Le flacon
Pierre repoussa dans un coin de la table son espace de travail improvisé, puis sortit du placard la boîte du Club et la posa devant lui pour examiner son contenu en détail. Il s’agissait d’une boîte blanche carrée de taille moyenne, moitié moins profonde que large. Elle portait le logo de l'agence en gros caractères sur la face avant. Le collier de serrage qui l’entourait fermement passait juste en dessous du logo, comme pour le souligner. Il était maintenu en place par des encoches pratiquées sur les arêtes, et ne pouvait être enlevé qu’en le sectionnant.
Il se rendit à la cuisine, séparée du salon par une simple porte toujours ouverte, et en revint avec une grosse paire de ciseaux. L'attache était particulièrement solide et il comprit pourquoi après l’avoir coupée : celle-ci contenait deux filaments métalliques séparés l’un de l’autre et noyés dans la masse. Faisaient-ils partie du dispositif témoin évoqué par Maxime ? Il ouvrit lentement la boîte à la recherche d’un capteur mais ne vit rien d’autre : le reste du dispositif, s’il existait vraiment, devait se trouver plus à l’intérieur de la boîte. Celle-ci contenait tout d’abord un bref message de félicitations personnalisé, sur une feuille couvrant tout le dessus. Puis venait une notice en idéogrammes, montrant comment refermer la boîte et la réexpédier au Club avec une étiquette préaffranchie, ainsi que des précautions d’emploi : le contenu de la boîte était sensible à la lumière et devait être consommé rapidement après exposition. Après avoir écarté la notice il vit enfin, profondément enchâssé, l’objet de tant d’hésitations.
Il s’agissait d’un flacon rectangulaire en verre fumé, dont le corps tenait dans la paume de la main. Il renfermait un liquide sombre, épais et visqueux, aux reflets irisés. Le col, surdimensionné, était entouré d’une large bande faite dans la même matière que le collier, solidement reliée au bouchon. C’était ces flacons qu’il avait entraperçus dans le bureau de Maxime quand son assistante avait refermé l’armoire. Un geste qui, il le soupçonnait maintenant, faisait partie d’une mise en scène délibérée. La boîte contenait également, dans un logement faisant le tour du plateau, un autre collier permettant de la refermer pour retour à l’agence.
Intrigué, il remua le flacon quelques instants pour observer les reflets du liquide avant de se décider à l’ouvrir. Il dut pour cela l’empoigner à pleines mains tant le bouchon était solidement fixé. Après l’avoir dévissé, il vit dans la bande qui le retenait deux autres fils métalliques semblables à ceux du collier, sans que cela l’aide davantage à comprendre comment le supposé dispositif de contrôle fonctionnait.
Mais à peine avait-il eu le temps de faire cette constatation qu’il fut assailli par le mélange de vapeurs s’échappant du flacon. Pris de vertige, il s’appuya un moment sur la table, avant d’être submergé par le torrent de sensations qu’elles avaient déclenchées en lui. En effet, ces odeurs ne se contentaient pas d’évoquer de vagues souvenirs : elles les faisaient littéralement surgir devant lui, dans une explosion qui envahissait tout son espace et saturait ses cinq sens. En fermant les yeux il pouvait presque en faire la liste, même s’ils défilaient à toute vitesse sans aucun contrôle. Un instant il marchait en forêt sous la pluie, et l’instant d’après il était transporté dans des sous-sols déserts ; il se régalait du traditionnel goûter pain-beurre-gruyère que sa mère faisait à la perfection, avant de se retrouver projeté dans le taxi de retour du Vietnam. Oubliant toute prudence, il aspirait maintenant profondément et se laissait emporter par ce chaos mémoriel, ne comptant plus les minutes. Il cherchait vaguement à comprendre comment un simple mélange pouvait engendrer de telles impressions. Il se posait encore la question quand apparurent les premiers symptômes du mal de tête, conséquence évidente de cette surcharge. Remettant le flacon dans sa boîte protectrice il décida donc de faire une pause, de prendre un comprimé et de se détendre avant d’envisager la suite de l’opération.
Deux heures et un autre comprimé plus tard, la migraine l’empêchait toujours de reprendre une activité normale. Bien décidé à sauver ce qu’il restait de son samedi soir, il avait commencé entretemps à regarder une comédie satirique anglaise, l’un de ses programmes favoris. Mais ce soir-là ça ne passait pas, rien ne fonctionnait, les gags s’enchaînaient laborieusement et l’humour tombait à plat. Ou bien l’épisode était mauvais ou c’était lui qui n’était pas disposé. Changeant de programme, il avait vite constaté que la bonne hypothèse était la deuxième. Rien n’avait assez d’intérêt pour retenir son attention : ni film, ni série, ni émission, absolument rien. L’écran était une toile distante sur laquelle s’agitaient les fantômes de personnages de fiction, dont les dialogues creux venaient mourir à ses pieds.
Alors qu’il cherchait un autre moyen de détourner son attention de sa migraine, il réalisa brusquement que son éloignement de la télé n’était peut-être pas uniquement métaphorique : l’écran lui paraissait réellement plus loin… Il se redressa étourdi, ferma les yeux, prit une profonde inspiration et les rouvrit : tout semblait de nouveau parfaitement à sa place. Il regarda soigneusement autour de lui comme s’il voyait les objets qui l’entouraient pour la première fois, en se sentant un peu ridicule. Peut-être devait-il mettre cette illusion passagère sur le compte de son mal de tête…
Il prit conscience qu’il avait soif. Mais en voulant prendre le verre d’eau qu’il avait posé sur la table après son dernier comprimé, à bonne distance de son ordinateur, il évalua mal la distance et le heurta au lieu de l’attraper. Celui-ci tomba sans se casser mais répandit son contenu sur le parquet. Il alla donc chercher une éponge, mais ce qu’il vit en revenant de la cuisine le stoppa net entre deux pièces : sur la table du salon, le verre avait repris sa place, à moitié rempli comme avant sa chute… L’avait-il replacé lui-même machinalement en oubliant aussitôt son geste ? Mais comment expliquer l’eau ? Évitant prudemment tout autre objet qui aurait changé de place sans le prévenir, il fit le tour de la table et constata la disparition de la flaque sur le parquet, à condition qu’elle n’ait jamais existé… Il resta là un moment suspendu, ne sachant comment interpréter ses erreurs de perception, regardant au passage la boîte dont le contenu lui paraissait de plus en plus suspect…
En pleine confusion il s’apprêtait à retourner ranger l’éponge, quand il trébucha sur un dossier qui ne se trouvait pas là auparavant… Cette fois la confusion fit place à la peur ! Il regarda autour de lui le cœur battant, cherchant un élément familier auquel se raccrocher mais toute la pièce était devenue hostile : ses meubles semblaient occuper tout l’espace, lui barrant le passage au moindre mouvement ; ses étagères étaient prêtes à l’ensevelir sous des montagnes d’objets pourtant familiers ; ses photos de galeries souterraines s’ouvraient sur des gouffres insondables ; même la fenêtre laissait rentrer un air lourdement chargé. Tout ce qui l’entourait était devenu autant de menaces !
Il parvint à se rasseoir mais sa migraine avait franchi un nouveau pallier et la lumière elle-même commençait à le faire souffrir. Il s’allongea les yeux fermés pour essayer de se détendre une fois de plus mais sans résultat : la douleur faisait palpiter ses tempes et ce qu’il ne voyait pas, il le craignait encore plus. Ne voyant aucun répit dans l’immédiat, il ne lui restait plus qu’une seule solution s’il ne voulait pas passer la nuit à gémir entre quatre murs. Rassemblant ses forces, il tituba les yeux fermés vers la porte d’entrée, heurtant au passage ses précieux dossiers qui s’éparpillèrent au sol, mais il ne s’en souciait plus. Après avoir éteint la lumière en tâtonnant, il parvint à rouvrir les yeux pour enfiler péniblement la première paire de chaussures venue. Il prit ensuite sa veste, et retrouva juste assez d’esprit pour ne pas oublier ses clefs avant de claquer la porte. Puis il dévala lentement les escaliers sans allumer la lumière, s’agrippant à la rambarde. Une fois dehors, il avisa le premier banc et s’y rendit comme s’il nageait vers un canot de sauvetage. Il s’écroula plus qu’il ne s’assit, et pria pour que le changement d’air lui apporte un peu de sérénité…
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