71. Percée de mystères
Les spectres ne sont pas du genre à se lasser. Ces choses-là détestent le vide. Ils ne peuvent s’empêcher de vouloir le remplir. Au fait, comment je sais çà ?...
La bise rugit, me retient, me repousse vers mes poursuivants. Ses sifflements sont les leurs. Je suis seule, même la nature est contre moi. La steppe est si vaste. L’herbe grasse gonfle le ventre bombé des collines et tangue sous le vent rageur. L’horizon est nu. Quelques flocons épars dansent dans la tempête. On dirait des graines de pissenlit. Ils me font penser à de minuscules esprits. Ils dansent et se fichent bien de moi, comme d’ordinaire je me fiche bien d’eux. La peur vous rend sensible aux menus détails que de coutume vous ignorez…
Je suis à bout de souffle. Depuis combien de temps je n’ai pas mangé ? Dormi ? Comment me rappeler ? J’ignore où je suis ; où j’étais censée aller ; d’où je viens – si tant est que je vienne de quelque part ; j’ignore simplement qui je suis censé être. Les habits que je porte, une sacoche pleine d’herbes, de racines et de fioles en bois, un bâton de voyage et un collier au bout duquel pend une perle bleue : ce sont là mes seuls biens et les seuls indices dont je dispose. Je m’imagine comme une chamane du bout du monde. Éternelle errante. Exilée forcée. Rescapée de massacre. Deviner, c’est là tout ce que peut faire mon esprit vidé. Un esprit béant dans un pauvre corps. À peine une braise pour faire battre mes deux cœurs…
Voilà, c’est trop. Mes jambes me trahissent à leur tour. Les hautes herbes coupantes paraissent si douces quand on s’y allonge. Leur caresse est un léger baume. Il y a pire endroit pour mourir. Mais vais-je seulement mourir ? Les revenants vont-ils me dévorer ou simplement me posséder ? Je suffoque de terreur. Le vent qui me flagelle sèche aussi mes larmes. On ne m’accorde même pas le droit de pleurer. Peut-on faire sort plus pathétique ? Mourir sans savoir qui on est. L’envie de hurler me tenaille mais mes sanglots sont trop pressants, ils ne laissent pas de place à la colère. Je me retourne sur le dos pour respirer l’air du ciel. Ce dernier est gris. Je ne peux même pas profiter une dernière fois du spectacle des étoiles. Mon nez est chargé d’odeurs : l’herbe, la terre, et la sueur. Le froid de la mort engloutit tout. Il est en moi, il me ronge. Je me prends à prier, j’ignore qui. Comment adresser une prière aux dieux sans savoir qui on est ? Les divinités ne sauraient aider quelqu’un dont ils ignorent le nom. C’est ridicule. Bon sang de troll que tout ceci est ridicule ! Que quelqu’un… Par pitié !...
Je saisis cette main tendue. À peine ai-je hésité. Jusqu’à toucher cette paume, sentir ses doigts se refermer autour des miens, je doutais de leur réalité. Mais réelle, cette main l’est bel et bien. Les dieux auraient-ils entendu ma prière ? La déesse se tient devant moi, me domine. Je songe alors qu’il pourrait bien s’agir de la mort en personne, du moins d’une de ses formes, un avatar, venu pour me conduire en son royaume secret. Mais non. C’est là un être de chair et d’os. Un sang chaud coule sous sa peau blanche. Et elle me sourit. Avec une tendresse infinie. Sa seule présence suffit à éloigner les spectres. Mes oreilles sifflent de leur frustration, eux qui espéraient m’avoir pour nouvelle compagne…
Ma sauveuse me guide. Une partie de moi se l’imagine encore sous les traits de la mort cachée. La peur est toujours là, qui m’écrase. Je titube. Ma bienfaitrice ne me lâche pas la main mais ne me tend pas non plus une épaule aidante. Sa paume est si chaude, la chaleur du sang. Le vent ne semble lui faire aucun effet. Ses cheveux de jais, noués en une longue natte qui lui flatte les hanches, se balancent comme sous une douce brise. Hormis ses joues rouges, son corps est pâle comme neige. Les flocons ne fondent pas sur ses cheveux, si bien que son crâne ressemble à un bouquet de coton. Sa tunique est de la couleur des herbes, vert jaunâtre. Elle ne porte rien d’autre pour se couvrir du froid. Cela ne paraît pas la gêner. Ses jambes longues foulent le sol avec légèreté. À peine son sillage dérange-t-il les hautes herbes battues par l’orage. Une yourte surgit au loin, dans l’ombre de deux collines, une fumée s’échappant du toit. Un cercle de bannières en crin de divers animaux défend un périmètre, probablement des spectres et autres mauvais esprits qui hantent la steppe. La peur est toujours là. Sinon, je ne me rappelle de rien. Ma sauveuse me lâche la main et plonge son regard vers moi. Elle me dépasse de deux têtes. Ses yeux sont deux pierres noires et un feu couve en leur sein. Est-ce que je la connais ? Je n’ose lui poser la question. Parle-t-elle seulement ma langue ? Au fait, quelle langue je parle au juste ? Peut-être suis-je muette. Hormis des sanglots, rien n’est sorti de ma bouche depuis mon réveil…
Je me trouvais sur une natte, tout habillée sous les fourrures, à l’abri d’un gros rocher. La plaine s’étendait partout sans montrer signe de frontière. L’ombre du rocher était douillette alors qu’au dehors la bise sifflait. La pierre chauffait au toucher, comme si un cœur battait à l’intérieur. J’ai tâché de rameuter mes souvenirs… en vain. Il n’y avait rien. Rien dans ma mémoire à quoi me raccrocher. Je ne me souvenais de rien. Mais cette bille bleue nouée autour de mon cou m’intriguait…
Ma sauveuse entre dans la yourte sans m’inviter. Pas une seule fois elle ne m’a parlé. Est-ce donc une contrée où les gens naissent sans langue ? Je demeure là, plantée comme ces bannières. Les crins s’agitent, menaçants. La bise siffle. La pénombre couve l’horizon. La nuit s’apprête à tomber mais les nuages cachent le crépuscule. La plaine paraît déserte, pourtant je sens la présence des revenants qui rôdent. Pas un animal en vue. Je me tiens vide au cœur d’un empire du néant, devant le seuil d’un espoir qui pourrait très bien mener vers de nouveaux tourments. L’hésitation me ronge. La peur est toujours là…
Je finis par rentrer. À l’intérieur il fait si chaud que j’ai d’abord l’impression de prendre feu…
Plus tard, elle s’est de nouveau penchée vers moi pour me dire – car elle parlait – « Tu sais, j’ai tué et je suis morte ici. Aujourd’hui je suis libre. Tu peux l’être aussi, si tu le veux. »
Nellis s’éveilla, étendue sur des couvertures de soie. Quatre braseros en forme de dragons brasillaient aux quatre coins de l’immense lit, assez vaste pour accueillir un hériphant. Une vive douleur lui traversa le crâne et l’aveugla momentanément. Elle avait la bouche affreusement pâteuse. Elle aperçut alors un gobelet sur une table de chevet et se jeta dessus. Sa soif était telle qu’elle respira la moitié des gorgées et fut prise d’une violente quinte de toux. En prime, l’eau glacée lui gela le cerveau.
« Bois doucement. Manquerait plus que tu meurs en t’étouffant. Le pathétique a ses limites. »
La voix avait percée dans la brume. Les quintes expectorées, Nellis tâcha de remettre ses pensées en ordre malgré la nausée qui lui vrillait l’estomac. Ses yeux remodelèrent les formes à partir du flou. Morceau par morceau, l’environnement se dégagea. La sorcière découvrit la silhouette accroupie, les ailes de papillon déployées en tapis sur le dallage de mosaïques. La démonifée lui tournait le dos, le regard rivé sur une immense paroi de verre couvrant toute la façade du mur. Non pas de verre, de glace.
L’œil vaseux, Nellis constata qu’elle se trouvait dans ce qui ressemblait à une grotte, assez vaste, de forme plus ou moins circulaire. Des stalagmites en cristaux de quartz multicolores évoquaient des colonnes tordues, lesquelles servaient de charpente naturelle. Le panorama chamarré égayait l’aspect caverneux des lieux. La sorcière se serait crue à l’intérieur d’une gigantesque géode. Aucune porte ni passage ne se discernait dans les murs abscons. L’imposante baie givrée occupait un quart de la façade. Plissant les paupières, Nellis distingua des silhouettes, plus ou moins grosses, captives à l’intérieur de la glace. Lui vint le sentiment d’être elle-même prisonnière d’une bulle, tombée au fond des abysses d’un océan figé et peuplé de fantômes.
« Toi et moi nous trouvons au cœur d’une antique nappe phréatique cristallisée, déclara Morbani. C’est là que Nous conservons Notre collection de curiosités. » Nellis se rapprocha d’elle d’un pas hésitant. La matriarche, toujours sans la regarder, pointa du doigt un passage creusé dans la paroi transparente. « Par cette galerie tu auras tout loisir de remonter le temps jusqu’aux prémices du monde précédant l’ancien. Tu y verras des choses que nul esprit, aussi fou ou rêveur soit-il, ne saurait fantasmer. Des choses que les mémoires ont oublié et ce pour une bonne raison, crois-moi. Beaucoup de ceux que Nous avons invité à visiter la galerie en Notre compagnie sont ressortis l’esprit à moitié rongé. Nos filles n’y entrent jamais, elles sont bien trop peureuses. Sa traversée inspire des cauchemars aux démons. Les pouvoirs enfouis de l’ancien avant l’ancien ne sont pas tout à fait morts, pas en ce lieu. Nous le nommons la Galerie des monstres-miroirs. Parce qu’elle reflète nos propres engeances intérieures. Observer l’abîme originel c’est prendre le risque qu’il t’observe en retour, qu’il se connecte avec l’abîme qui vit en toi. Les plus braves le sont trop pour craindre quoi que ce soit alors qu’ils devraient commencer par se craindre eux-mêmes. Les intrépides ne valent pas mieux que les froussards. »
Durant sa tirade, Nellis s’était approchée de la paroi pour la toucher. Ce qu’elle avait confondu avec de la glace était en effet une sorte de roche translucide, extrêmement dure et froide. La reine des démonifées ne se tenait qu’à deux pas d’elle, distraite, pour ne pas dire vulnérable. Son premier réflexe fut de puiser dans les courants de magie… pour constater qu’ils étaient tous à sec. Pas même un pauvre filet ne s’échappait du monde des esprits inexorablement clos. À moins qu’il ne le fût seulement pour elle. Après tout, ce lieu constituait l’antre de Morbani, le cocon de sa toile d’araignée. Le moucheron qu’elle était n’avait aucun moyen de la défier ou de se défiler. Elle en prit rapidement conscience. Aussi se contenta-t-elle d’écouter sans rien dire, dans l’espoir d’apprendre quelque chose d’utile, surtout histoire de se donner du temps pour réfléchir à une issue.
Le nez quasiment collé à la pierre transparente, elle cherchait à mieux détailler les silhouettes captives de l’antique source fossilisée. Les créatures, ou morceaux de créatures, représentées ici n’avaient pas lieu d’être, les espèces auxquelles ils appartenaient étant censées avoir disparu depuis fort longtemps ; pour certaines d’entre elles n’avoir même jamais existé. Des serakils ! comprit-elle. Des imitations, transformées en curiosités pour la galerie des monstres. Il y avait là des ogres, des crânes de géant, mais aussi de dragon, et ce qui ressemblait à des fœtus de dragons ; toutes sortes d’horreurs prisonnières, à jamais figées dans la présent. Nellis n’en croyait pas ses yeux. Jilam hallucinerait.
Jilam… Où était-il ? Et les autres ? Que leur était-il arrivé ? Pourquoi se retrouvait-elle seule en compagnie de Morbani, dans sa chambre qui plus est ? Ses efforts s’avérèrent rapidement infructueux. Aucun écho de pensées autre que celles de la reine ne lui parvenait. Comme si le monde s’était dissipé dans un vide sans fin. L’absence de ses compagnons et son ignorance quant à leur sort rameuta la panique. Et si Jilam et les autres étaient déjà morts ? Si jamais… Non ! Non, non, non ! Ressaisis-toi, Nellis, vieille souche creuse. Fantasmer le pire ne t’avancera à rien. Concentre-toi sur ton sort déjà. Si t’arrives à te sortir de ce pétrin, ce sera déjà bien.
« Nous entendons la caracole des questions qui se heurtent dans ton cerveau, s’amusa Morbani, toujours en la dédaignant. Ton tumulte intérieur bourdonne à Nos oreilles. »
Bons dieux ! la carne antique logeait-elle dans un coin de sa tête ? Fort improbable. Auquel cas, Nellis n’aurait pas manqué de le sentir. Elle tâcha donc de ravaler ses sentiments derrière une figure sereine. Bons dieux ! que le masque lui pesait, et ce quand bien même il ait cessé de la harceler.
Face à sa situation, elle n’hésita pas longtemps avant de briser le tabou qui la guidait depuis toujours. Écartant les vertiges, elle s’immisça dans les pensées de la démonifée.
« Calme ton esprit et n’essaie pas de lire dans le Nôtre. Tu n’aimeras pas ce que tu y trouveras. Ce pourrait même te rendre folle. »
La sorcière, sonnée, cessa nette son introspection d’autrui. Jusqu’où donc allait le pouvoir de Morbani pour être capable de sentir le sien triturer ses méninges ? Jusqu’à présent, personne n’y était parvenu… Hormis…
La sorcière détailla longuement la reine qui n’avait cure qu’on l’observe. Si son esprit demeurait ancré en ce présent lieu, ses yeux d’améthyste, eux, vaquaient au loin, parmi les abysses cristallisés et les horreurs pétrifiées. Nellis avait l’impression de sentir contre elle le regard des serakils bien qu’ils fussent morts. À moins que… Non. Elle ne rêvait pas. À part ses propres pensées et celles de Morbani, il y en avait d’autres qu’elle discernait, maigres échos, néanmoins présents. Ces vestiges de conscience émanaient sans aucun doute des serakils. Morts, ils ne l’étaient pas tout à fait. Depuis leur prison fossilisée, les pulsions de leur instinct s’évertuaient à battre. Leur fureur impérissable, enfermée pour toujours dans le froid des limbes rocheux, entretenait comme un bruit de fond, des plus dérangeants dans le silence grinçant du cocon royal.
Le cou de Nellis craqua douloureusement lorsqu’un courant d’air lui fit lever la tête. Autre élément notable de la caverne : l’absence de plafond. Ses hauteurs formaient une cheminée aux vives couleurs s’ouvrant sur le dôme sanguin de la nuit. Quel besoin de plafond au juste ? Car jamais il ne pleuvait sur Morbani. Et les démonifées, ces papillons de nuit, n’avaient non plus l’usage de portes.
En parlant de voler… Je pourrais me transformer, songea-t-elle. La métamorphose ne dépendait pas des courants de magie. Il lui suffit cependant d’un coup d’œil vers Morbani pour qu’elle réalise que, sous ses airs dissipés, l’araignée n’attendait qu’une chose : que le moucheron tente de lui fausser compagnie, histoire qu’elle ait une bonne raison de la blesser de nouveau. L’épouse de Jilam discernait la violente colère dissimulée derrière le visage somnolent. Lui restait en mémoire le bruit émis par son cerveau en se décollant de sa boîte crânienne ; souvenir entretenu par l’affreuse migraine qui lui lacérait les tempes.
Via la cheminée en cristaux, les oreilles du bois ne percevaient aucun écho du monde extérieur. Le festival s’était-il achevé ? Combien de temps avait-elle dormi au juste ? Pourtant la lune de sang brillait toujours : pour preuve la teinte du ciel visible.
Morbani se leva, ébrouant ses ailes qui se ramassèrent sous l’aspect d’une longue cape aux pans traînants, et enfin daigna la regarder. « Soit la bienvenue au cœur du cœur de Notre domaine, sorcière du bois, dit-elle du ton de l’hôtesse qui n’a que faire des politesses. Tu peux te féliciter, rares sont ceux qui ont la chance d’y pénétrer, même parmi Nos bien-aimées filles. La Chambre aux mille gemmes est Notre nid douillet, Notre jardin secret, ainsi que Notre sacrosaint sanctuaire. Un sanctuaire au sein du temple bienheureux qu’est Notre royaume. Un temple dont Nous sommes la grande prêtresse et prophétesse, la voix céleste des Dieux d’En-Bas. »
Là encore ! La voilà… Nellis revit l’instant où la reine, dans l’amphithéâtre, avait mentionné les Puissances Sombres et la peur fugace qui avait ombragé son triomphe, ainsi qu’elle venait de le refaire. Ladite grande prêtresse pouvait parler, étaler son prétendu amour fanatique, elle n’en dissimulait pas moins l’effroi véritable que lui inspiraient ses ténébreux maîtres.
Sur sa poitrine, le disque d’obsidienne contenant la perle d’ambre, qui elle-même renfermait la goutte de sang du Fléau Suprême d’Antan, vibrait d’un pouvoir somnolent mais dont Nellis percevait l’extrême danger. En revanche, la matriarche s’était allégée de la tiare au serpent couronné de la trinité astrale, de même que du collier en diamant de Phénix. La sorcière repéra les artefacts, reposant sur des coussins de velours dans un recoin de la chambre caverneuse.
Morbani se détourna. Comme toutes les démonifées, elle donnait l’impression de léviter plutôt que de marcher ; impression renforcée par l’invisibilité de ses pieds, cachés par sa longue robe en écailles de dragon.
La reine se dirigea vers une alcôve dissimulant une source chaude. Elle se dévêtit devant Nellis sans une once de pudeur et rentra dans le bassin aux vapeurs de soufre, s’y allongeant presque, puis ferma les yeux. Son occiput reposait contre la margelle tandis que ses sombres cheveux lustrés de feu traînaient sur le carrelage. Le soupir qu’elle poussa semblait contenir le poids d’un siècle de tribulations.
Pour Nellis, poser les mille questions qui lui trituraient les neurones était tentant. Pourtant la sorcière s’en abstint. Son instinct lui susurrait qu’elle aurait pu parler mille lunes durant, Morbani se serait tue durant mille lunes. Le temps au même titre que l’espace était sien. Le courant de la rivière obéissait à ses ordres. Elle seule détenait le secret de la partition et prenait souvent soin de le rappeler par ses silences interminables. Aussi Nellis ravala-t-elle sa langue comme elle avait ravalé son envie de violence.
« Un bain te ferait à toi aussi le plus grand bien. Tu pues la cendre et l’encens, et le démon par-dessus le reste. » L’épouse de Jilam se garda de réagir. Elle aussi pouvait être douée au jeu du silence quand elle le voulait, n’en déplaise à son mari.
Histoire de tromper l’ennui et de distraire ses inquiétudes, la sorcière entreprit d’examiner plus soigneusement sa cage dorée. Hormis l’imposant lit, la table de chevet, les quatre braseros-dragons, le nid royal ne comptait guère de mobilier, si ce n’est une énorme vasque plantée dans une autre alcôve. Taillé à hauteur d’elfe, le trophée en pierre était ciselé sur tout son pourtour de motifs de flammes tandis que des mini-silhouettes s’agitaient et périssaient dans ces mêmes flammes. L’image titilla le propre brasier de Nellis qui s’approcha. Le brusque contact de pensées primitives et fourmillantes lui arracha une grimace. Prudente, elle se pencha au dessus du récipient et grimaça derechef. La vasque contenait toute une colonie de jeunes larvelaves, pas plus grosses que des chenilles.
« Tu veux mettre ton doigt dedans ? » La sorcière sursauta et se retourna vivement. Morbani se tenait à deux pas d’elle, nue comme un ver sous ses ailes de papillon, et lui décernait une mine narquoise. « Essaie donc voir ce que ça fait. Oh, c’est bon, ne fais pas cette tête, je plaisante. Tu veux les nourrir ? »
La reine se dirigea vers l’un des braseros-dragons et plongea sans retenue sa main pour récolter une poignée de braises. Sa peau ne grésillait ni même ne fumait. Pas une rougeur sur son épiderme de granit. Seules ses veines noires pulsaient sous la chaleur qui déformait l’air autour de son poignet. La démonifée revint auprès de Nellis et préleva de sa paume une braise qu’elle donna du bout du majeur et de l’index aux larvelaves. La colonie n’en fit qu’une bouchée. Morbani proposa à la sorcière d’essayer. Réprimant son désir ardent de lui tordre le cou, celle-ci accepta. Avant d’engager toute rébellion, elle devait impérativement glaner des informations, aussi infimes fussent-elles, en mesure de l’éclairer sur le sort de Jilam et de ses compagnons.
Ses pensées pesaient lourd, bien trop lourd, à tel point qu’elle avait l’impression de porter le poids de tout son corps sur sa seule nuque. Aux visions atroces de Quo et de Reyn, allongées et ensanglantées, se juxtaposaient l’incompréhension de Jilam et le mépris de Tête-de-Pie. Je ne peux pas mourir sans m’être expliquée, du moins excusée.
Sur cette pensée, Nellis prit la braise de la paume de Morbani. Ce contact lui rougit le bout des doigts mais ce fut là tout. Le feu ne pouvait la blesser, car elle était le feu. Le brasier couvait en elle. Simplement crachait-il plus de fumée qu’autre chose pour le moment, faute de source à laquelle s’abreuver. La sorcière lâcha la croquette de braise et s’empressa d’éloigner sa main. C’était sans compter la matriarche qui lui agrippa le poignet pour l’immobiliser. Mesurant deux têtes de plus qu’elle, la démonifée était aussi bien plus forte. Il lui suffirait d’une pression bien sentie pour la forcer à plonger sa main dans le récipient. Les centaines de larvelaves grésillaient d’un féroce appétit, plus que jamais aiguisé par les récents amuses-gueule.
À voir son sourire, nul doute que Morbani se délectait de la scène. Penchant son visage contre l’oreille de Nellis, à un soupir de lui mordre le lobe, elle susurra : « Nous nous efforçons de ne pas trop les gâter. À peine se goinfrent-elles qu’elles grossissent, et ce très, très vite. Pour qu’elles tiennent dans la vasque, il faut connaître la bonne mesure. Mais non plus il ne faut les affamer. Sinon elles meurent et se changent en scorie froide. Elles n’ont pas l’air mais ce sont de fragiles créatures. Aussi, à l’occasion, Nous leur donnons un petit supplément : de plus grosses braises, un coulis de lave, parfois des insectes-serakils. Ou lorsque les évènements s’y prêtent, certains de ceux qui Nous ont déplu. Une main par-ci. Un nez par-là, pour les plus vilains. »
Nellis cessa de résister pour se laisser faire, car dorénavant elle comprenait qu’avec Morbani s’entêter ne rimait qu’à aggraver son supplice. Prouvant son intuition, la démonifée finit par la relâcher et la sorcière s’écarta vivement de la vasque, manquant de trébucher. La poigne de la matriarche avait inscrit un hématome autour de son poignet et un froid intense engourdissait son bras comme si le sang à l’intérieur avait gelé.
Elle vit alors sa tortionnaire, s’amusant à remuer le contenu de la vasque comme s’il s’agissait d’un bouillon. Les traits sereins, Morbani souleva sa main, intacte, contenant une poignée de larveslave. Les vers noirs gigotaient sans chercher à grignoter les doigts. Plusieurs fois, elle réitéra l’opération devant le regard ébahi de Nellis. De quel bois au juste était faite l’engeance ?
Un battement d’ailes détourna soudain l’attention de la sorcière. Il fut suivi d’un croassement. Nellis leva les yeux, vers le ciel faute de plafond. Une ombre noire émergeait du sommet de la cheminée et grossissait à mesure qu’elle opérait sa descente. Le volatile traça plusieurs cercles avant de se poser sur l’épaule de Morbani qui s’employa à lui flatter le bec. La sombre créature aux orbites béantes croassa de plaisir. Qui a jamais entendu parler d’un crève-yeux qui croasse ?
Le souvenir de Nazukahi dans les Gorges… Le crève-yeux niché sur son épaule… Sa façon de lui flatter le bec…
« Eh bien, qu’as-tu donc sorcière à Nous regarder de la sorte ? » questionna Morbani, l’air faussement intrigué, le ton clairement moqueur.
Nellis ne dit rien, se contentant de la fixer. Afin de discerner…
« Que Nous vaut cette soudaine attention ? » La reine carnassière souriait de toutes ses dents. Du sourire de celui qui sait quelque chose que tous ignorent.
Dans les Gorges… Elle n’avait pas le même visage. Elle… Ce n’était pas la Nazukahi de mes souvenirs. Elle n’avait pas seulement changée, elle portait un autre visage. Comment se fait… Ce n’est pourtant pas une métamorphe. Sa personnalité est la même. Change-peau, certes. Mais quel change-peau peut se prévaloir d’un tel talent ? Ou peut-être…
« Le mot que tu cherches est tisseuse de peau. »
Quoi ? La sorcière cligna des paupières, incrédule. La reine narquoise ne cessait de lui sourire, et par ce sourire de l’humilier. Comment lui reprocher ? Stupide qu’elle était. Le crève-yeux avait de meilleurs yeux qu’elle. Le volatile n’était d’ailleurs plus sur l’épaule de sa maîtresse mais perché sur le rebord de la vasque, titillant les larveslave du bout du bec. « Pas touche, mon joli, tu vas te cramer le gosier », le rabroua gentiment la démonifée qui lui offrit son index.
« Funeste animal n’est-il pas ? dit-elle tout en lui flattant les plumes. Nous nous sommes croisé alors que je traversais la Voie Silencieuse pour venir ici. Je n’ai pas tout de suite compris ce qui s’était passé. D’une façon ou d’une autre, cette bête et moi nous sommes liés. Par mégarde je dirais. Des totems, tu le crois ? Me surprendre n’est pas chose aisée. Et surprise je le fus, tu peux me croire. Moi, un totem ? Jamais je n’y aurais songé. Cela m’a rappelé une chose des plus désagréables : que l’univers nous dissimule toujours quelques mystères. »
Le crève-yeux croassa de plaisir sous les caresses de son âme-sœur. Encore aurait-il fallu pour cela qu’elle ait une âme. Qui a jamais entendu parler d’un crève-yeux qui croasse ? Nazukahi corrompait tout ce qu’elle touchait, y compris le totem avec lequel elle s’était liée, par mégarde ainsi qu’elle le décrivait – un peu comme Nellis avec Mú en vérité. À son contact, le monde changeait invariablement, mutait, se pervertissait, tandis que la sorcière-vampire demeurait fidèle à elle-même : inflexible, immobile. « Il n’y a rien que j’exècre davantage que l’ennui », lui avait-elle dit dans les Gorges. L’ironie ! Qu’y a-t-il de plus ennuyeux au juste que de rester planter sans bouger en regardant le temps défiler autour de soi ?
« Qu’as-tu fait ? croassa Nellis, la gorge aussi sèche qu’un vieux puits.
─ Au risque de me répéter, rétorqua sa némésis, plus amusée qu’agacée, je suis une tisseuse de peau. Tu as déjà entendu parler de cet art ? À ta figure je vois que oui. »
En effet, Nellis n’avait pu réprimer une franche grimace de dégoût. Tisseuse de peau. Un joli titre pour un talent qui tient de l’art autant que la torture. Le principe est le même que pour un change-peau, sauf que, contrairement au change-peau, le changement est factice. En d’autres termes, le tissage de peau s’apparente à la taxidermie, si chère aux trolls, à la différence que le rembourrage est remplacé par le taxidermiste. Le métamorphe transforme autant sa personnalité que son apparence ; le change-peau modifie seulement son apparence ; le tisseur de peau vole l’apparence de quelqu’un d’autre. Et ce, bien entendu, après l’avoir écorché ; vif de surcroit. Le processus implique que la victime doit impérativement respirer tout du long. La technique, aussi minutieuse que cruelle, nécessite de multiples dons ; en premier lieu une incapacité totale à la moindre forme de compassion, car le tisseur de peau doit pouvoir œuvrer malgré les cris.
Tel était donc le secret de Nazukahi. Non content d’être une voleuse de souvenirs, elle dérobait la peau de ses victimes et s'en faisait un déguisement grâce à un savant mélange de sorts et de potions. Elle pouvait ainsi imiter jusqu'à l'odeur, la voix et même l'aura. Au point de tromper les dieux des Tréfonds et même le flair d’un démon. C’est par ce biais qu’elle avait échappé tout ce temps à ses obscurs débiteurs ; qu’elle les avait trompés, Nellis et toute la clique, en leur délivrant l’impression qu’elle était partout et nulle part à la fois. Et c’est ainsi que la proie parvint à piéger ses traqueurs.
Mais comment ? Comment avait-elle pu, non seulement tuer Morbani, mais voler au préalable sa peau et son identité, un être si vieux et si puissant, et accomplir cet exploit sans que les démonifées ne le remarquent ? Comment était-elle parvenue à jouer le jeu tout ce temps sans se trahir ?
La réponse était simple et Nellis la connaissait : la patience. Une patience inflexible, presque sans limite. Une patience qui faisait tant défaut à notre sorcière. Ce défaut qui l’avait condamné, elle, Jilam et tous les autres : ses compagnons, les habitants du bois, tous ceux que la sorcière-vampire ferait souffrir à l’avenir. Oh le masque ne sera jamais en manque de visions, ni de cris !
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