75. Que, quoi, quo ?

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Jamais Jilam ne s’était senti aussi désemparé. Car chaque fois qu’il s’était trouvé dans une situation similaire, chaque fois il avait su, au fond de lui, que Nellis le cherchait. Elle avait toujours été là quand il avait eu besoin d’elle. Jamais, à aucun moment, il n’eut songé un jour qu’elle eût besoin de lui.

À mesure que Néropodès racontait, de manière succincte et d’une voix sans émotion, ce dont elle avait été témoin dans l’antre de Morbani, le jeune homme avait senti son être se décomposer. La douleur de son cœur pétrifié le broyait de l’intérieur. La démonifée avait fini par cracher le morceau devant son insistance. Il la dévisagea longuement et elle, impénétrable comme jamais, lui rendit son regard sans honte. L’envie furieuse de la gifler le démangeait, mais il avait le bras trop lourd. Son corps n’était plus qu’un gloubi-boulga de sensations contraires qui se perdirent bientôt dans une paralysie soudaine. À croire que le venin d’arachnodon était revenu à la charge. La chenille aurait aimé rentrer dans son cocon et s’y enfouir jusqu’à la fin des temps, jusqu’à ce qu’il se change en eau puis en soie.

« J’ignorais que la vampire se cachait sous les traits de Morbani, se défendit la dame de nuit face aux reproches muets qui lui étaient adressés. Les différences, maintenant que j’y repense, étaient par trop infimes pour qu’elles me sautent aux yeux. Je m’étonnais de la disparition de la vampire et je craignais le pire, mais pas ça, non. Les autres démonifées aussi n’y ont vu que du feu. Le caméléon a su jouer son rôle à la perfection. Même un métamorphe rougirait de sa prestation. Je n’ai réalisé que lorsqu’elle a lâché ses chiens sur toi. » Démonifée et démone se dévisagèrent, aussi impassibles l’une que l’autre. « Mais c’était trop tard. Le mal était fait, et vous comme des rats. » Ses paroles pas plus que son visage ne traduisaient de regret. L’esprit de Jilam s’enflamma.

Le Chasseur se porta alors au secours de sa complice : « Tu ne pouvais imaginer la tisseuse de peau. Ces machins-là sont plus rares encore qu’une anguille de brume et aussi coton à attraper. Même pour toi, Néropode.

─ "-dès"… Ça reste un déguisement. Très bien fait, mais un déguisement quand même. Rien à voir avec moi.

─ Ça n’est pas ce que j’ai dit, maugréa l’ours chauve au crâne brillant.

─ Je sais. »

Cette interaction laissa Jilam perplexe. Il jeta un œil à ses compagnons, plus hagards que des chiens battus après la pluie.

« Et si tu te concentrais sur elle au lieu de palabrer », rumina Tête-de-Pie à l’intention du sanglier distrait, elle qui jusque là ne disait mot mais n’en pensait pas moins, toute occupée qu’elle était à veiller sa cheffe de clan toujours dans les vapes.

« Laissons-la pioncer un coup, grogna l’ours chauve. Tâchons de l’imiter.

─ Pioncer ? Ici ? Maintenant ? s’alarma Jilam.

─ Ici c’est pas mieux que dehors. Une fée noire ça vaut un arachnodon. Juste y en a qui se coltinent de plus grosses mandibules, c’est tout.

─ Notre aimable sauveur a raison, Jilam, soutint Quo, la langue bien vivante à défaut du reste de son corps encore engourdi. Nous ne pourrons affronter une sorcière-vampire dans notre état, encore moins une armée de démonidés, aussi ivres fussent-ils.

─ La lumière d’ici n’est pas si mal comparée à la lune de sang, ajouta Silène. En plus il fait bon. C’est même plutôt douillet. »

Ainsi même ses deux amies le trahissaient. Mú et Mousse étaient ses seuls alliés. La fureur l’emporta comme un torrent de lave. « Mais oui, bien sûr ! Prenons nos aises !Mangeons un bout et pionçons un bon coup pendant que l’une de nous se fait gentiment découper en morceaux.

─ Eh plus bas gamin ! le tança le Chasseur.

─ Je crois, Jilam, que tu sous-estimes beaucoup ton épouse », lui reprocha Quo, dont la condescendance l’étrangla. Aussi blafard fut-il, l’humain vit rouge. « C’est plutôt vous qui la surestimez !

─ Chhhut bougredieu ! Mets-la en veilleuse. » Et lui de poursuivre un demi-ton plus bas : « Elle n’est pas invincible. Vous l’avez tous vue. Toutes les fois où elle est allée vous sauver les miches sans rien demander en retour, et maintenant que c’est elle qui a besoin d’aide, vous considérez qu’elle saura se débrouiller et basta. Si moi je suis un lâche peureux, vous, vous êtes quoi au juste ?

─ Des gens qui ont encore la tête sur les épaules, répondit froidement Néropodès. Tête qui sautera des tiennes dès que tu mettras un pied dehors. D’ici peu les festivités battront leur plein. Tous les démons et démonifées auront l’esprit ailleurs, noyé dans la liqueur et parti très loin ; ça sera le moment de frapper. Des lunes que je me tape le sale boulot pendant l’autre moriflon roupille dans son cocon. » Le Chasseur, devant la remarque acerbe, se contenta de lever un de ces éminents et broussailleux sourcils. « C’est pas un petit roquet en chien comme toi qui va me saloper mon travail. Je connais cet endroit, tu comprends ? Et d’ailleurs, je pense pas que la vieille peau de reine elle a l’intention de tuer ta sorcière d’amour. M’est avis plutôt qu’elle veut la garder près d’elle, comme elle l’a fait avec moi. Je crois que c’est plutôt le genre à collectionner les trophées. »

Jilam s’apprêtait à répliquer quand Quo lui coupa de nouveau l’herbe sous le pied. « Et nous avons des choses à nous dire, il me semble, avant de songer à comment agir. En commençant par le début. La raison de votre présence à tous les deux. »

Le réveil de Reyn coupa court aux effusions d’arguments. Tout le monde convergea vers elle tandis que Tête-de-Pie, qui n’avait pas quitté son chevet, s’agitait comme une puce. Ses premiers mots furent : « Ouah l’hériphant qui m’a marché dessus. »

Ces paroles avaient beau augurer d’heureuses nouvelles, l’espoir retomba très vite. À mesure que son corps se remettait grâce aux soins miraculeux du Chasseur et au sang de Silène, l’esprit de l’elfe sombra dans un profond tourbillon de mélancolie.

Jilam n’était pas en reste de moral à plat. Ce n’était pas seulement Nellis, bien que son angoisse écrasât tout. Il y avait aussi une part de vexation, d’humiliation. Depuis le début et même avant, bien avant, il était considéré comme le petit dernier, le cerveau creux bercé de naïveté. Nellis était la seule qui daignait le lui dire clairement au lieu de le sous-entendre comme la plupart. C’était d’autant plus douloureux que Jilam savait parfaitement que c’était vrai, qu’il n’était pas à la hauteur des évènements ; une tâche dans le décor. Tout ce qu’il pouvait, c’était rester debout et éviter de tomber pour ne pas ralentir tout le monde. S’ils avaient été une meute de loups-de-fumée, il aurait été celui qui ferme la marche en prévision d’une attaque par derrière ; un appât en somme. C’était un rôle qui lui convenait, du moment que Nellis se trouvait près de lui, à portée, prête à le sortir d’un mauvais pas ou simplement le rassurer de ses mots, qu’ils fussent durs ou doux. Elle était sa lanterne dans la nuit, la seule qui lui importât pour se guider. Si elle venait à disparaître, il le savait, ce vaste monde froid l’engloutirait. Il ne pouvait rien sans elle, ne voulait surtout rien et ne valait guère plus.

C’était là l’unique raison de sa présence. Il n’avait pu s’imaginer rester chez lui, seul avec Mousse, à attendre un retour qui peut-être se contenterait d’être un aller, à vivre dans l’angoisse permanente, les nuits bercées de cauchemars et les journées infestées de macabres pensées, sans rien pouvoir accomplir d’autre que ruminer son angoisse au coin d’un pauvre feu fluet ou patauger dans le ruisseau froid ou discuter avec la jeune pousse qui fut le vieux chêne, à se demander, si Nellis venait à périr, le sentirait-il ou bien demeurerait-il dans l’obscurité, le doute toujours en poche. Non. Si elle devait disparaître, il serait présent pour en témoigner, à défaut d’avoir le pouvoir de la sauver, et n’aurait pas à se ronger les sangs jusqu’à ce qu’il ne reste plus de lui qu’ossements et terreau.

La résolution prise d’attendre, ils s’étaient tous installés dans un confort plus que limité par leur environnement caverneux, prenant soin de ne pas s’appuyer contre les tapisseries de soie luminescente ni d’accrocher, lorsqu’ils se levaient, les filins pendant du plafond. Aucun feu ne fut allumé de peur que les braises n’enflamment la toile, d’autant que l’air des souterrains, ainsi que Silène l’avait souligné, était plutôt agréable, à peine frisquet malgré l’humidité. Le lichen qui poussait sur le sol formait une couche sympathique, plus adéquate pour les lombaires que la roche dure. On avait bien fait comprendre à Jilam de ne pas s’éloigner même s’il comptait bouder tout son saoul. Bien sûr pas dans ces termes exactes mais le garçon les traduisit comme tels.

Reyn avait de nouveau plongé dans l’inconscience. Son teint vert d’origine avait blanchi comme la sève. Le Chasseur estima qu’il lui fallait davantage de sang et appela Silène. Il la fit asseoir à son côté et lui remonta la manche de sa robe, puis farfouilla les innombrables poches de son manteau, fabriqué à partir de cuir de quelque chimère, avant de brandir deux longs dards, piqués sur quelque manticore, et d’en lécher les pointes pour les nettoyer, puis de tendre l’un à Néropodès qui en équipa le cathéter – confectionné à partir de filin de soie roulé en un tube flexible –, tandis qu’il fixait la seconde aiguille sur l’autre embout, plantant ensuite le bras de Silène pendant que la démonifée l’imitait avec celui de Reyn.

C’était la première fois que Jilam assistait à une transfusion sanguine de la sorte, dans de telles conditions et avec des matériaux aussi alambiqués. Enfant déjà il… Mais non. Il ne voulait plus penser à cette vie qui fut la sienne jadis. Si seulement sa mémoire pouvait l’effacer comme ses rêves.

La soie fluorescente s’assombrit tandis que le sang circulait entre ses mailles. « Là parfait. Garde le bien haut. Voilà. » Pendant que le sang de Silène gonflait les artères flétries de Reyn, le Chasseur s’activait à changer cataplasme et bandages.

Les autres observaient Quo occupée à quelque cuisine de son cru. L’élixir infect avait eu tôt fait de la remettre sur pied. Elle se baladait nue sans le moindre scrupule. « Les démons vivent comme les vers jusqu’à ce que le soleil vienne toucher leur peau », leur avait-elle dit. Cette impudeur revendiquée offrait aux regards l’étalage de ses cicatrices et farandoles d’escarres… Un vêtement d’entailles. La plupart des vestiges de ses récents déboires se refermaient tout juste et arboraient une texture tendre et rosée. Son visage balafré n’était pas en reste. À croire qu’elle s’était endormie dans un champ en pleine moisson. Elle avait bien dû perdre un gallon de sang et conservait pourtant une attitude alerte, tandis que son humeur restait inchangée. Aucun traumatisme ne transparaissait de son œil valide, miraculeusement épargné par les griffes des molosses, et elle chantonnait en sourdine en préparant sa tambouille. Jilam songea qu’elle paraissait même plus sereine que lorsqu’ils s’étaient retrouvés dans le palais de Morbani, avant que les choses n’éclatent en confiture. Ne plus se soumettre à la comédie l’avait comme… libérée. Son amie se comportait en totale contradiction avec la situation, et son petit cirque était la seule chose qui distrayait les pensées en ébullition du jeune homme.

L’époux de Nellis passait ses nerfs à crisser des dents, un furet-léopard entre les genoux, roulé en boule autour d’un lapin-mousse. Le poil d’hiver de la peluche piquante réverbérait la luminescence propagée par la soie d’arachnodon. Cette source de jour était autant un réconfort qu’elle servait de rappel au danger permanent qui les couvait.

« On entend rien d’ici, souligna Tête-de-Pie, guère plus bavarde que Jilam qui n’avait pas craché un mot depuis qu’on l’avait gentiment rembarré.

─ Nous sommes loin dans les profondeurs d’Ashari, expliqua Néropodès. Seules les tisserandes viennent ici au moment de la récolte. Et celle-ci est passée depuis belle lurette. Les lunes précédant celle de sang voient toujours l’activité redoubler. On goinfre la colonie. Quand les arachnodons ont le ventre plein, ils dorment, plusieurs nuits d’affilés. Ils ont le sommeil lourd en général mais mieux vaut ne pas tenter le diable. Les bestioles ont l’habitude de se nourrir dès le saut de la toile. »

Jilam déglutit en observant le boyau rocheux qu’ils occupaient, laissant son imagination, hélas aussi craintive que débordante, œuvrer à lui concocter ses prochains cauchemars.

« En parlant de se nourrir, déclama Quo, le repas est prêt. Ce soir c’est salade de lichen et de champignons aux vers luisants ! »

Les moues initiales devant le plat brillant mais peu reluisant ne tardèrent pas à ruminer, la faim faisant son office, et il ne resta bientôt plus rien au fond du saladier, taillé dans la hanche osseuse de dieux savent quel animal, un des trésors du Chasseur, sorti d’une de ses poches d’abondance. Le sanglier bourru ne cessait de zyeuter sombrement la cheffe démone depuis qu’elle avait retrouvé du poil de la bête. Jilam ne pouvait lui reprocher sa méfiance – les deux ne s’étaient jamais rencontrés – mais n’en demeurait pas moins froissé pour son amie, laquelle, si elle prenait ombrage du comportement du mastodonte, n’en montrait rien.

« À quoi ça ressemble un arachnodon au juste ? questionna Tête-de-Pie au débouché tout en se curant les dents d’une pointe de griffe. J’aimerais bien savoir le genre de truc qui risque de me grailler.

─ Oh tu les reconnaîtras facilement, déclara le Chasseur. Une tête de singe, huit yeux pour huit pattes, et des crochets aussi gros que mes bras. Une langue de reptile bourrée de piquants qui t’injectent leur venin paralysant. Hop ! une goutte et t’es comme raide-mort. Les crochets, c’est pour te liquéfier les boyaux. La carapace supporte le poids d’une montagne. Un croc de basilic n’y laisse pas sa marque. »

Et Néropodès d’enchaîner : « Les filles de Morbani chantent pour les apaiser et font brûler de l'encens qui brouillent leurs sens et les endorment, et leur sang est immunisé au poison de leurs langues. Elles viennent livrer la viande et repartent avec la soie et le venin. Regarde où tu traînes tes bras quand tu marcheras. Les arachnodons sont aussi silencieux qu’un mammours, avec des mandibules qui vous découpent le diamant. Par contre, comme toute arachnide qui se respecte, leur ventre ne digère pas la chair dure.

─ Tu l’as dit Néropode ! l’interrompit le Chasseur au timbre grondant muselé. Nos copines préfèrent leur bidoche en bouillon et elles te l’enfilent comme un bon tord-boyau. » La démonifée se garda pour une fois de commentaire sur son prénom et le darda silencieusement. Jilam nota que le voile de son mystère se déchirait lambeau par lambeau à mesure que sa personnalité se révélait au grand jour dans ces souterrains.

« Eh la chenille ! Combien de temps t’es resté dans ta chrysalide au juste ? » C’était la fée-lutin qui s’adressait au Chasseur. Ce dernier se frappa le genou de sa grosse paluche velue et crasseuse. « Raf ! Peut être un tour de lune, je sais pas trop. Je vous ai senti dès votre arrivée les petiots. J’ai pas le flair d’un démon mais je sais m’en servir. J’ai dit à Néropode de se garder au chaud au cas ça se corse et ça a pas manqué. Forcément avec les deux tourtereaux dans les parages. »

À ces mots, Jilam le flagella du regard sans rien dire. Comment pouvait-il parler de Nellis sans rougir, alors qu’il avait décidé comme tous les autres, et lui le premier, d’abandonner son épouse à son sort ? Sa colère ravalée se mélangeait à la peur et son cœur décousu servait de récipient à cette salade infecte de sentiments. Des sentiments qui n’étaient pas seulement les siens. À voir Mousse s’agiter entre les pattes de Mú, il se doutait que les cauchemars du petit père influaient sur son état d’esprit. L’insensibilité de ses compagnons n’en était que plus irritante et incompréhensible.

« Qu’est-ce tu fiches ici en vrai ? » cracha-t-il, plus virulent qu’il ne l’aurait souhaité.

L’ours chauve ignora sa méchante humeur et répondit aussi sec : « J’allais pas laisser les matous d’érèbe bouffer le bois sans réagir. Alors j’ai demandé aux bouchoreilles et on s’est mis sur la piste de la vampire.

─ Attends, bouchoquoi ?

─ Les bouchoreilles. C’est des esprits discrets parce qu’ils sont craintifs. Ça crèche dans toute sorte de choses : feuille, caillou, bestiole, même dans la liqueur. Faut encore savoir les écouter. Y en a peu qui ont l’oreille. Tu sais, ce petit bruit que tu crois avoir entendu mais dont t’es pas sûr que tu l’ais vraiment entendu. Souvent c’est les bouchoreilles. Sinon t’es fêlé. Après faut une sacrée patience pour apprendre leur parlotte. Les comprendre c’est pas facile. Leur parler c’est pire. J’ai pas le flair d’un démon mais j’ai l’ouïe ! Grâce aux bouchoreilles. Bon, des fois ils font des farces. Mais sont pas méchants. Avec eux je vous repère un moucheron à cent lieues en pleine tempête. Encore qui faut être à l’air libre. Comme ils voyagent par le vent ils peuvent pas aller sous terre. Ouais, croyez moi ou pas si ça vous chante. Néropode elle sait elle. Hein Néropode ?

─ Néropodès, soupira la démonifée. Et pour moi ton histoire de bouchoreilles c’est qu’un ramassis de tissu d’arachnodon sénile.

─ Ouais, ouais, bref. Tout ça nous a menés jusqu’au nid des fées noires. J’ai pu me faufiler jusque chez la matrone du bordel mais là y a la vampire qui m’a cueilli. Sacrément futée la harpie. Elle aussi elle a du flair. Peut être qu’elle écoute aussi les bouchoreilles. En tout cas on m’a jeté dans ce trou moisi pour que j’aille habiller l’une de ces princesses au cœur de pierre. Sauf que j’ai la couenne trop épaisse pour les huit-pattes. Ils ont beau me baver dessus, j’ai la viande qui bouge pas. Alors ils m’ont laissé là. Et moi je pouvais pas me libérer, alors je suis resté. C’était trop dangereux pour Néropode. Fallait mieux qu’elle la joue fine. Je savais bien que quelqu’un allait se pointer. Mais je pensais pas à toi, Jilam. Je croyais plutôt que c’était la Nellis qui allait se montrer. Elle pouvait pas te laisser gambader tout seul hein ? Faut toujours qu’elle te garde à l’œil au cas où tu te perds ou tu tombes dans un trou ou qu’un esprit t’enlève. C’est qu’elle est sacrément possessive. Une sorcière quoi. »

Une envie furieuse d’étrangler sa grosse nuque barbue de sanglier barbant traversa Jilam comme un éclair avant de se dissiper. Que lui arrivait-il au juste ? L’angoisse le faisait vriller. Il fallait qu’il se calme. Nellis comptait sur lui. Pfff. Nellis ? Compter sur lui ? Encore heureux que non. Elle a déjà été assez bête de l’épouser. La Nellis d’avant, celle qu’il avait entr’aperçue au tout début, elle se serait jamais embarquée dans cette aventure, jamais elle n’aurait sacrifié sa vie pour le bois, ni pour rien au monde, ni quiconque – peut-être à part Mú. Non, elle se serait simplement envolée avec le vent. Vraiment, le jour où il avait ramassé ce foutu masque, il aurait mieux fait…

Une solide poigne surgit pour lui broyer l’épaule tout en tranchant net ses pensées débordantes. « Eh, te bile pas gamin. Ma parole on va la retrouver. » Le chuchotement rocailleux apaisa quelque peu son cœur effréné, son souffle ralentit, son esprit s’allégea. Sa tête, soudain lourde, s’abaissa.

À quoi pensait-il donc ? Qu’est-ce qu’il croyait ? Le Chasseur était là à présent. Sa présence englobait leur petit nid de chaleur sans feu comme les ailes d’une mère oiseau. Combien de fois les avaient-ils sauvés, Nellis et lui ? L’espoir ne pouvait mourir tant qu’il se tiendrait près d’eux.

« Ouais, reprit le Chasseur, Néropode va nous concocter un plan. Hein Néropode ? Toi qui connaît sûrement ce lieu comme ta poche. T’as des idées ?

─ J’ai une idée, et si t’arrêtais de m’appeler ? Et ouais je connais bien l’endroit maintenant, bien mieux que tu connais tes poches heureusement.

─ Hé qu’veux-tu, ma mémoire d’hériphant c’est plus ce que c’était.

─ Par contre le caractère de cochon, ça tu l’as mieux que jamais. »

Jilam, l’attention nourrie par tout ce cirque avec le Chasseur, se pencha vers la démonifée. « Et je peux savoir qui t’es au juste, Néropod-ès ? Je t’ai encore jamais vu avec notre ami, ni même dans le bois. »

La dame de nuit répondit sans ciller à son regard intransigeant. « C’est que j’évite de me montrer avec cet ours mal luné. Et le bois est vaste.

─ Ça ne répond pas à ma question.

─ Oh mais nous nous sommes déjà vus, Jilam, et très bien vus même. » Le jeune homme haussa un sourcil. « J’étais simplement… quelqu’un d’autre. »

Un silence se fit, puis l’intrigante reprit : « D’ailleurs, j’ai enfin l’occasion de m’excuser auprès de toi, pour avoir tenté de te tuer. Mais on m’a dit que c’est là une mésaventure qui t’arrive souvent. Je m’excuse néanmoins. Comme j’ai eu l’occasion déjà de m’excuser auprès du petit Mousse. » L’intéressé, en entendant son nom, dressa les oreilles et remua la truffe. Jilam resta interloqué comme face à une énigme.

Les autres, hormis le Chasseur, les observaient tous les trois sans comprendre. « Il fut un temps où j’ai voulu manger notre lapin », les éclaira Néropodès sans s’étendre davantage. Ce à quoi la fée-lutin et les deux elfes répondirent par des yeux écarquillés malgré la fatigue.

Ceux de Jilam, de surcroît, s’illuminèrent : « Toi ?

─ Moi, répondit simplement la démonifée au centre de l’attention.

─ Qu’est-ce que tu fais ici ? » La défiance faisait vibrer les mots du jeune homme.

« Ce que je fais ici ? Je te sauve la vie pardi. On peut dire maintenant qu’on est quitte. »

L’époux de Nellis, sans gêne, louchait sur chaque détail de sa vis-à-vis dans l’espoir de rameuter les souvenirs de ce moment qui avait ressurgi des tréfonds d’une mémoire saturée ; souvenirs qui s’avéraient étrangement flous compte-tenu de leur nature. À croire que ces instants où il avait frôlé la mort n’étaient plus pour sa conscience qu’anecdotes dont il ne fallait guère se soucier.

La dame de nuit interrompit alors son remue-méninges : « Je crois que la réponse que tu cherches est "Merci". Inutile d’en rajouter. »

Jilam serra les mâchoires. Il tremblait ; contrairement à Mousse-qui-pique, parfaitement calme au détriment de sa réputation.

C’est ce jour-là qu’il avait croisé la route du petit père – ou plutôt que le lapereau apeuré lui était tombé dessus par hasard alors qu’une mystérieuse créature le traquait dans le but de s’en mijoter un élixir contre ce qu’elle prenait pour une malédiction. Le métamorphe, qui avait alors pris l’apparence indescriptible d’un monstre infâme, avait dérobé la voix de Nellis puis tenté de tuer Jilam, quand le Chasseur avait surgi et vaincu la bête ; en vérité une créature esseulée et désemparée, désireuse de mettre fin à son calvaire. Elle avait supplié qu’on lui ôte la vie. Au lieu de quoi le Chasseur l’avait épargnée et emmenée avec lui pour l’aider à maîtriser la condition qu’elle avait confondue avec un maléfice.

Le jeune homme se tourna vers l’ours chauve, dont la présence aurait dû lui mettre la puce à l’oreille, puis revint à la démonifée – qui n’en était pas une.

« C’est quoi ton nom au juste ? » Telle était l’unique question qui émergeait du gloubi-boulga de ses réflexions.

« Tu le sais déjà. Néropod-ès. » Elle avait accentué la dernière syllabe en jetant un œil en coin vers le Chasseur.

« Le vrai je veux dire. »

Le visage neutre s’irrita et les traits de jais se tendirent. « Je viens de le dire, tu es sourd ?

─ Arrête, s’agaça-t-il lui aussi, je sais parfaitement ce que tu es.

─ Le sais-tu, vraiment ?

─ Je me souviens de toi.

─ Il est temps. J’étais à deux doigts de me vexer.

─ Euh, on peut savoir ce qui se passe ? s’immisça Tête-de-Pie qui, en guise de réponse, n’eut droit qu’à l’ignorance générale.

─ Jilam, ça va ? s’enquit Silène auprès de l’intéressé.

─ Ouais, ouais, j’ai juste un mauvais souvenir qui remonte. » Et il balaya une fausse mouche passant devant ses yeux.

« Abrège Jilam, intervint alors le Chasseur. Pose pas de questions. Surtout si tu connais déjà la réponse. Triture toi plutôt les nerfs sur ce qu’on devra faire en sortant de ce trou d’araignée. Et Néropode, arrête de nous titiller la corde sensible de ce pauvre gosse.

─ Néropodès. Mon nom est Néropodès, asséna comme un couperet la démonifée. Mettez-vous tous ça dans le crâne. Ce que j’étais avant n’est plus. Je suis ce que je suis, c’est tout. Une feuille c’est quoi ? Une feuille. Jilam c’est qui ? Jilam. Néropodès c’est Néropodès. Il n’y a pas de leurre.

─ Un métamorphe pas vrai ? » C’était Quo, silencieuse jusqu’ici.

Démone et démonifée se dévisagèrent ; puis la première tendit la main à la seconde. « Enchantée Néropodès. Et merci. » La susnommée lorgna les doigts noirs, puis les enveloppa de sa paume de suie.

« Allez au dodo sales gamins ! trancha net le sanglier bourru. Ça sert à rien de se creuser une caboche pleine de fatigue. Mâtez-nous le Mú qu’a pris de l’avance. Pour un beau ventre c’est pourtant lui le plus fin. »

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