70. Perdu ! t'as bougé !

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Quo et ses compagnons descendirent les escaliers, les pieds pareils à des poids morts. Les précédaient Morbani ainsi que son ombre Néropodès. Aramië fermait la marche, deux fées-servantes trottinant derrière elle. L’ordre s’était imposé dans l’enceinte de l’amphithéâtre. Les gradins respiraient lentement. Une douce excitation traversa la foule, comme une vague de frissons. Tous attendaient d’assister au sacrifice.

Nulle âme sur scène. Nellis perdit contact avec Mú au moment de franchir la dernière marche de l’estrade et ce fut comme si elle trébuchait dans un gouffre. Jilam la retint discrètement de tomber. Ceci n’annonçait rien de bon. Quelque pouvoir à l’œuvre avait brisé le lien des totems. À moins que… Non ! La sorcière refusait de croire qu’il fût arrivé malheur aux deux mammifères.

La scène consistait en une imposante plaque d’obsidienne polie taillée d’un seul bloc. Sa surface parfaitement lustrée reflétait les visages et les silhouettes jusqu’au moindre poil de nez. Jilam avait le sentiment de côtoyer un monde à l’envers. En bas aussi, la lune colorait tout en nuances de rouge.

Claquement de doigt puis index baissé : la Reine indiqua aux offrandes de s’agenouiller. Ils obéirent comme s’ils se trouvaient sous l’emprise du trompe-la-mort. Cernée par Néropodès et Aramië, Quo peinait à dissimuler son angoisse et se triturait les mains autant que les méninges. Son œil valide s’agitait dans son orbite en quête d’un espoir, peut-être caché parmi les gradins, sous l’aspect d’une figure amicale prête à voler à son secours.

Jilam ravala une grimace. La dalle de lave froide était brûlante au toucher, comme si les veines de feu du volcan pulsaient à travers la pierre. Le jeune homme sentit comme une lame s’enfoncer dans son ventre. Son cœur dans sa poitrine tressauta. Luttant de toutes ses forces pour réfréner ses tremblements, il aurait tant aimé pouvoir se fondre dans le sol. Le fer glacé lui râpait l’échine. L’hiver empoigna son cerveau balbutiant. Ses pensées gelèrent. Plus rien n’existait : que la peur viscérale. Et son seul réconfort était une montre cassée.

L’Ombre-des-ombres détourna son attention du mortel pour revenir à la démone au turban.

« Quo, à toi l'honneur ! Choisis l’offrande que tu souhaites », dit-elle en balayant la rangée de ses camarades prostrés.

La démone comprit qu’elle n’obtiendrait aucune aide de nulle part et que c’était bêtise d’y avoir cru. La soif de sang se lisait dans les regards ivres de ses congénères et des démonifées, aussi sûrement que l’Étoile du pèlerin sur un ciel d’encre. « Majesté, dit-elle, c’est à Vous et nul autre que cet honneur doit revenir. D’autant que mes pauvres offrandes ne sont pas dignes pour les Dieux d’En-Bas. Je ne saurais…

─ Oserais-tu Nous froisser ? » la coupa sèchement la matriarche. Quo ravala sa bile. Aussitôt, la reine se radoucit : « Non, c’est bien ce que Nous pensions. Allons, Nos sujets s’impatientent. Tu ne voudrais pas les décevoir ? La colère et le démon ne font pas bon ménage. Toi-même tu sais. »

Quo ne put réprimer un frisson d’effroi. Elle s’avança, les pieds trainants, alourdis par le poids de tous les regards empalés sur ses épaules. Ceux d’Aramië et de Néropodès, et surtout celui de Morbani. Celle-qui-détient-les-secrets caressait en cet instant les siens, attentive au moindre faux pas qui la révélerait.

Un à un, la démone détailla ses compagnons. Aucun ne leva le nez du sol. Les fumées d’encens et les effluves de parfums masquaient la peur fétide. Elle les supplia muettement de la regarder. Qu’importait qu’ils se trahissent à présent ? Plus que jamais, elle désirait connaître leur sentiment. Elle pria Nazukahi de daigner se montrer, ne serait-ce qu’une oreille, et d’ainsi mettre un terme à cet enfer. La démone sentait le fil du destin lui glisser entre les doigts. C’en est fini… À moins qu’elle se décidât à sacrifier quelqu’un. Son seul œil, empli de détresse, balaya encore et encore les silhouettes recroquevillées de celles et celui avec qui elle avait tant partagé, tant risqué, et dont les parfaits reflets carmins miroitaient dans l’obsidienne. Les larmes tambourinaient sous ses rétines.

Alors elle croisa le regard du double inversé de Nellis. Puis celui de Jilam, de Reyn, Tête-de-Pie et enfin Silène. Dieux qu’ils étaient terrifiés, tous ! Mais aussi, et surtout, ils étaient en colère. Quo pouvait le lire. Ils bouillaient de l’intérieur. Aucun d’eux ne désirait partir ainsi : humiliés, impuissants. Quo elle-même préfèrerait mourir debout. Le souvenir de Mal s’imposa à sa mémoire. Prostré, effrayé, c’est ainsi que son ami était retourné à la pierre. Nul ne souhaite jouer le rôle de la proie. Et pourtant il en faut bien une. Était-ce Mal qui lui avait une nuit transmis ces bons mots ou bien était-ce les siens, inventés ici et maintenant ?

« Notre public s’impatiente, Quo », gronda le destin.

Morbani la fixait, sa figure impassible marquée des rides de l’ennui. Tout ceci n’était, à son esprit de déesse vivante, qu’un jeu. À peine avait-il débuté qu’elle s’en lassait déjà. C’en était affligeant. Les cœurs de la démone martelaient ses pauvres côtes et lui retournaient les estomacs. À la détresse se joignit une rage de plus en plus intense : l’envie de peindre la douleur par-dessus l’ennui. Elle serrait si fort ses poings que ses griffes lui lacéraient les paumes. Son sang vert semblait si noir au regard de la lune.

La reine de marbre ne cessait de tapoter du pied dans un geste d’impatience et de colère contenue. Elle évoqua à Reyn sa mère. Rujadis non plus ne connaissait pas la patience. Son esprit de braises ne pouvait se contenir plus de quelques instants avant de s’enflammer. Tous les monarques étaient-ils ainsi ?

Elle avait plus ou moins saisi la situation. En résumé : ils étaient cuits. La démone aurait leur peau. Au moins de l’un ou l’une d’entre eux. Pourquoi fallait-il qu’elle eût toujours raison bon sang ? Du point de vue de l’elfe, qu’importait qui la démone désignait, elle ne laisserait personne mourir sans se battre. Leur mission avait échoué. Depuis le début, elle était vouée au désastre. Tous au fond d’eux l’avaient compris, à un moment ou un autre du voyage. Pour sa part, Reyn l’avait toujours su. Non pas qu’elle s’en vantait. Enfin si, peut-être un peu. Un peu plus même. La vérité c’est qu’elle n’avait jamais eu l’intention de revenir. Qu’importait à ses yeux, la mort ne l’avait jamais effrayée. Même qu’elle lui souriait souvent, pour la narguer. L’enflure, chaque fois, lui tournait le dos. Son âme était-elle donc si laide ?

Vas-y démone, finissons-en. Choisis quelqu’un, n’importe qui. Ras la racine d’attendre ! Plus vite tu te décideras, plus vite on mourra tous. Et cette foutue nuit se terminera enfin.

« Quo ? » La menace susurrait à travers la voix de Morbani.

Un battement d’ailes détourna l’interpelée de ses pensées. Un corbeau venait de se poser sur l’accoudoir du siège curule de la tribune royale qui les surplombait. Non pas un corbeau, ni une corneille, un crève-yeux ! Nellis, qui n’avait pu s’empêcher de zyeuter du côté du volatile, sourcilla. Pourquoi la présence de cet animal l’intriguait-elle ? Au contraire, elle se mariait plutôt bien avec l’atmosphère générale. Ses orbites vides allaient de pair avec celles des canidés infernaux. Alors pourquoi ?

Et puis le crève-yeux croassa. Qui a jamais entendu parler d’un crève-yeux qui croasse ? Alors la sorcière se remémora, non sans douleur, le moment de sa confrontation avec Nazukahi dans les Gorges : la vision du crève-yeux perché sur son épaule, le croassement détonant au milieu du silence des brumes. Vampire, où donc tu te terres, bon sang !?

Excités par l’apparition de l’intrus plumeux, les molosses se mirent à pousser des jappements qui ressemblaient à tout sauf des aboiements ; plutôt des os broyés dans une meule. Les oreilles du bois gémirent. Le crève-yeux battit des ailes en poussant des cris suraigus. Qui a jamais entendu dire qu’un crève-yeux puisse crier ? De son bec, le volatile aveugle s’amusait à asticoter la truffe des bêtes enragées dont les pattes étaient trop courtes pour l’atteindre ou pour leur permettre de sauter assez haut. Le rire grinçant de l’Ombre-des-ombres et son écho émanant des gradins accompagnèrent les frasques de ces animaux tirés tout droit du cauchemar d’un enfant. Toute la scène ressemblait à un cauchemar à vrai dire. Jilam aurait aimé se réveiller. Mais voilà, le hic c’est qu’il ne dormait pas.

Morbani claqua des doigts et la meute cessa aussitôt ses enfantillages pour se coucher à ses pieds. Le crève-yeux poussa un croassement victorieux en secouant ses plumes.

Le silence s’abattit sur le Selenarium. Du moins entendait-on les échos du festival.

Soudain, un rire retentit, d’abord léger, puis de plus en plus en fort. Il fallut un moment à l’assistance pour saisir sa source. C’était Quo. Sa tête était avachie contre son torse comme si sa nuque ne pouvait plus supporter le poids des cornes. Au bout de ses bras, ballants le long de son corps droit, ses poings serrés jutaient d’un sang frais.

Le rire démoniaque s’époumona avant de s’éteindre en ricanements proches de sanglots. Alors Quo releva la tête et planta son regard dans Morbani. Celui-ci, à n’en pas douter, luisait de haine. « Assez de tout ce cirque ! hurla-t-elle au milieu du silence. Où est-elle !? »

La reine ne broncha pas d’un iota tandis que l’assistance autour d’elle commençait à s’agiter. Démons et démonifées en furent d’abord cois. Les ignorant, Quo vociféra derechef : « Où bougredieu ?! Où est-ce que la harpie se cache !? » L’incrédulité se mua en trouble, puis le trouble en en choc. Et les esprits choqués s’offusquèrent. Des injures en langage de la nuit fleurirent dans les bouches et germèrent dans tout l’amphithéâtre. Quo ne les écoutaient pas, tous ses nerfs étaient tendus à la limite de la rupture. Ses compagnons n’avaient pu retenir un sursaut de frayeur en l’entendant et la regardaient à présent d’un air ahuri, n’en croyant par leurs yeux faute de saisir le sens des mots par leurs oreilles.

Morbani plissa les paupières. Les améthystes disparurent derrière deux minuscules fentes. « Ainsi donc tu as fait ton choix », dit-elle simplement.

Un claquement de doigts et les molosses se ruèrent d’un bond sur la démone qui n’eut que le temps de placer ses bras en croix devant son visage, avant de fléchir sous l’assaut puissant des monstres. Elle eut beau se débattre, tenter de griffer, de mordre, les horreurs écorchées n’en avaient cure. Les longs crocs recourbés, plantés en profondeur dans la chair de la démone, éjectaient quantité de sang. Les fauves secouaient leur proie avec une telle violence que ses muscles imitaient le bruit du tissu déchiré.

Ni une ni deux, Reyn se précipita au secours de Quo. Elle planta ses propres griffes dans le cou d’une des bêtes qui ne lâcha pas pour autant sa prise. L’assemblée dans les gradins observait la scène hébétée, mais aussi empreinte d’une attirance morbide pour l’impromptue sauvagerie. La matriarche des démonifées n’était pas en reste. Toute trace d’ennui effacé de sa cruelle figure, elle avait tout l’air de se délecter de la souffrance de sa victime. Seules Aramië et Néropodès, également présentes sur scène, se gardaient de la moindre émotion ; à croire que leurs cerveaux étaient partis se promener de concert.

Le second molosse se détacha alors de Quo et se jeta sur Reyn. Les deux firent un roulé-boulé jusqu’au bas de l’estrade. Les dalles gémirent sous le choc de la chute des corps. L’elfe et le monstre roulèrent de plus belle avant de buter contre le bas des gradins. Les démonidés se penchèrent pour mieux voir, plus que jamais aux anges devant le « spectacle ». Aux travers des jappements bestiaux s’égosilla un hurlement à vous tordre un cœur : rage et douleur contenues en un seul cri. Reyn ne possédait pour seules armes que ses griffes. Et bien qu’elle ne fût en aucune façon, de près ou de loin, de taille face à l’immonde bestiau, elle s’acharnait ; à aucun instant elle ne lâcha prise, traçant toujours plus de sillons dans la chair à vif du canidé, avec une hargne telle qu’elle s’en brisa les doigts – ce qui ne l’arrêta pas pour autant. L’horreur aveugle avait beau la lacérer de part en part, elle lui résistait en rendant coup pour coup. À un moment, elle planta ses dents dans l’oreille de la bête et tira dessus jusqu’à lui arracher. Un sang noir, épais, se répandit sur la pierre de l’amphithéâtre et aspergea le visage de la furie, dont le sang, plus clair, se mélangeait à celui du monstre pour former une mélasse. Au-dessus d’eux, les visages peinturlurés se penchaient toujours plus, quitte à écoper d’un coup de griffes, tant ils étaient hypnotisés par la violence pure qui se déchaînait sous leurs yeux de bambins sadiques.

Sur la scène – devenue les coulisses – le temps s’était comme figé. Quo restait allongée, baignant dans une mare poisseuse, le corps désarticulé, sans qu’aucun gémissement n’émane d’elle. Seuls les lents soulèvements de sa poitrine indiquaient qu’une vie habitait encore sa carcasse. L’autre molosse tournait autour de la démone à demi-morte tel un chat jouant avec un mulot, lui donnant de temps à autre des coups de pattes dans l’espoir qu’elle réagisse.

À part Reyn, le reste de la troupe était restée sans bouger, ou presque. Silène retenait Tête-de-Pie qui n’avait qu’une envie : se jeter dans la mêlée. Jilam, l’esprit embrouillé par le cauchemar vivant, mimait la catatonie. Émergeant peu à peu, il lui fallut un long délai pour se rappeler l’endroit où il était, et davantage encore la raison qui l’y avait mené. Les râles égosillés de Reyn se brisèrent jusqu’à se muer en borborygmes.

La première question qui vint à l’humain fut : pourquoi Nellis ne réagit-elle pas ?

Se tournant vers son épouse, il découvrit celle-ci toujours prostrée sur ses genoux, le regard ancré à Morbani qui se tenait en bordure de scène, trop fascinée par la curée pour capter l’attention haineuse dont elle était la cible. Pourquoi ? voulut-il lui demander. Mais sa question resta prisonnière de sa gorge racornie. Il ne comprenait pas. Comment le pouvait-il ?

Et pourtant, il devait bien exister une raison à cette trahison. Il n’aurait pu en être autrement. Car, au moment où les molosses avaient bondi, à peine la sorcière avait-elle esquissé un geste que Morbani s’était tournée vers elle. Nellis avait senti les pensées de la matriarche la bousculer : la sensation de se manger un tronc. Un pouvoir ancien et longtemps enfoui était sorti du couvert du bois pour la happer. Le regard que lui avait adressé la matrone des démonifées s’était alors mué en mots dans son esprit : Bouge seulement un sourcil et ton humain sera le premier à mourir. Voilà ce que disait ce regard. Inutile de lire dans les pensées pour en saisir le sens. Elle savait ! La carne savait qui elle était ; du moins ce qu’elle était. Depuis quand ? Le début probablement. La gueule de la panthère s’était ouverte devant eux et, inconscients, ils avaient simplement marché dedans. Peut-on faire plus idiot ?

Nellis serrait les mâchoires à s’en faire saigner les gencives tant elle devait lutter pour réfréner le feu intérieur qui la rongeait et dont la patience frôlait dangereusement les limites. Or, elle ne pouvait se déchaîner, pas même maintenant que la situation l’exigeait, à cause de chaînes qu’elle s’était elle-même ferrées. Son brasier, lui, n’avait cure du sort de son mari. Elle était seule l’otage de Jilam. Et Jilam était l’otage de Morbani. La matriarche avait mis le doigt sur le lien qui les unissait. Ou plutôt Nazukahi lui aura dit. Où était-elle d’ailleurs ? Son crève-yeux apprivoisé se trouvait là, à se repaître du chant du massacre. Sa main à couper qu’elle les observait en ce moment même. La scène devait sacrément l’amuser.

L’Ombre-des-ombres tapota ses mains. « Bien, assez, Srog, au pied mon chéri ! Tu as assez joué ! Maman a des choses à faire ! » L’engeance s’éloigna de Reyn sans demander son reste. Seule parmi le groupe encore debout, Tête-de-Pie, toujours ceinturée par Silène, osait contempler le carnage. Les larmes aux yeux, elle jeta au visage de Nellis un profond dégoût. La sorcière le sentit, se détourna. La fée-lutin empoigna alors la figure de la chamane et lutta derechef pour s’extraire de son étreinte. « Mais lâche-moi démon-foutre ! » Dès que l’elfe obéit, elle se précipita, trébuchant plusieurs fois, sauta au bas de la scène sans prendre la peine de se recevoir correctement. Arrivée auprès de Reyn, elle n’hésita pas, en dépit de l’effarant tableau, et empoigna sa cheffe de clan, avec ample précaution, les joues chargées de larmes et des sanglots plein la gorge. « Oh ciel de chez ciel ! Qu’est-ce que vous lui avez fait baudets de barbares ?! »

L’assistance accueillit ses vociférations avec hébétude. Que marmonnait donc ce morceau de viande sur pattes ? Surtout, les démonidés commençaient à saisir que quelque chose ne tournait pas rond avec ces offrandes. Pourquoi diable se rebellaient-elles ?

Morbani dédaigna Tête-de-Pie et dirigea son attention vers Quo qui, malgré son atroce état, demeurait consciente. Son turban s’était défait et gisait en lambeaux près d’elle. La matriarche se pencha et planta son index dans l’orbite vide. La démone borgne réprima un râle. « Pour répondre à ta question, Quo, très chère Quo, elle nous observe en ce moment. »

La démone, en réponse, lui cracha : « Mange mes pieds verrue ! » L’insulte amusa Morbani. Son doigt plongea plus profondément jusqu’à presser les nerfs optiques racornis. Quo, cette fois, hurla. Elle était trop faible pour se débattre. En retrait, Aramië et Néropodès, parfaits reflets l’une de l’autre malgré leurs physiques des plus divergents, observaient le supplice sans s’immiscer.

La reine tortionnaire retira son index qu’elle essuya sur la robe déchirée et ensanglantée de Quo, puis rejoignit le trio encore agenouillé, figé dans la défaite. Elle les observa un moment avant de s’adresser à eux : « Ne craignez pas le silence, enfants du bois. Car les ténèbres sont bruyantes. La nuit est le champ fertile de la création, l’apanage d’une vie dont la mort n’est que le reflet. En son sein s’épanouit l’harmonie des âmes. Ceux qui craignent la nuit s’effrayent de leur propre esprit. »

Un puissant frisson traversa Nellis. Où est-ce qu’elle veut en venir au juste ?

Un hoquet manqua alors de l’étrangler. Elle avait compris… Elle avait compris les paroles de la démonifée. Cette dernière s’était exprimée, non en langage de la nuit, mais en idiome du bois. Où et quand l’avait-elle donc appris ? Nazukahi, c’était encore son œuvre, sûrement !

La matriarche la désigna tout en hélant Quo : « La voilà donc ta sorcière ! »

Nellis se mordit la langue. Morbani se planta devant elle et rapprocha son odieux visage du sien. Son ombre enveloppait sa frêle silhouette de moucheron comme une toile d’araignée. Le pire étant son haleine : glaciale aux légers relents putrescents. À croire qu’elle avait affaire à un cadavre et non un être vivant.

« Sorcière ! l’alpagua l’arachnide à la tiare, cachant à peine le triomphe qui l’enflammait. Nous sentons ton désir de Nous brûler vive, de Nous rappeler aux cendres qui Nous ont vu naître. » Le disque d’obsidienne sur sa poitrine et la goutte d’ambre en son centre abritant le sang du Tyran d’Antan vibrait, faisant cliqueter les écailles de dragon de sa robe-armure. Le pouvoir qu’elle dégageait était si oppressant qu’il insufflait à Nellis une vilaine nausée.

« Quel effet cela fait-il, hum ? D’être enchaînée à son orgueil. De voir sa toute-puissance se restreindre à un filet grisonnant. Sache que ton pouvoir en ce lieu vaut autant que celui d’un ver de terre. Car non content d’avoir pénétré Notre domaine, il est aussi l’apanage des Puissances Sombres. » Un trémolo dans la voix de la matriarche, au moment de prononcer les deux derniers mots, détourna quelque peu Nellis de sa fureur léthargique. De la peur ? La matriarche enfouit si vite ce sentiment par-dessous les couches d’orgueil que la sorcière crut avoir rêvé.

Morbani se détourna d’elle pour venir planter son ombre autour de Jilam. Nellis ne put retenir un sursaut anxieux, que la reine sadique ne manqua pas de noter. Celle-ci s’employa à caresser son époux de la même façon qu’avec l’elfe dont elle avait fait son mignon. Les muscles de l’humain étaient si bandés qu’il ressemblait à une statue de cire. Sa carcasse tremblait au contact des doigts intrusifs. La démonifée suçait sa peur par les yeux. La carne n’attendait qu’une chose, c’était évident : que Nellis perde son sang-froid. La torture lui était avant tout destinée.

« Tu tiens à ce ver d’humain, pourquoi donc ? l’interrogea Morbani. Pauvre race que voilà. Cette vermine gouverne le monde et pourtant leur existence est aussi prompte et futile que celle d'un papillon, et ô combien moins rayonnante. » Elle adressa ces derniers mots directement à Jilam dont elle frôlait le visage du sien. Une langue rouge s’échappa des lèvres pourpres et passa sur celles bleues du jeune homme qui demeura sans réaction. À cet instant, Nellis faillit sauter à la gorge de la harpie mais se retint de justesse. La cruelle engeance, qui n’avait pas manqué son esquisse de rébellion, lui renvoya son dédain dans un sourire. Puis l’arachnide se redressa de toute sa hauteur avant de revenir au fruit de ses délices, qu’elle rameuta dans sa toile. La sorcière, malgré l’éclat lunaire, ne plissa pas un chouïa les paupières. L’astre dessinait comme une aura, divine et dangereuse, autour de la pomme sanguine de Morbani. Celle-ci serra les lèvres. « Tu ne vas vraiment rien dire ? »

Non. Nellis n’avait pas l’intention de lui livrer ce dernier plaisir, le seul qu’elle avait encore le pouvoir de lui dérober.

La reine haussa les sourcils. « Soit. » Son visage rougeaud et la lune en arrière-plan furent soudain gobés par l’ogre obscurité. Aussitôt après, Nellis entendit un bruit de succion, comme lorsqu’un truc mou se décolle d’une paroi. Elle comprit que c’était son cerveau dans son crâne.

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