien son œil manquant et s’adressa à la troupe : « Bon, que la partie de cache-cache commence ! Qui m’aime me suive ! » Ses compagnons, rajustant leurs costumes d’offrandes, lui emboîtèrent le pas.
Leur errance ne croisa aucune âme, bonne ou mauvaise, pour leur indiquer le chemin. Les démonifées s’étaient toutes envolées avant, semblait-il, de muter en fumée d’encens. À croire qu’elles n’avaient été que les fantômes d’un rêve, ou bien les reflets des mosaïques. Ils tombèrent bien sur une fée-servante à un moment mais, Quo eut beau l’interroger, la pauvrette ne prononça pas un son, ni ne prit la peine d’indiquer du doigt une quelconque direction – à croire qu’elle ne comprenait pas ce qu’on lui voulait – et la démone, exaspérée, se résolut à la renvoyer. Il y avait quelque chose d’effrayant à voir Quo sur les nerfs.
Je jurerais qu’on est déjà passé par ce corridor. Et pas qu’une foi ! Cette démone couvée par deux satyres et son regard lubrique, elle me dit un truc. Je crois que je la reconnais. Elle m’a tout l’air de se foutre de nous depuis sa fresque. Nellis se gardait néanmoins de formuler ses pensées. Les lieux avaient beau paraître abandonnés, rien ne prouvait que des oreilles ne traînassent ça et là dans quelque recoin.
S’aiguiller dans ce labyrinthe était d’autant plus ardu que les accès aux escaliers n’étaient pas simples à dénicher. Un esprit tordu n’aurait pu concevoir pire casse-tête. Nellis sentait la présence de Mú gambadant sous ses pieds, plusieurs étages en contrebas. En employant leur mémoire commune, elle s’essaya à créer un plan mental, à minima rudimentaire, des lieux en se basant sur les informations récoltées par son totem de mustélidé au fil de leurs explorations avec Mousse. Hélas, la frustration la poussa rapidement à abandonner. Force était d’admettre que l’architecture de cet endroit ne répondait à aucun schéma logique.
La situation nous échappe, s’alarma-t-elle. Non, du calme. Tout ceci était prévisible. Aucun plan, aussi grandiose fût-il – et loin de l’être était le leur –, ne résiste à sa mise en œuvre. L’imaginaire ploie face aux aléas du réel. Cette invitation royale leur offrait une aubaine autant qu’elle les mettait dans une sacrée panade. Nellis ignorait tout du pouvoir de Morbani. Qu’elle puisse contrer la matriarche des démonifées, elle n’en doutait pas un seul instant. Mais ladite matrone évoluait sur son terrain de jeu, au cœur même de son empire secret. En prime la lune de sang signait son apogée. Lui tenir tête était une chose, la vaincre une toute autre. Et quand bien même, il restait toujours Nazukahi. Où es-tu démon ? Montre-toi !
Certaines pièces et couloirs qu’ils traversaient se couronnaient d’un dôme de nuit débordant d’étoiles. À croire que les démonifées avaient dérobé des constellations au véritable ciel pour embellir leur demeure. Leur art grandiose et subtil jouait brillamment avec la lumière, la sculptait comme s’il s’agissait de matière. Ainsi certains lieux du palais baignaient dans un éclat ahurissant, quasi liquide, alors qu’en d’autres pas même un filet de lueur ne s’immisçait au sein des ténèbres parfaites. Un savant enchevêtrement d’arcades et d’angles abscons généraient ces bulles de pure noirceur. Un instant, vous pouviez marcher en plein soleil, la face cramée par les braseros suspendus, les mains en parasol devant les yeux, la figure aspergée d’étincelles, quand soudain une nuit vierge de lune et d’étoiles vous happait sans prévenir. L’esprit s’éveillait alors en sursaut, persuadé d’être mort, et une vive énergie faisait bouillir le sang dans les veines. Sueurs froides, cœur palpitant à s’en fêler les côtes. À chaque transition, nos aventuriers revivaient certaines bribes de leur long périple, ces instants où la mort était venue pour les embrasser et s’était détournée juste avant l’ultime soupir.
Nellis enrageait. Voici la quatrième reprise qu’ils traversaient le corridor à la fresque des satyres et de la démone railleuse. De vilains rires caquetants s’échappèrent du plafond de nuit. Levant les yeux, la troupe vit, nichées sur des perchoirs invisibles, une volée de démonifées hilares les scrutant d’un œil hautain. Leurs ailes miroitaient à l’unisson avec les constellations incrustées dans la ténébreuse charpente.
La sorcière se souvint d’une fois où elle avait chassé à la sarbacane avec le Chasseur. Un matin avant l’aube, elle s’était éclipsée pendant que Jilam ronflait comme une souche. C’était la saison des grues-fantôme. Il suffisait d’éternuer près d’un étang pour que six spécimens surgissent des roseaux. Ne restait qu’à se tenir prêt, le souffle aux aguets, la sarbacane entre les doigts, chargée de son dard paralysant. Son maniement nécessitait des poumons solides, mais Nellis était douée, elle en avait eu trois à la suite ce matin-là. Pourtant ces volatiles filaient à la vitesse du vent et semaient autour d’eux des illusions de brume pour distraire les prédateurs. Cependant la sorcière savait sans mal discerner les illusions… Du moins le croyait-elle alors.
Corne de démon ! Qu’elle aurait aimé avoir une sarbacane en cet instant, histoire de tirer à la grue sur ces pies cancaneuses. Paf ! paf ! fffuit ! et un beau plongeon dans les braseros. Une démonifée à la broche ! Qui en veut ?
Depuis qu’ils avaient posé le pied dans ce royaume de non-retour baptisé Morbani, le moindre instant la confrontait à son impuissance. Impuissance d’autant plus douloureuse qu’elle devait constamment lutter pour réprimer l’afflux sans fin de ce pouvoir qui était sien et dont elle avait hérité malgré elle, à une époque radié de sa mémoire par nul autre qu’elle. Or ce pouvoir détestait se trouver muselé. Dans sa fougue violente, il lui broyait les muscles, menaçant d’éclater ses veines, pressait jusqu’au moindre de ses os. L’esprit en elle n’avait qu’une idée en tête : se déchaîner ; jamais il ne la laissait en paix. Elle sentait les flammes pulser sous sa peau, le duvet de ses poils crépiter, une langue de feu s’agiter dans le nid de sa gorge. Comme un dragon à qui on interdit de cracher. Ce calvaire, elle devait l’endurer, et tâchait de le transmuter en rage, contenue telle une poche de lave, en prévision de son affrontement avec son ennemie, la vraie, celle pour qui elle avait traîné sa couenne jusque dans ce trou de fumée qui lui filait la nausée, au péril de sa vie et surtout de celle de l’homme qu’elle aimait.
Toujours la même éternelle question : Pourquoi ?... Vraiment mais pourquoi !?
Les dames perchées ricanèrent de plus belle. Reyn, à bout de nerfs, entama un « J’vais les… » que Tête-de-Pie s’empressa de museler pendant que Silène marquait discrètement un pas chassé pour dissimuler les deux Rats au regard acéré des pies. Mais la volière n’avait cure des offrandes et minaudait à l’intention de Quo : « Tu es perdue, jolis cœurs ?... Trop de sang dans la liqueur ? »
Enfin une des démonifées daigna descendre pour les aborder face à face. Quo nota qu’elle avait encore troqué sa robe depuis la cérémonie des hommages. Le nouvel ensemble se composait d’un tissu bleu-givre, si fin qu’il en était translucide, et s’agrémentait de bijoux taillés dans un cristal bleuté. L’accoutrement associé à la pâleur d’hiver du visage et des bras nus figurait une princesse de glace. Pourquoi changer de tenue si c’est pour garder la même tête ? songea la démone, amère.
Aramië toisa la troupe tels des cafards qu’elle aurait manqué de piétiner. Sa mine sinistre échauffa les sangs déjà bouillants de Nellis. Au moins son apparition signa-t-elle le terme de leur errance, car la dame s’attela à les conduire auprès de Sa Majesté. Cette dernière était d’ailleurs tranquillement occupée à festoyer en compagnie de ses courtisanes et d’une clique de démons favoris, dans le cadre fastueux d’un salon d’apparat. Les tentures aux murs et les mosaïques au sol livraient aux regards prudes des scènes d’orgie… ou bien de sacrifice, difficile de statuer. Après le jeu pénible d’ombre-lumière, l’éclat des lustres en cristaux manquèrent de les aveugler.
Morbani, les joues rougies par l’ivresse mais le regard totalement sobre, feignit de s’offusquer du retard de Quo qui dut s’humilier derechef en implorant à genoux son pardon. Néropodès se tenait dans l’ombre de la matriarche, brandissant une grappe d’énormes raisins aussi noirs que sa figure, à laquelle les doigts de Sa Grâce venaient picorer de temps à autre. D’un revers de main, la souveraine dédouana la démone. À peine celle-ci s’était relevée que l’attention de leur hôtesse, aussi fluide qu’un courant d’air, se dirigeait ailleurs.
Dès lors s’enchaînèrent les réceptions. À chaque caprice royal, les invités changeaient de lieu, et parfois de têtes. Mais personne ne la perdit, c’était déjà ça. Défilèrent l’un après l’autre les salons, terrasses et jardins, dont les décors fantasmagoriques et obscènes, servant de prime abord de distraction au troupeau de Quo, en vinrent, hélas, à devenir lassants.
Les offrandes, forcées de rester debout, ne sentaient plus leurs jambes sinon les crampes lancinantes. Jilam était assoiffé. L’air sec et les fumées lui irritaient la gorge et les poumons. Il avait une envie féroce de cracher. À croire que des lunes entières s’étaient écoulées depuis leur entrée à Morbani ; ce pays où la nuit brille plus fort que le jour et où les ombres sont plus vivantes que les corps qui les animent. Les parfums capiteux embaumant l’atmosphère mordait durement les sens de nos habitants du bois habitués à l’humus, la pourriture de l’écorce, la douce putréfaction des créatures de la forêt, de la forêt elle-même, mêlée à la fragrance de la renaissance des bourgeons et du pollen migrateur. Ici, tout sentait le vieux renfermé, la poussière stagnante, les pets de roche. Les rots du volcan vous insufflaient sans cesse des nausées. Pour masquer cette puanteur de décrépitude, les démonifées se parfumaient à l’excès et usaient quantité d’encens. Il était étonnant que cette concentration de gaz ne prenne pas feu à la moindre étincelle. D’autant qu’Ashari entretenait quantité de brasiers pour éclairer ses entrailles.
Quo, de son côté, eut droit à une nouvelle tournée de ragots. Youpi ! Quelle joie n’était pas la sienne. Au moins savait-elle encore la feindre. Sa Sérénité n’avait pour le moment souligné aucune fêlure dans son masque. D’autant qu’elle paraissait trop occupée pour s’enquérir de sa personne. Ce dédain rassurait la démone qui ne voulait plus avoir affaire au désagrément de son regard intrusif. À côté d’elle, le Sphinx faisait office de chaton.
La nuit sans fin s’interrompit lorsque l’Ombre-des-ombres invita sa « digne assemblée » à la rejoindre pour « le grand évènement ». Les mouches bourdonnantes lui emboîtèrent le pas. Le troupeau aux airs de meute traversa un verger d’arbres en verre. Au lieu de sève, la flore forgée se nourrissait de sang lunaire. Les arbres-vampires évoquaient un bosquet d’érables à l’automne. La cacophonie chamarrée et capiteuse s’engouffra dans un vaste vestibule percé de plusieurs ouvertures par lesquelles démonifées et démons disparurent. Morbani indiqua à Quo de la suivre avec ses offrandes. La démone ravala son angoisse. La paix momentanée s’était essoufflée. Seules parmi les courtisanes, Aramië et Néropodès les accompagnèrent. Derrière les tentures résonnaient les échos du festival, la réalité battante.
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