Une horloge on ne peut plus banale ornait le mur orangé de ce petit espace transformé en loge pour l'occasion. Dépourvue de fenêtre, une lumière artificielle éclairait une fine silhouette efféminée. Plongée dans un silence reposant, seul le tic-tac de l'objet mécanique retentissait. Les battements de cœur de la jeune femme semblaient se caler parfaitement sur ce son incessant. Cassidy fixait cette horloge, regardant les secondes devenir des minutes et se rapprocher de l'heure fatidique. Se tournant vers le grand miroir, elle observa son reflet. Cassidy n'était pas le genre de personne à sortir pour s'amuser. Elle était plutôt quelqu'un de très casanière. Le morceau de glace lui renvoyait une image d'elle qu'elle n'avait jamais vue. Ses cheveux bleus mi-longs légèrement ondulés étaient restés lâches dans sa nuque. Un maquillage léger et sobre mettait en valeur son visage fin. Tellement habituée à se voir au naturel dans des tenues basiques et confortables, la jeune peintre avait du mal à se reconnaître perché sur une paire d'escarpins de couleur dorée, vêtue d'une longue robe noire chic et raffinée. Toucher sa robe rendait cela encore plus réel et déstabilisant. Un bruit de tapement sur la porte tira Cassidy de sa contemplation. La porte en bois s'ouvrit sans attendre d'autorisation. Ruby fit son apparition dans sa robe rouge. Elle s'arrêta net lorsque son regard se posa sur la jeune femme. Ses petits yeux en amande s'agrandirent.

« Oh mon dieu ! s'exclama la quadragénaire, choquée.

— C'est si horrible que ça ? s'inquiéta Cassidy, réalisant qu'elle n'aurait pas le temps de se changer.

— Tu veux rire ? Tu es absolument divine ma belle ! 

— J'ai l'impression d'être une autre personne ! lui avoua-t-elle piteusement.

— Je vais te dire une chose ! Cette robe ou ce maquillage ne pourront camoufler ta beauté naturelle et ton talent inné ! Alors, prends une grande inspiration, détends-toi et suis-moi ! »

Ruby tendit sa main, la paume grande ouverte, lançant une invitation à Cassidy. Cette dernière écouta les paroles de son nouveau mentor. Elle cessa de se prendre la tête et attrapa la main de son amie. Lorsqu'elle poussa et franchit les deux portes battantes qui donnaient sur la salle principale, la jeune exposante fut submergée par une ambiance chaleureuse où des discussions menaient bon train. Le brouhaha diminua jusqu'à s'arrêter totalement lorsque les invités se rendirent compte de la présence des deux femmes. Pratiquement toutes les personnes présentes étaient des connaissances de la grande galeriste Ruby Long. De ce fait, tous les regards se tournèrent automatiquement vers l'inconnue à la chevelure bleutée. Cassidy sentit son cœur s'emballer et ses joues s'empourprer. Afin d'atténuer un peu ses regards curieux, Ruby fit un petit discours élogieux envers sa nouvelle jeune protégée et envers son incroyable talent. Coupe de champagne dans une main et petit four dans l'autre, ils furent tous, sans exception, subjugués par les peintures, tout comme l'avait été Ruby la première fois. Cassidy avait encore beaucoup de mal à croire que tout ce beau monde était là pour elle, pour ses œuvres. Plusieurs fins connaisseurs de l'art vinrent discuter avec elle, pour connaître un peu son parcours et en savoir un peu plus sur ses tableaux. Elle passa une bonne heure à parlementer et zigzaguer entre les différents potentiels acheteurs. Ce qui l'enchanta au plus haut point fut cette incroyable discussion avec Léon Rotterberg, un grand réalisateur, qui était accompagné d'un ami scénariste. Ces deux-là furent tellement attirés par le réalisme des toiles qu'ils prirent les coordonnées de la jeune artiste en vue d'un éventuel futur projet. Dès leur départ, la jeune femme rejoignit la maîtresse des lieux qui était en compagnie d'un homme métissé à la chevelure crépue. Lorsqu'elle s'approcha, Madame Long fit les présentations. L'homme en question était un ami de longue date de la galeriste, mais Edel Pierson était avant tout un critique d'art très réputé.

« Mademoiselle Bosley ! C'est un honneur de pouvoir vous rencontrer enfin ! Ruby n'a cessé de me parler de vous et de vos œuvres enchantées ! Je pensais qu'elle exagérait un peu en me décrivant votre talent les yeux pleins d'étoiles ! D'où ma présence ce soir ! Je me devais de voir ça de mes propres yeux ! Et je vous avouerais qu'elle ne m'a pas menti ! Ma chère, vous êtes vraiment une perle rare ! Et je suis ravi que Ruby vous ait trouvé ! »

Émue, la principale concernée ne sut quoi répondre. Cette soirée était un rêve éveillé pour la jeune femme. Elle était si fière du chemin qu'elle avait parcouru. Étant orpheline, elle avait toujours dû travailler plus dure que les autres. Sans sa rencontre avec Noah et sa famille, elle n'aurait jamais trouvé le courage d'y arriver. Elena, la mère de Noah et Spencer, était en quelque sorte la mère qu'elle n'avait jamais eue. Les Davis étaient un peu comme sa deuxième famille après l'orphelinat. D'ailleurs, Noah lui avait promis qu'il viendrait, c'était vraiment essentiel pour Cassidy que son meilleur ami soit présent à une étape aussi importante que sa toute première exposition. Elle abandonna ses invités pour balayer la salle du regard, mais malheureusement, Noah n'était pas venu. Attristée par cette constatation, elle se mit en retrait et attrapa une coupe de champagne sur le plateau d'un serveur qui passait devant elle. Ne buvant absolument jamais d'alcool, la jeune femme se perdit dans la contemplation du breuvage. Cette couleur dorée et ses bulles qui se frayaient un chemin vers la surface avaient un effet hypnotique sur elle. Subitement, Cassidy fut attirée par la silhouette d'un homme aperçu à travers le liquide doré de son verre. En relevant les yeux, l'homme disparaissait au détour d'un pan de mur. La silhouette lui semblait si familière, mais c'était comme si sa mémoire lui faisait faux bond. Elle reposa sa coupe intacte sur le plateau d'un autre serveur et partit à la recherche de cet inconnu, bien décidé à lui mettre la main dessus. La jeune femme fit le tour de la salle principale mais sans succès. C'était comme s'il s'était évaporé. L'avait-elle réellement vu ? Ou était-ce son imagination qui lui jouait un mauvais tour ? Dépitée et une multitude de questions hantant ses pensées, Cassidy se dirigea vers l'un des tableaux de sa collection. Celui-ci avait des traits beaucoup plus sombres que les autres et semblait n'attirer personne. Cette œuvre avait été réalisée en dernière minute le matin même. Cassidy avait absolument voulu intégrer cette toile à l'exposition car il représentait le rêve que la jeune médium avait fait la nuit dernière. Un parking était représenté, éclairé faiblement par l'enseigne d'une petite épicerie en bordure de route. Seule une voiture rouge se démarquait du sombre décor. Une petite silhouette aux cheveux roux était recroquevillée non loin du véhicule. Une pluie fine s'abattait sur ce lieu, laissant entrevoir la tristesse de cette scène aux yeux de tous. Les bras croisés sur sa poitrine, la peintre était dans sa bulle, oubliant le reste du monde. Ces dernières semaines avaient été très intenses entre les cours et la préparation du vernissage. Ce soir était le résultat d'un dur labeur et la réalisation d'un rêve. Ses pensées se tournèrent à nouveau vers son rêve. Cet homme et cette femme qui avaient perdu la vie pendant ce braquage. Rien que d'y penser, toutes les émotions qu'elle avait pu ressentir à ce moment-là refirent surface. Ses yeux noisette s'embuèrent. Entourée d'un joyeux brouhaha, elle pleura silencieusement. Soudainement, une main apparut dans son champ de vision, tenant entre de longs doigts un mouchoir. Une douce voix masculine s'immisça jusqu'aux oreilles de la jeune femme, la ramenant lentement dans le moment présent. Les yeux toujours rivés sur la toile, elle attrapa le mouchoir en écoutant attentivement l'homme à ses côtés.

« Ce tableau regorge d'émotions ! Tu es devenue une véritable artiste ! s'exclama la voix. »

Surprise par le tutoiement de l'individu, Cassidy posa enfin son regard sur cet homme. Médusée, aucun son ne sortit de sa bouche. Elle n'avait pas su le retrouver mais en fin de compte ce fut lui qui vint à elle. Cet homme. En pleine clarté, elle reconnaissait ses traits. Elle ne l'avait pas vu depuis si longtemps et il avait tellement changé. Les questions fusèrent dans sa tête sans qu'aucune ne franchisse la barrière de la parole. Cassidy ne sut prononcer rien d'autre à part son prénom. Vêtu d'un jean et d'un tee-shirt noir ainsi que d'un blazer gris chiné, le jeune homme arborait un magnifique sourire quelque peu gêné. Cassidy ne comprenait pas pourquoi le frère de Noah était revenu à Manhattan et encore moins pourquoi il se trouvait en face d'elle à la complimenter sur son travail le soir de son premier vernissage alors que même Noah n'était pas venu. Tant de questions et si peu de réponses. Mais la jeune femme n'allait pas en rester là. Elle comptait bien élucider le petit mystère de Spencer Davis.