69. Et le clou du cercueil !

20 minutes de lecture

L’amphithéâtre était vaste : trois vieux chênes allongés, au bas mot, complèteraient son diamètre. La tribune royale dominait les gradins, profitant d’une vue imprenable sur les nuées pourpres tissant la couronne du Seratusor. Le paysage évoquait un désert bariolé. Les flocons de cendres engrossaient les dunes nuageuses parsemées d’éclairs bleus et mauves. L’orage ne mourait jamais. Au-delà la nuit resplendissait de son teint sanglant, vierge d’étoile mais mouchetée de tâches de son, avec en son centre, tel un énorme grain de beauté, la lune rougeaude, éternelle jalouse du firmament. Son gros œil couvait la fosse de l’amphithéâtre tandis que ses larmes coulaient sur les gradins, s’arrêtant à la limite de la scène qui demeurait plongée dans une obscurité sans source. L’antique édifice, tout en pierre de lave veinée de cristaux blancs, s’appuyait sur la tempe de la montagne. Telles des verrues, sur son pourtour poussaient des colonnes en forme d’artichauts, taillées de myriades de créatures infâmes et difformes, comme pétrifiées par quelque maléfice. Difficile de statuer sur le sentiment qui habillait leurs figures laides : était-ce la souffrance ou le plaisir ? Les postures tordues évoquaient aussi bien les pires tortures que les plus ardents ébats.

Où qu’il posât le regard, la trouille s’attachait à Jilam, s’enracinait en lui, puis germait pour donner de nouveaux bourgeons.

Au sein de la tribune royale, plusieurs fées serviles patientaient auprès d’un buffet garni de mets à l’appétence variée. Tandis que les trois démonifées et la démone s’installaient, les esclaves remplirent des coupes de cristal d’un liquide noir-violet. « Vous prendrez bien de la liqueur d’ombre, amie », déclara la matriarche à l’intention de Quo, d’un ton davantage proche de l’ordre que de l’offre. Nellis se demanda comment pouvait-on bien mettre l’ombre en bouteille.

À mesure que les gradins se peuplaient, les palabres s’égayaient, leur volume décuplé par la bouche de l’amphithéâtre. Quo s’assit au pied de l’estrade occupée par Morbani, sur une large chaire sans dossier – dont Jilam enviait l’évident confort. Aramië et Néropodès veillaient chacune de part et d’autre du postérieur de leur maîtresse, vautrées sur leur propre siège – la première plus ombrageuse qu’une ombre, la seconde aussi indéchiffrable qu’une feuille de papier vierge.

Les offrandes se tenaient quant à elles bien sagement dans le fond de la loge, narguées par les duveteux coussins dont il leur était interdit de profiter, au milieu d’une cohorte de fées pâles aux ailes atrophiées. Il n’était rien dans le regard de poisson mort des créatures qui suggérât une lueur de raison, même infime. Ces automates en chair ne réagissaient qu’aux claquements de doigts ou de langue des trois démonifées. Leur tâche remplie, les esclaves retournaient à leur niche, tel un objet qui se rangerait tout seul dans son tiroir, dans l’attente d’un nouvel ordre ; ou peut-être d’une fin, qui jamais ne viendrait. Car leur enfer clos ne prétendait d’aucune origine ni conclusion. Il n’était pas le fruit d’une punition et n’aboutissait à aucune repentance. Le temps, pour ces esprits vidés, avait achevé de s’écouler. Elles le regardaient passer telle une rivière depuis leur îlot planté au milieu du courant. Ce n’était pas une vie. Mais ce n’était pas non plus la mort : un entre deux, qu’aucun être doté d’un semblant de raison ne souhaiterait, pas même pour effacer une souffrance trop grande.

Le brouhaha cessa dès l’instant où la reine se leva de son siège curule, magnifiquement sculpté en bois d’ébène et rembourré d’un appétant coussin de velours rouge. Jilam remua les deux brandons chauffés à blanc qui lui servaient de guiboles histoire d’y ranimer le sang figé. Les molosses écorchés jappèrent. Pas un seul instant les monstres quadrupèdes n’avaient lâché les semelles de leur maîtresse.

Reyn, louchant sur les deux crânes sculptés dans les accoudoirs de la chaire royale, songea au fantôme des Catacombes. Une éternité, lui semblait-il, s’était écoulée depuis. Elle n’osait croiser le regard des autres de peur que la honte ne l’étrangle et gardait fermement la tête baissée, se retenant de hurler quitte à s’étouffer avec sa propre rage. L’elfe maudissait le mauvais sort qui l’avait accompagnée tout au long de sa vie, sans parler des mauvais choix qui l’avaient guidée. Pourquoi donc s’était-elle embarquée dans cette aventure au goût de mélasse ?

Je les tuerai tous. Je jure. Quitte à en mourir. Mieux vaut peut-être. Sans doute. Tête-de-Pie ne manquera pas de cafarder aux Rats au retour. N’est-il pas vrai qu’un simple aller suffit à graver sa légende ? Et que les exploits se gavent de mystère ? La mère, elle serait d’accord avec ça, tiens.

Son sang bourdonnait dans ses joues et lui martelait les tempes. Dieux qu’elle avait envie de pisser !

Après un bref discours, la matriarche se rassit. Néropodès s’approcha du siège curule, tenant par la main l’elfe amorphe qu’elle jucha sur les genoux de sa suzeraine comme s’il s’était agi d’un gamin ou d’une bestiole de compagnie. Tout en sirotant la liqueur d’ombre dans son verre en cristal, la main libre de Morbani caressait la nuque de sa créature, au cou auréolé d’un collier de suçons violets, incrusté de marques de dents.

Alors tout se mit en branle, comme si on avait retiré le cran défectueux d’un mécanisme. Les gradins, généreusement garnis sans être remplis, se figèrent dans un silence expectatif. Les démonifées étalaient leurs myriades de couleurs, chacune avec son démon ou sa démone sous le bras. L’ensemble bariolé évoquait un arc-en-ciel écrasé sur terre.

Le vacarme déferla comme une vague sur l’assemblée. La scène, jusqu’ici noyée par une flaque d’ombre, s’alluma comme par enchantement, révélant un décor ésotérique, uniquement tissé de lumière aux cent nuances de rouge, arrangée en un jeu méticuleux qui évoluait selon les fils de musique. Les démonifées occupant la scène n’étaient vêtues que de cette lumière vivante. Leurs costumes comme leurs visages fluctuaient continuellement au gré de leurs mouvements. Jilam s’imagina devant une troupe de changeformes ou de métamorphes. La danse tantôt rythmée, tantôt voluptueuse, naviguait telle une barque à contre-courant, sur des bruits aux accents brumeux de mélodie qui, aux oreilles du bois comme à celles humaines, ne se mariaient en aucune façon, de près ou de loin, avec la chorégraphie des corps. Tous les goûts sont dans la nature, dit-on. Et la nature des démonifées dérivait bien loin du monde dans lequel Jilam avait grandi, comme celui qu’il avait adopté. La cacophonie des instruments lui évoquait une volée de pibleus se piaillant dessus. Cordes, vents et percutions se crêpaient l’accord pour avoir la dernière note. L’agonie de l’orchestre mimait à la perfection des cris abjects, étranglés de terreur, dont la source semblait provenir des statues. Les bras de pierre tendus suppliaient un éventuel sauveur qui s’était depuis longtemps sauvé. Les bouches désarticulées tentaient vainement de pousser un dernier cri, à jamais perdu et ressuscité par les instruments du bourreau.

Mieux vaut être aveugle que sourd, prétend l’adage. À moins que ce ne soit l’inverse, je ne sais plus. Là maintenant, ça ne me dérangerait pas d’être les deux.

Une vive agitation animait les gradins en harmonie avec la frénésie sur scène. Certains démons accompagnaient les musiciennes de leur voix rauque. D’autres spectateurs n’avaient que faire du spectacle et préféraient batifoler à la vue de tous. La pudeur de Jilam en prit un sacré coup. Les danseuses grimpaient sur les gradins et se mêlaient au public. Certaines s’immiscèrent dans les affaires des couples qui, loin de s’offusquer, les accueillirent avec délectation. Il n’était pas un démonidé au sein de l’amphithéâtre qui ne fut imprégné de poison, liquide ou gazeux, jusqu’à la moelle. Les ombres folles s’agitaient autour des corps auxquels elles s’arrachaient avant de se répandre en flaques sur la pierre ou d’embrasser les airs en volutes spectrales. Le tableau avait perdu son cadre. Tout n’était que chaos, en équilibre sur le fil tendu entre frénésie et folie. L’engeance d’outre-monde, ivre et intoxiqué, toute lucidité évanouie, copulait à même les gradins ou bien sur scène. Tout cela n’était qu’un vaste cirque. Pas un théâtre, un cirque !

À contrario, la loge royale flottait dans une bulle de paix divine. Morbani se réjouissait du spectacle tout en semant de temps à autre de bons mots à destination de son invitée. « Cela fait fort longtemps que Nous n’avons pas assisté à une œuvre du Selenarium. Que tout cela a dû te manquer, Quo. » La démone respirait pleinement son parfum. Les arômes puissants du pistil de diablotin ne parvenaient pas tout à fait à gommer la légère putrescence de cadavre frais exhalée par son haleine.

Les danses s’éteignirent au profit d’une succession de piécettes théâtrales : tantôt en prose, tantôt en vers, tantôt en peu importe ; comiques, héroïques ou bien tragiques, très souvent un mélange brouillon des trois ; entrecoupées d’interludes se voulant musicaux. Jilam se tâtait quant au pire : le jeu atroce des actrices ou la scie des instruments. Les deux semblaient concourir à qui le rendrait chèvre en premier.

Le troisième et dernier acte de cette interminable scénette se concrétisa sous la forme d’un concours de chant, dont Morbani était – fallait-il le préciser ? – l’unique juge et arbitre.

Jilam osa se pencher discrètement pour mieux distinguer son profil et constata à quel point la reine avait l’air de s’ennuyer. Envolé l’amusement des débuts. Ni les prestations des chanteurs qui se succédaient par pairs ou quatuors sur scène, ni la gym érotique des gradins ne lui arrachaient un sourcillement. Sa tête reposait avec nonchalance contre son poing gauche tandis que son index droit tapotait nerveusement le crâne en bois de son accoudoir. Les amples ailes de papillon, qui l’enrobaient telle une chrysalide, s’agitaient en fins soubresauts, comme pressées de se déployer afin de conquérir le ciel. Le moment venu de désigner les vainqueurs d’un duel, la dame affichait un dédain des plus criants, soupirant même parfois. Son mignon à demi-vivant était également délaissé et demeurait là, inerte entre ses genoux, sans plus se voir accorder la moindre attention. Une chance pour lui !

L’époux de Nellis ravala son souffle, manquant de gober sa langue par-dessus le marché. L’Ombre-des-ombres venait de subrepticement tourner la tête de côté et l’observait à présent du coin de ses yeux d’améthyste. Lui-même vit rouge pourpre et s’empressa de planter son propre regard dans ses pieds nus, aussi frigorifiés que le reste de son corps. Il pouvait néanmoins sentir l’intérêt curieux de Morbani riper sur sa cuirasse, soucieux de le découper tel un vulgaire jambon. Sa gorge serrée retenait ses tripes qui n’avaient qu’une envie : filer loin.

Impuissante, Nellis percevait les effluves de pensées terrifiées de son mari et discernait celles nonchalantes émanant de Morbani ; dont l’intérêt se porta brutalement sur elle. Elle s’acharna à garder les yeux rivés au sol malgré l’envie pressante de croiser le fer des regards avec son ennemie. La tentation était si grande qu’elle dut se mordre les lèvres jusqu’au sang pour ne pas céder.

Le calvaire s’acheva quand la matriarche rapatria son attention vers la scène, alors même qu’un tonnerre de boucan ébranlait l’amphithéâtre, couvrant les râles charnels émanant des gradins. Les démonifées battaient des ailes pendant que les démons entrechoquaient leurs cornes. À l’évidence, la dernière prestation avait fait mouche et rameuté un tant soit peu l’attention de l’assistance dissipée.

Le soulagement de Jilam s’effaça vite. Peu après, les deux fauves écorchés aux faux airs de chiens battus, jusqu’ici allongés sagement aux pieds de leur maîtresse, furent pris d’une envie soudaine d’aller vagabonder et s’en allèrent renifler du côté des rangées de servantes et d’offrandes. Jamais Jilam n’avait vu pareille laideur chez une créature, et il avait croisé son lot de spécimens, assez pour remplir tout un bestiaire. Leurs muscles à nu gonflaient lorsqu’ils se mouvaient de leur démarche pataude. Des gueules aux crocs saillants et recourbés s’écoulaient des filets de bave sanguinolente. Mais le pire était leurs orbites vides. Sans doute se repéraient-ils à l’ouïe et à l’odorat, à l’image des mammours.

L’un des molosses vint renifler le bas du pantalon du jeune homme. Il devait sentir l’urine. Nellis planta discrètement ses griffes dans le bras de son mari de sorte que la douleur éloigne un tant soit peu la peur. Si la bête décidait de croquer un morceau d’humain, la sorcière se doutait que sa maîtresse n’en aurait cure. Tout au plus la rabrouerait-elle. Ou bien elle se contenterait d’en rire. La condition d’une offrande au regard d’une démonifée ne recelait d’importance que dans la mesure où elle influençait la saveur de sa viande. La peur gâte le goût de la bonne chair, c’est bien connu. C’était là une autre raison de l’emploi du trompe-la-mort.

Chaque soupir pouvait leur être fatidique. La moindre erreur de l’un d’eux les trahirait tous. Ils étaient si près… si près du but. Ils ne pouvaient avoir tant enduré et finir en jouet pour chien. Le sort était par trop cruel. Nellis le savait pourtant mieux que quiconque.

« Gors ! Srog ! Au pied ! » Un claquement de doigts accompagna l’ordre brutal. Les deux molosses s’empressèrent d’obéir, la truffe au sol faute de queue pour la rabattre.

Jilam osa enfin respirer. Son avant bras lui faisait un mal de chien, mais il devait une fière chandelle à son épouse. Sans elle, se connaissant, il aurait très bien pu craquer.

Ne pas flancher. Ne pas flancher. Merde ! T’as toujours pas compris ? T’as voulu venir, t’assumes. Pas de regrets, non, non. Plutôt pisser dans mon froc dans ce trou fumeux que de me conchier d’angoisse dans un terrier fumant ! Faute de pouvoir s’égosiller, il hurlait dans son crâne. Son poing, lui, serrait toujours la montre cassée.

Il aperçut alors Quo occupée à flatter le chenil royal.

« C’est moi où ils ont encore grandis ? questionna la démone, faussement curieuse.

─ Gare à ta main si tu tiens à ta gueule. La plus petite morsure te serait fatale », lui glissa Morbani d’un rictus narquois. Quo s’empressa d’obéir au conseil. « Quelles bêtes merveilleuses ! »

Quelle grande comédienne elle fait notre démone. Les démonifées sur scène devraient en prendre de la graine, estima Nellis devant le jeu de son amie, dont elle n’avait que les mimiques pour juger faute de comprendre un traître mot de l’échange entre ces dames.

La matriarche émit un rire grinçant. « Des merveilles, ça oui, tu l’as dit ! Quand elles flatulent, ça sent le soufre. Ça vous empuantit une pièce en un rien de temps et ça vous ruine les plus belles tapisseries. Ça ne fait que bâfrer et ça chie dans tous les recoins du palais, même sous le lit ! »

Notre démone se rembrunit, perplexe. Elle osa alors détailler discrètement Sa Grandeur. Maintenant qu’elle y songeait, celle-ci offrait quelques changements depuis son dernier festival. À vrai dire, le caractère des plus évolutifs et aléatoires de la dame n’aidait pas à discerner lesdits changements d’une lune de sang à l’autre. Mais c’était la première fois que Quo l’entendait se plaindre de ses amours d’affreux toutous.

Le récit de leur adoption variait selon les époques. La dernière en date faisait mention d’un démon qui aurait tenté de conquérir l’un des cœurs de Sa Sublime Magnificence. Ce démon lui aurait offert en présent d’affection les deux molosses, que Sa Majesté avait baptisé Gors et Srog par dérision. Puis, à force de se montrer trop insistant, Sa Sérénissime, lassée, avait jeté l’imprudent en pâture à sa meute. Voilà une anecdote – qu’importât qu’elle fût ou non véridique – illustrant à merveille la personnalité chaotique de Morbani. Elle avait émancipé ses filles-sœurs de l’oppression des ogres avant d’ordonner l’extermination de cette race impie. Par son œuvre, les démonifées avaient conquis le ciel. Elle avait pour jumelle l’astre-lune et à titre d’empire l’infini nocturne. Sur les ossements de l’ancien monde reposait son séant immortel. Ses sujettes la déifiaient autant par terreur que par amour : tels étaient les deux piliers du matriarcat de Morbani. L’attraction exercée par la matriarche s’apparentait à celle de l’abîme. S’attarder à contempler cet abîme se soldant inexorablement par une chute.

Quo jeta un regard vers les deux démonifées assistant l’Ombre-des-ombres : la noble et froide Aramië, fidèle d’entre les fidèles, et puis cette fameuse Néropodès, l’intrigante aux deux sens du terme. Quelle folie les animait pour côtoyer ce gouffre mortel ?

Mais au juste : pour quelle obscure raison l’éternel craindrait le trépas ? Dans l’esprit d’un démon, la mort n’était qu’un mot au sens vague : l’extinction de toute chose, par décrépitude ou bien par violence. Ceux de son sang régnaient sur la chaîne alimentaire depuis l’aube des temps et il n’y avait que les démonifées ou les Puissances Sombres pour les effrayer.

De même, qu’avait donc à craindre Nazukahi ?

Vampire-limace, où te caches-tu que diable !? Voici la scène, qu’attends-tu ? Entends-tu le gong de notre revanche ? Le public réclame du sang. Celui de la lune ne lui suffit pas !

Sa marque, chevillée à son ennemie, ne cessait de la chatouiller à l’image d’une bise narquoise. Au diable son propre flair qui se retournait contre elle ! L’ironie ne l’amusait plus. Elle l’enrageait.

« Quelles vilaines pensées te détournent-elles de Nous, chère amie ? »

Quo sursauta. Cherchant sa langue, elle n’eut pas le temps d’en placer une.

« L’esprit est traître, sache-le, lui dit Morbani d’un ton impérial. On ne peut lui accorder une confiance pleine et entière au risque de s’en mordre les neurones. Les rêves se fourvoient. Les idées s’éteignent et vous laissent dans le noir. Heureusement pour nous autres, la nuit est notre demeure, notre conquête. Je plains les miséreux que l’astre-tyran exploite jusqu’à ce que leurs cendres viennent nourrir ses champs. La nuit est froide certes, mais surtout pleine de promesses. Et contrairement à son vilain envers, elle ne ment pas. Elle te fait face, plonge son regard dans le tien, avant de te manger les tripes. »

Quelque chose a changé, nota la démone. La voix de la reine tendait vers une certaine douceur, comme si elle fredonnait une chanson du bout des lèvres. « Sérénissime ? »

Lorsque Morbani se tourna vers elle, Quo put constater que d’infectes veinules souillaient ses belles améthystes en amande. Une conjonctivite foudroyante ?

« Flatte-Nous Quo. Belle Quo. Flatte-Nous plus encore, exigea Celle-qui-détient-les-secrets, la voix soudainement embrumée de mélancolie. Jusqu’au repos de Notre Lune-Sœur. Flatte-Nous à en mourir. Nous te ressusciterons. Je m’ennuis, tu n’as pas idée du degré de ma lassitude. Que ce soit le sang ou les larmes, rien au monde ne réussit à flatter Nos papilles. Les langues de Nos filles sont aussi sèches que la poussière. Et même le chant des coïts a cessé de Nous distraire. Partout le silence Nous accompagne. L’éternité est si lente et d’autant plus latente, ciel infini tu n’imagines pas ! »

Quo hésita. La reine avait changé d’état. Une poussière s’était glissée sous la carapace d’orgueil.

Dans l’expectative, elle osa : « J’eus jadis une amante parmi Vos filles qui, au trépas de notre dernière nuit, m’inspira certains vers. Souhaitez-Vous les entendre, Ô Dame ? »

La dame acquiesça.

« Par-delà les confins du merveilleux effroi,

Un lieu où paradis et enfer se côtoient,

La vérité, ô cruel orage, éclata,

Sous mes yeux rougis de larmes, elle se dénuda. »

La matriarche observa silencieuse et longuement la démone tandis que résonnait, perdu dans un faux lointain, le vacarme étouffé du Selenarium. Puis, les pommettes luisantes de givre, le chagrin souffla : « Elle t’a brisé les cœurs.

─ Un seul, Majesté, corrigea la démone. J’ai su conserver l’autre pour recoller les morceaux de son jumeau. Maintes et maintes lunaisons se sont estompées avant que je n’ose quitter l’obscurité exigüe de ma butte.

─ Hum… » Pensive, Morbani reporta son attention vers la marmaille agitée et bruyante. Un tendre opercule de nostalgie lui couvrait les rétines. « Nous ne dénombrons plus les occasions où Nos cœurs s’éparpillèrent en échardes pour être reforgés, dit-elle après une certaine latence. Tant et plus qu’aujourd’hui ils sont si solides que rien au monde ne saurait y déposer sa marque. »

Quo prit le temps de réfléchir à sa réponse : « Y compris le plus beau diamant peut rougir. »

La démone manqua de se mordre la langue en voyant les lèvres pourpres s’étirer en sourire, non pas cruel ni forcé, mais un vrai sourire sincère, presque enfantin. Les doigts de la reine vinrent lui caresser le dos de la main. Ils étaient si gelés que Quo, dont le sang était pourtant froid, en eut des frissons. « Rien si ce n’est tes flatteries, jolies cornes. » Et elle prit sa main pour y déposer un baiser. Le sang de la démone se glaça. Un reflux de pourriture lui piqueta le flair. Les deux améthystes forcèrent leur assaut contre les pensées de Quo, qui se trouva comme désarçonnée de son pégase. Des ombres dansaient à l’intérieur des joyaux sanguins.

« Tu sais, j’ai tué et je suis morte ici. » Morbani chuchotait si bas que seule la démone devait certainement l’entendre. « Je porte le souvenir du métal qui me gratte la peau, l’odeur de chair calcinée, le baiser du feu. Mille enfers hilares. Des ailes blanches effilochées comme des toiles d'araignée. Leur envol grésille. » Étrangement, Quo avait le sentiment que la souveraine s’adressait à un autre qu’elle.

« De quoi parlez-Vous au juste, Sérénité ? » s’enquit-elle, de moins en moins à l’aise sous son masque de comédienne.

Pour toute réponse à sa sollicitude, la matriarche s’attela à lui broyer les mains. À croire qu’un rocher lui était tombé sur les doigts. Les yeux de Morbani semblaient désormais trop gros pour leurs orbites. Des flammes bleues dansaient à la place des ombres.

« Prends garde, enfant du bois ! Les Chtonidés ont beau être aveugles, ils voient tout, depuis les tréfonds de leurs sombres palais. Ils lisent les cœurs et dissèquent les âmes. Rien ne leur échappe. Tes plus noirs secrets sont pour eux le plus rayonnant des orgueils. Les Seigneurs de l’Envers seront contents. Oui, ils seront contents. La nuit bouillonne déjà dans les souterrains. Leurs Seigneuries se régaleront. »

Quo respirait le souffle glacial sans possibilité de se détourner. La puanteur de vieille dépouille était si forte que les larmes lui montaient.

« S-sages paroles, Éminence, articula-t-elle sans y mettre grande conviction.

─ Allons, Quo ma douce, tu peux faire mieux que ça. » Le gentil refrain du début était devenu celui que le serpent fredonne à la souris. La matriarche zyeuta autour d’elle comme pour confondre un éventuel espion. Et de fait, Aramië et Néropodès les fixaient, attentives à la scène qui se jouait. Aucun sentiment ne se trahissait sur leurs figures : de porcelaine pour l’une, de jais pour l’autre. Plus en arrière, la troupe lorgnait avec inquiétude la démone captive des serres du papillon. L’engeance avait-elle percé à jour la tromperie de leur amie ? Étaient-ils tous d’ores et déjà condamnés ?

Sa Sérénité, plus si sereine, agrippait dorénavant les deux mains de Quo et les écrasait l’une contre l’autre, si fort que cette dernière ne sentait plus rien au-dessus des poignets.

« Je les entends, tous ces serpents dans mes murs, ces libellules qui bourdonnent à Nos oreilles. Tous ils Nous méprisent. Cette vermine aveugle. Je sais tout ce qui se dit à Notre propos, et au sujet de celle que Nous hébergeons en Notre domaine. »

La démone, malgré sa peur, dressa les oreilles.

« Sache qu’elle Nous a libéré. Elle est venue à Nous les bras chargés d’offrandes et l’esprit rempli de services louables. Mais sa générosité ne s’arrêtait pas là. Le plus précieux qu’elle Nous ait offert, veux tu savoir ce que c’est ? Je vais te le dire. Par-dessus tout elle Nous a confiées la vérité. Elle Nous l’a livrée sans exigence, dans sa plus cruelle simplicité. Elle était là, nue devant Nous, et elle saignait, ô oui elle saignait en abondance. Et elle Nous a blessées en retour. La vérité Nous a heurtées comme une lance. Elle a ouvert en deux Nos cœurs cimentés. Nous sommes plus puissantes et libres que Nous ne l’avons jamais été de toutes Nos infinies et vaines existences. Nous qui avons contemplé la Nuit Originelle avant même l’éveil du Frère Aîné. Nous dont les ailes ont battues dans le vide là où naquirent la chose primaire, et d’elle : la vérité et le mensonge. Chacun découle de l’autre. Les deux ne sont rien sans l’autre. L’odieux réside dans l’abstraction de l’un. Les Sphinx ont tort. Tout le monde a tort. Ils ne comprennent pas. Moi seule ait vu. J’ai vu… »

Elle s’interrompit, comme figée devant une obscure vision. Quo déglutit. « Qu’avez-Vous vu ? »

Les yeux de la reine s’agrandirent encore. Flammes bleues et ombres dansaient de concert à l’intérieur des orbes violets. « Tout. Absolument tout. » Elle avait lâché ces mots comme un mourant livre son dernier soupir. Un soupir qui s’éternisa…

Quelqu’un se pencha alors à l’oreille de Morbani. C’était Néropodès qui lui murmurait : « Le moment est venu, Ô Sérénissime. » On eut dit que l’ombre même de la matriarche lui susurrait ces paroles. Ces dernières firent écho chez l’immortelle souveraine qui s’ébroua, comme réveillée d’une longue torpeur. Ses paupières papillotèrent. Ses yeux désenflèrent. Le sang reflua de son front et de ses joues. Elle se mordit la lèvre. Son index tapotait frénétiquement contre l’accordoir de son siège auquel elle n’était plus accrochée que par un morceau de fesse. Elle n’avait même pas réalisé que son mignon, jeté à bas de ses genoux, traînait par terre, reniflé par ses horreurs de chiens. L’elfe n’avait cure des truffes ou des léchouilles. On eut dit un vieux chiffon de peau délaissé.

La souveraine renvoya d’un revers de main sa servante et s’éclaircit la gorge. « Brrrr, oui, oui. Allons-y. Et ramassez-moi ça, dit-elle en désignant l’offrande aplatie au sol.

─ Le moment de quoi, au juste, Altesse ? » interrogea la démone tout en jetant un coup d’œil discret en direction de ses complices.

Entre temps, Aramië sifflait la meute qui s’écartait et aidait, sans délicatesse aucune, l’elfe amorphe à se remettre sur ses pauvres jambes chétives ; puis l’époussetait, tel un vêtement oublié depuis longtemps dans une armoire.

Morbani se leva en ignorant copieusement la question de la démone. Alors l’amphithéâtre se pétrifia à l’image des statues : les démonidés sur scène comme ceux dans les gradins, y compris les amants coupés en plein ébat. Tous les regards communièrent vers la grande silhouette pourpre de la matriarche, dont les ailes battirent afin de chasser les dernières rumeurs, semant plusieurs arcs-en-ciel.

« Pour clore ce charmant spectacle et les prémices de ce festival, mes très chères filles, bons amis, voici venir l’heure du premier sacrifice ! Nous avons l’honneur d’accueillir auprès de Nous une éminente ambassadrice ! » Elle désigna Quo, qui s’était elle aussi levée de son siège. « Elle Nous a fait grâce de ses bons mots et d’une chair appétente qu’il Nous tarde de goûter ! Nous savons qu’il est de coutume de perpétrer le premier sacrifice sur l’autel du Grand Obélisque, et qu’il est encore un peu tôt pour s’y soumettre, mais les traditions sont aussi faîtes pour être bousculées de temps à autre, tel est Notre avis ! N’est-il pas !? »

Sifflements aigus et cris rauques saluèrent son discours. Les ailles battirent, les cornes frappèrent.

Quo sentit la morsure froide du serpent sur son cou. La main de Morbani s’était posée sur son crâne et lui flattait les cornes. « Quo, très chère Quo. À toi l’honneur de verser le premier sang. »

La démone dressa la tête vers elle, ravalant sa supplique, le regard plein de détresse, incapable de jouer davantage la comédie, tandis que l’index de la matriarche pointait telle une faux ses compagnons.

« Choisis donc parmi tes offrandes celle qui sera offerte aux Chtonidés. C’est là Notre cadeau pour celui que tu Nous as donné. »

Et merde ! jura dans sa tête Nellis en comprenant, à voir la scène, qu’ils étaient tous bons pour passer à la marmite.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire umiopo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0