74. Un hériphant qui se balançait...

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Il se réveilla avec la langue pâteuse et un goût sucré de miel en bouche. Rien de meilleur que du miel au réveil ! Nellis en conservait toujours un pot quelque part dans leur humble chaumière. Les baisers de Nellis, eux, avaient une saveur musquée.

Il se demandait parfois, comme maintenant, s’il n’était pas mort cette froide nuit d’hiver dans la clairière aux lanternes, et si son existence n’était depuis que le fruit de son esprit virevoltant entre vie et trépas.

Il faisait souvent le même rêve dernièrement. Je regarde le pendu. Une personne arrive, me dévisage. Je m'en vais. Elle reste devant le pendu. J’ignore qui est le pendu. J’ignore qui est la personne.

Nellis !... Où es-tu ?

À mesure que les souvenirs affluaient, les larmes lui montaient, chargées de détresse et remplissant la cuve de ses regrets.

Dans les moments fatidiques, il est dit qu’il faut agir, éveiller ses instincts. Hélas ses propres instincts étaient grippés depuis sa naissance et jamais il n’était parvenu à les décoincer.

Le miel de Cornevalë était de loin le meilleur qu’il ait jamais goûté. Il pensa aux lutins du clan et à leur cheffe, la terrible et belle Braywom Coraïl. C’était le genre de personnalité qui n’avait nul besoin d’instinct pour s’ébranler ; sa volonté seule se suffisait. Combien de temps s’était écoulé depuis leur dernière entrevue ? La reverrait-il jamais ? Il en doutait.

Il se trouvait enfermé à l’intérieur d’une bulle fluorescente. Au moins n’était-il pas dans le noir. Il n’était pas certain de dormir ni sûr d’être éveillé, il flottait dans un entre-deux. Le dehors n’existait plus. Son esprit se résumait à un vide émaillé de quelques lucioles. Son corps était détaché de toute sensation comme si le lien entre son âme et sa chair eut été tranché.

Quelque chose se mit soudain à gratter l’extérieur de sa chrysalide. Sa peur déborda. Comme une chenille que l’on titille du bout du doigt, il se rétracta – du moins essaya-t-il, mais ses muscles l’ignorèrent, et son bête réflexe se résuma à plisser le front.

Une fente apparut, puis, brusquement, son monde réduit s’ouvrit en deux. La noirceur pénétra la lumière. Les deux se chevauchèrent, puis tout se mit à tourbillonner. Jilam se retrouva à plat ventre sur un sol hélas plus dur que son crâne.

« Retourne-le ! Là, doucement. » Quelle étrange voix ! Jilam se retrouva sur le dos. Son regard croisa celui d’un champignon phosphorescent, puis s’attacha à l’ombre qui ondulait au-dessus de lui. Deux braises percèrent le cœur du tourbillon. Celui du mortel ne fit qu’un bond, tel un ballon mal gonflé. Des doigts s’acharnaient à dégager la substance collante qui l’enveloppait comme un paquet cadeau. Il voulut gigoter pour les aider mais seules ses oreilles remuèrent. Puis des léchouilles plurent sur sa joue. Une queue touffue le gifla. Quelque chose de gros mais de léger grimpa sur sa carcasse inerte ; deux grandes oreilles, blanches comme neige, tremblantes. « M-Mousse ? » Lui aussi avait une voix bizarre.

« Du lichen. Et ces champignons là-bas. Où qu’il est ce foutu bol ? Ah le v’là ! » Tonnerre chuchotant.

Jilam plissa les yeux pour tenter de déflouter les traits de la silhouette massive remuant à l’orée de son champ de vision. « J-Je rêve… pas vrai ? » Il avait la sensation d’un gros gravier coincé au fond de sa gorge.

Deux petits yeux surmontés d’un énorme nez aux allures de groin le lorgnèrent d’un sombre éclat. « Désolé mon gars, mais nan, pas cette fois. Holà, désolé petit père. » Deux énormes paluches velues venaient de saisir le petit Mousse qui, étrangement, ne se débattit pas. La paume de golem se mit à caresser l’animal peureux sans paraître gêné par ses épines. « Tu peux me filer un de tes piquants petit père ? C’est pour la bonne cause, promis. »

D’un geste maîtrisé, les boudins aux airs de doigts prélevèrent ledit piquant et le petit Mousse ne couina même pas. L’index et le majeur pressèrent le minuscule dard duquel perla une infime goutte qui tomba dans un bol en bois. « Ce qui te tue quelque part, tu trouves ce qui te ressuscite pas loin. Et le plus puissant des remèdes c’est bien ce paralyseur sur pattes. Bien dosé, le venin de lapinou ça vous purge le sang de toutes ses souillures. Sauf celles qui sont là de naissance. » Sur ces mots, son sauveur dégaina une longue aiguille qu’il se planta dans le bras. Le sang très carmin s’égoutta dans le bol qu’il tendit vers Jilam tout en lui relevant délicatement la tête. « Et voilà la cerise bien rouge sur la tambouille. Bouche-toi le nez et avale-moi ça fissa avant de te liquéfier. »

Jilam grimaça. Il doutait autant du bienfait des ingrédients que de la propreté du récipient. « C’est toi qui voit, gamin. Sinon compte pas sur moi pour te ramasser à la cuillère. » Le jeune homme but d’un trait, sans possibilité de se boucher le nez, et eut ainsi tout loisir de profiter de la saveur du breuvage. L’autre lui plaqua sa grosse paluche sur la figure pour l’empêcher de régurgiter. « Là, là, bien. »

Jilam se sentit partir. Le pendu l’attendait de l’autre côté. Mais cette fois, personne ne vint…

À son réveil, il découvrit avec bonheur qu’il pouvait de nouveau sentir son corps et bouger ses membres. Pour fêter ça, il remua les orteils.

Il se trouvait dans une grotte. Une luminescence tenant l’obscurité en respect émanait d’une étrange substance à l’aspect filandreux collée aux murs et pendant en filaments du plafond. Jilam tendit le bras. Aussitôt quelqu’un lui claqua violemment la main. « Pas touche tête-de-noix ! »

Hagard, il cligna des paupières – « Silène ?... Silène ! » – et fondit dans les bras de l’elfe, qui sursauta avant de lui rendre son étreinte. La chamane en herbe brillait à la clarté éthérée. Jilam songea qu’il devait arborer une tête similaire. Même ses poils de bras scintillaient. La chair de poule ne le quittait pas.

Non loin, il aperçut un rocher mouvant qui se révéla un immense dos voûté surmonté d’un énorme crâne brun et chauve comme une souris. C’était donc lui, il n’avait pas rêvé. Une vague de chaleur l’envahit à la vue de la barbe mastoc et broussailleuse. Près de la carcasse du Chasseur, moitié moins large, trois fois moins grande, se tenait Tête-de-Pie. Les deux veillaient un corps allongé. Jilam reconnut Reyn quand quelqu’un l’interpela : « Bien dormi ? Ça va mieux ? » Le jeune homme se figea devant la personne.

« Tous tes organes sont à leur place ? » La dame de nuit parlait sans animosité ni non plus aménité. Jilam se raccrocha à Silène qui le rassura : « Elle est avec nous, ne t’en fais pas. Ouais, moi aussi ça ma surpris au début. Mais c’est grâce à elle que nous sommes sortis du cocon. Elle et le Chasseur. »

Tandis que Mousse se glissait entre ses genoux, Jilam découvrit Mú niché sur ses fesses non loin, en train de l’observer. Les souvenirs affluèrent de son inconscient dans sa caboche trop étroite. « Où est Nellis ?

─ Personne ne sait. Peut être plus loin. Mais Reyn… »

L’angoisse se lisait sur ses traits, par trop tirés par ces lunes d’efforts et de privations. Jilam interrogea Mú du regard. L’étoile entre ses billes jaunes demeurait inexorablement close. Il comprit que l’animal avait perdu le contact, que le lien totémique était en sommeil. Il voulut se relever, mais ses pauvres jambes cédèrent sous son ridicule poids. Silène l’aida ; Néropodès demeura en retrait. Peut être sentait-elle la crainte du jeune homme. Les deux comparses s’approchèrent du Chasseur et de la fée-lutin, tous deux penchés au chevet de Reyn. L’elfe gisait inconsciente, le teint si livide qu’on eut dit que...

« Reyn, souffla-t-il.

─ Elle vit, s’empressa de le détromper Silène. Mais… »

Non, bien sûr la redoutable, l’impitoyable ratte en chef, fléau autoproclamé du bois, ne pouvait mourir aussi bêtement à cause d’un cabot mal pelé. Pas elle. Pas Reyn. Il se souvenait de la façon dont le molosse l’avait déchiquetée, et de la joie perverse des démonidés devant la scène. L’image dans sa mémoire rameuta la nausée.

Ils s’approchèrent encore et Jilam put enfin voir le visage du Chasseur. Des lustres qu’il ne l’avait pas croisé, que l’énergumène avait disparu sans donner de nouvelles. Mais ni lui ni Nellis ne s’étaient inquiétés, le silence étant dans la nature de l’ermite grognon.

« Tu te sens mieux gamin ? » Son timbre d’ours mal luné lui réchauffa le cœur, alors que sa seule présence, aussi fortuite fût-elle, allégeait ses fardeaux.

« Que fais-tu là ? demanda-t-il.

─ Oh çà ! C’est toute une histoire. Pas si longue à vrai dire, se contenta de dire le vieux sanglier.

─ Reyn ? s’enquit aussitôt après le jeune homme.

─ J’ai fait ce que j’ai pu. Ne tient qu’à elle de faire le reste. »

Du sang séché encroûtait ses cheveux cendrés. Les bandages lui faisaient office de vêtements. Ils brillaient d’un vert fantomatique, dégageant une odeur assez forte pour couvrir le musc intense de la moisissure. Les crocs avaient miraculeusement épargné le visage qui demeurait intact bien qu’exsangue.

Jilam se pencha vers Tête-de-Pie dont les cuisses servaient d’oreiller à la blessée. La fée-lutin ne réagit pas, on eut dit une statue. « Elle va s’en sortir », tâcha de la réconforter le jeune homme, un peu penaud, masquant l’angoisse sourde qui vrombissait jusque dans ses tripes, avant d’ajouter, plus confiant : « Elle est trop têtue pour mourir. Tu le sais, pas vrai ? » Tête-de-Pie acquiesça.

« Je lui ai donné mon sang pour remplacer celui qu’elle a perdu, intervint Silène. J’espère que ce sera assez pour nous deux. » Jilam la trouvait en effet plus pâlotte encore que d’ordinaire.

La fée-lutin brisa le malaise qui suivit : « Merci Silène.

─ Attends je n’allais pas rester sans rien faire, je veux dire… Je suis chamane après tout, enfin… si on veut. C’est mon devoir !

─ Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Merci de m’avoir retenue là-bas. Sans toi, je serais dans le même état que cette greluche et ça n’aurait rien changé. Alors merci. Merci d’avoir eu le sang froid pour nous deux. »

Silène demeura coite devant le compliment. À la voir, on devinait sans mal qu’elle s’en était voulue jusqu’à présent. Comme Jilam se reprochait d’être également resté de marbre face à l’horreur, tandis que ses amies se faisaient déchiquetées ; mais pas autant qu’à Nellis qui elle aurait pu changer la donne. Nellis…

Son regard se mit à fouiller la grotte. Il s’agissait d’un long couloir plutôt spacieux s’étirant d’un côté à perte de vue et grimpant à angle droit de l’autre. La substance fluorescente couvrant les murs évoquait sans mal des tapisseries tandis que les filins suspendus au plafond ressemblaient davantage à des toiles d’araignées. « Où est-ce qu’on est au juste ?

─ L’Arachodéon, répondit Néropodès qui s’était approchée de lui sans un bruit. C’est ici que les démonifées tirent leur soie unique. Les arachnodons cravachent pour Morbani qui en échange les nourrit, d’offrandes, de voyageurs égarés… de mauvais courtisans. Surtout garde toi de frôler la toile. Elle s’étend sur des lieues et chaque filin est relié au nid. Une vibration et toute la colonie rapplique. Et une fois dans leurs filets, ne compte pas en sortir. Un vieil hériphant se casse les dents là-dessus. Le cocon te maintient en vie le temps que le venin te change en eau.

─ Ensuite pof ! la coupa le Chasseur en aplatissant sa grosse paluche sur la frêle épaule de Jilam, la grosse bébête vient pour te sucer les boyaux comme un fruit mûr, et c’est comme ça qu’elles te pondent la soie pour les belles robes de ces princesses. »

L’idée de porter des déjections d’arachnodons qui furent auparavant des êtres vivants écœura Jilam qui eut la soudaine envie de s’arracher les vêtements, mais la pudeur et le souci de chaleur étranglèrent ses pulsions. Il observa chacun des visages de ses compagnons, constatant l’immense vide laissé par les deux absents.

« Nellis et Quo… » dit-il simplement. Le Chasseur et la démonifée s’entreregardèrent, puis la dame de nuit jeta un œil vers Mú qui collait aux basques de l’ours taiseux. Les gratouilles de Mousse sur sa chaussure détournèrent son attention. Ses pauvres muscles en compote geignirent quand il prit l’animal dans ses bras. « Qu’as-tu à trembler comme ça petit père ? Qu’est-ce qui t’effraie ? » À voir les figures lisses face à lui, il devinait qu’un secret lui était tu. « Eh bien ? »

Mais ce fut Silène qui l’éclaira : « Quo est là-dedans. » Elle désignait un renflement dans la toile non loin que Jilam n’avait pas remarqué. « Il ne veut pas la libérer.

─ Qui ça ?

─ Lui. » Elle pointait du doigt le Chasseur. Le jeune homme s’offusqua : « Pourquoi ?!

─ La laisser mariner dans sa gangue lui fera pas de mal. Néropode m’a raconté qu’elle aussi avait salement dégusté. Le cocon la garde au frais. Les démons sont coriaces, toi-même tu sais. »

Jilam, incrédule, sentit la colère monter. « Tu parles ! Ta copine a dit que le venin vous liquéfie.

─ Hé, mets-la en sourdine tu veux. Les arachnodons ont beau être aveugles, ils ont une sacrée ouïe. » Il n’ajouta rien, inflexible face à Jilam, lequel fut rejoint par Silène.

« On ne s’est jamais rencontré Chasseur, et je doute que tu me connais, mais mon… mentor m’a parlé de toi déjà, et je me souviens qu’il me disait que tu ne portes pas les démons dans ton cœur.

─ Et qui c’est ton mentor, petite ? gronda l’ours chauve.

─ Dayl. Il s’appelait Dayl. » L’elfe avait prononcé le nom dans un murmure et d’une mine déconfite. Le Chasseur face à elle se rembrunit.

« Ah… t’es la petiote du p’tit Dayl, marmonna-t-il. J’ai été triste quand j’ai su qu’il était mort. » Sa brusquerie, Jilam le savait, n’était pas tant due à un défaut d’empathie qu’à une maladresse sans commune mesure concernant ses interactions avec d’autres êtres vivants. « Un vrai pibleu celui-là et pas qu’un peu. Mais il faisait de la bonne liqueur. Je l’échangeais contre ma gnôle. C’était le genre à aimer voyager sans quitter son trou. On parlait des fois, de champignons souvent. Ce qu’il pouvait me rabâcher sur toi gamine. »

Cette facette du défunt chaman émut sa fille adoptive dont le chagrin du deuil bataillait avec la tendre nostalgie. Parfois la maladresse peut toucher la corde juste. L’image de Dayl l’ivrogne et du Chasseur irascible ensemble amusa Jilam qui oublia un instant sa colère. Mais le Chasseur ne s’arrêta pas là…

« Et oui j’aime pas les démons, c’est un secret pour personne, parce que personne peut les piffrer, pour une bonne raison. Mais ta naïveté me surprend pas, petite, quand je vois que tu fréquentes le gamin. Celui-là a le flair pour se fourrer dans les pires ennuis. Je crois me souvenir qu’il a failli se faire becqueter par un démon pas une fois mais deux. Nie pas Jilam, c’est Nellis qui me l’a dit.

─ Elle t’a dit aussi que la démone dans ce cocon m’a sauvé plus de fois que je ne peux les compter ? » Le sanglier bourru leva un sourcil en buisson. La lumière de soie réfléchissait la coquille d’œuf lissée de son gros crâne. Jilam l’avait déjà vu maintes fois en action et il savait que ses colères n’avaient rien à envier à la furie d’un hériphant ou d’une sorcière. Le duel de regards se poursuivit durant un instant, si court qu’il parut long ; le Chasseur était pris en tenailles entre Silène et Jilam, Néropodès et les deux mammifères en spectateurs, pendant que Tête-de-Pie, plongée dans sa léthargie, ignorait le monde autour d’elle.

Jusqu’à ce que l’ours soupirât : « Ah Jilam, Jilam. À trop écouter ton grand cœur, tu finiras par t’en mordre les doigts. Fais donc sortir la démone, Néropode. »

Aussitôt la dame de nuit le fusilla de ses yeux de braise. « Tu te crois où, vieille tique grincheuse ? Tu m’as pris pour ta sauterelle ? Tu t’imagines que je vais sautiller dès que tu grognes ? J’ai assez léché de sandales pendant que tu te prélassais dans ton cocon. J’aurais dû t’y laisser tiens. Et c’est Néropodès par tous les enfers ! Né-ro-po-dès. » Frustrée mais pas folle, elle s’était contentée de murmurer un peu fort.

Sur ce, elle se dirigea vers le cocon de Quo. De la manche de sa robe, elle sortit une fiole dont elle versa le contenu avec parcimonie et méticulosité sur les filaments de l’enveloppe. La soie crépitait tandis qu’elle fondait. « Y a que l’acide de larvelave pour corroder la soie d’arachnodon », dit elle en répondant à la question muette de Jilam, lequel l’observait en se demandant bien quelle vérité recelait cette inconnue. Sa révélation en tant qu’alliée, et visiblement proche du Chasseur, ne faisait qu’épaissir le mystère qui l’entourait, et la situation n’était guère propice aux questions. Du moins se montrait-elle plus solide que le présageait sa mince stature, car c’est en écartant l’aide que lui offraient Jilam et Silène qu’elle détacha la gangue luminescente, puis qu’elle l’étendit avant de l’entailler, en versant avec soin chaque gouttelette de bave acide. Le visage de Quo apparut et Jilam rayonna à sa vue. Une fois extirpée de sa soyeuse prison des mains fermes de Néropodès, et avec le soutien maladroit de l’humain et de l’elfe, la démone ne tarda pas à ouvrir l’œil.

« Tiens, tiens, comme on se retrouve », furent ses premiers mots à l’adresse de la démonifée. « Tu es là pour achever le travail bâclé de ta maîtresse ?

─ Je suis là pour te sauver ce qui te reste de peau, rétorqua d’un ton neutre la courtisane. Si tu préfères je peux te refourrer dans ton cocon.

─ Oh vous autres filles de Morbani êtes si susceptibles. Même un démon a plus de tact. Je…

─ Quo, ça va ? l’interrompit Jilam, des trémolos dans la voix.

─ Jilam, mon garçon, pardon je ne t’avais pas vu. Faut dire que tu es dans mon angle mort. Et Silène est là aussi, parfait. Et le petit Mousse et le grand Mú. Relevez-moi que je constate un peu ce qu’il me reste. Ma foi, tout m’a l’air en place. »

Jilam était effaré de sa bonhommie. La démone se rendait-elle seulement compte de son état ? Seules ses lèvres et ses paupières s’agitaient, sa carcasse sous le menton étant aussi flasque qu’un gastéropode. Sa robe était un lointain souvenir et sa nudité charbonneuse s’offrait pleinement à la sauvagerie qui s’était déchaînée contre elle.

« Tu as de la chance, lui lança Néropodès sans sourciller.

─ Vraiment ?

─ Tu étais presque morte lorsqu’on t’a traînée hors du Selenarium. La soie d’arachnodon a accéléré ta guérison. S’ils t’avaient injecté leur venin liquéfiant, c’eut été autre chose, mais ils se sont contentés de te paralyser avant de t’envelopper. Les fileuses n’aiment pas la soupe de cadavre. Leur prévenance t’a gardé en vie.

─ Eh bien, je ne manquerai pas de les remercier quand nous nous croiserons », déclara Quo, les cornes pensives. Et Néropodès de rétorquer : « Prie plutôt que ça n’arrive pas. »

Le Chasseur s’était faufilé sans un bruit et penchait à présent son groin sur Quo. « Je te préviens, démone, un geste de travers et je te garantie qu’il te restera plus de dents pour mâcher.

─ Oh ne vous en faîtes pas, mon bon sire, dans mon état je risque de ne pas faire grand geste, plaisanta la démone, insensible à l’aura menaçante de l’ursidé furibond. Mais dites, ne seriez-vous pas le fameux Chasseur dont Jilam m’a tant parlé ? Je suis honorée de faire votre connaissance. À présent que nous avons échangés en paroles, vous n’avez plus rien à craindre de moi. Je n’ai pas pour habitude de discuter avec mes proies. » L’époux de Nellis songea à leur première rencontre et se garda de commenter.

Le sanglier chauve grommela avant de s’écarter. La démone borgne avait le chic pour dérouter ses condisciples, même les esprits les plus inflexibles. Il suffisait de voir avec quelle ferveur Silène la couvait du regard, comme une petite fille qui vient de retrouver sa grande sœur.

Le Chasseur passa ses nerfs à fouiller les poches de son manteau, lequel semblait en contenir une infinité. Il en extirpa toute sorte d’ingrédients : racines terreuses, champignons racornis, graines qui s’avérèrent des larves séchées. « Prépare la tambouille Néropode, moi j’en ai ma claque. » Et il se retira sans entendre les marmonnements de la démonifée : « Néropodès. » Puis elle s’éloigna à son tour, laissant seuls les compagnons de voyage, éreintés jusqu’au dernier nerf – pour ceux qui les sentaient encore – heureux néanmoins d’être en vie et ensemble.

Jilam et Silène traînèrent Quo au chevet de Reyn. Démone et fée-lutin échangèrent un regard ainsi que quelques mots de réconfort mutuel. L’elfe se tourna vers l’humain et saisit sa main, autant pour se rassurer elle que l’apaiser lui. Sa paume était gelée mais le sang battait ferme sous la peau.

« Elle va s’en sortir. » La démone défigurée avait parlé avec douceur. Comment tu peux le savoir ? aurait voulu lui rétorquer l’humain. Mais son amie lui coupa l’herbe sous le pied, comme si elle lisait dans ses pensées : « Elle ne manquera pas l’occasion de me rabâcher que tout ça c’est ma faute. Ce qui, pour une fois, est vrai. » Puis elle se tourna vers Jilam qui la scrutait, l’esprit rempli à la pelle de Nellis, seule à ne pas être parmi eux, et lui dit : « Nous la trouverons. Comme toujours elle parvient à te trouver », comme si ses pensées défilaient dans ses yeux.

Silène eut alors un geste qui ne lui ressemblait en aucune façon : elle glissa ses mains derrière les têtes de Quo et Jilam et heurta leurs deux fronts contre le sien, puis rameuta Tête-de-Pie au sein de leur cercle, le visage endormi de Reyn en-dessous d’eux. Mú et Mousse en profitèrent pour se glisser sous la voûte de leurs mentons. Cette communion soudaine échauffa leurs nombreux cœurs froids. Rien, non rien n’était perdu.

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