T r o i s

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Le cours de physique a toujours été synonyme d'ennui mortel. J'ai toujours eu l'impression que les secondes s'étirent d'une manière non significative, en particulier quand le prof nous raconte qu'il faut brancher un circuit en dérivation pour que les lampes brillent correctement. Le visage pris en coupe dans ma main gauche, le stylo dans la main droite, je m'efforçais de ne pas m'endormir sur la table.

"Cannelle et Agathe, fit une voix horriblement aiguë. Premier et dernier avertissement."

Je souris. Elle a toujours des idées farfelues pour me faire rire. Mais malgré les âneries de ma voisine, je ne pouvais m'empêcher de trouver les minutes de plus en plus longues.

Trois coups secs à la porte tirèrent l'enseignant de ses explications monotones, et moi de ma torpeur.

"Entrez ! lança-t-il, visiblement agacé qu'on le coupe en pleine lancée."

Un élève, que je n'avais jamais vu auparavant, entra dans la salle de classe, l'air renfrogné.

"Excusez moi du retard, j'ai eu des soucis à régler à la vie scolaire, marmonna-t-il sans réellement desserrer les dents."

Sans ajouter un mot, il partit s'installer à la dernière table libre, de l'autre coté de l'allée par rapport à Tina, Audrey, Cannelle et moi. Je le suivis du regard en me redressant sur mon tabouret. Le cours allait peut-être devenir intéressant, qui sait ?

"C'est qui lui ? demandais-je d'une voix particulièrement basse pour éviter que le prof nous entende.

  • Le Nouveau. Je t'en ai pas parlé ? répondit mon amie aussi bas que moi.
  • Nan. T'étais trop occupée à fantasmer sur ton serveur.
  • Oui bon ça va. Il s'appelle Noah, et il est parisien. Avec Tina, on a essayé de lui parler hier, mais il s'est fermé comme une huître et nous a gentiment dit d'aller nous faire voir. Enfin, pas comme ça, mais t'as capté quoi. Les gens disent qu'il est asocial parce qu'il a beaucoup de problèmes familiaux. J'en sais rien, mais personnellement je pense que c'est vrai. Il essaye de jouer les durs et insensibles, mais quand tu le regardes dans les yeux, ça se voit qu'il est perdu et qu'il souffre.
  • Et t'as appris tout ça en lui disant "bonjour" ?"

Je me tourne vers lui et le détaille discrètement tout en ajoutant

"C'est un documentaire que tu m'as fait là."

Se sentant sans doute observé, il se tourne vers moi, et pendant un instant, nos regards s'accrochent et ne se quittent plus. Ses pupilles sont d'un bleu glacial, rare et hypnotisant. Sa peau légèrement halée est sublimée par ses cheveux noirs, et cette mèche que tous les garçons ont maintenant. Son écharpe est remontée sur son nez, lui donnant un air mystérieux ayant un certain charme.

Un petit coup de coude me sort de ma contemplation. Cannelle.

"Sérieusement. Perds pas ton temps.

  • J'en avais pas l'intention.
  • Cannelle et Agathe ! nous interpella le prof. Premier et dernier avertissement."

Nous échangeons un regard amusé puis reportons notre attention sur le cours. Plus que 18 minutes...

***

"C'est pas vrai, il est là lui ?!

  • Ça va, il a le droit de venir. Viens on va commander."

J'entraine mon amie vers le comptoir, mettant fin à ses protestations contre Noah.

"Sérieux, t'as quoi contre lui ? demandais-je en attendant que les serveurs préparent nos cafés.

  • Je peux pas le saquer.
  • Pourquoi ?
  • Parce qu'il met le lait avant les céréales. Mais le PIRE, c'est qu'il dit chocolatine."

Je fus prise d'un fou rire suite à ses mots. J'avalai ma salive de travers, et m'étouffai donc en essayant de recouvrer mon sérieux. Quand enfin j'y arrivai, mon amie me fit remarquer :

"Très classe Agathe. Non plus sérieusement... Il m'inspire pas confiance.

  • Pourquoi ?
  • Je sais pas...
  • Mais encore ?
  • Si t'avais vu comment il a regardé Tina, tu le défendrai pas ! On aurait dit qu'il allait la lyncher !"

Je pose mon regard sur lui. À mon avis, il cache beaucoup de choses et ça explique le fait qu'il se renferme sur lui même et n'essaye pas de s'intégrer.

"Voilà vos cafés les filles, fit une voix grave"

Je me retourne et pris les gobelets en souriant au serveur.

"Cannelle tu..."

Je souris. Mon amie est passé au rouge pivoine en quelques secondes.

Ça doit être lui, le serveur super sexy dont elle m'a parlé, songeais-je. Bon, OK il est pas mal, mais y'a mieux.

"Cannelle !"

Elle se réveilla, bredouilla un "merci" un peu confus et partit s'installer à la première table libre sur son chemin (c'est-à-dire celle à côté de Noah, qui avait un rap à plein volume dans les oreilles), toujours avec ses rougeurs. Quand elle s'aperçut qui était juste à côté de nous, en train de faire ses devoirs, elle s'étrangla

"On bouge."

Elle amorça un mouvement pour se lever mais je la retins par le poignet en formant silencieusement le mot "malpoli" sur mes lèvres. Elle s'avachit sur la table en marmonnant

"Désolée..."

Elle fixa un point à côté de moi en fronçant les sourcils pendant quelques secondes puis elle se redressa sur son siège, un sourire triomphant sur le visage.

"Un thé glacé et tu vas lui parler !

  • C'est pas bon le thé glacé ! C'est 80% de glace pour 20% de thé, le tout vendu à 20€ dans un gobelet en carton où y'a écrit ton nom avec quatre fautes d'orthographe. T'essayes de m'arnaquer là.
  • Bon OK, un Vanilla Late alors, fit-elle en accentuant le nom du café avec une expression dégoutée sur le visage.
  • C'est pas la peine de faire cette tête en le disant hein.
  • Je comprends même pas comment tu peux aimer ce truc. Ça a pas de goût, c'est trop sucré. Ça devrait pas porter le nom de "café".
  • Il y a de la vanille et du café. Et c'est le meilleur mariage du monde. Mais il faut savoir aimer les bonnes choses.
  • J'aime les bonnes choses, je reluque pas constamment le nouv- Aïe ! Non mais ça va pas ?
  • Tais toi maintenant.
  • Mon offre tient toujours. Et puis au pire, je vais t'y forcer alors...
  • OK t'as gagné, je vais lui parler..."

Je passe ma main dans mes cheveux, plus dans un tic nerveux que pour me recoiffer, et me lève. Je m'arrête juste en face de lui, à sa table, que je tapote du doigt

"Je peux m'asseoir ?"

Il redresse la tête, enlève un écouteur et me toise avec froideur

"Est-ce que j'aurai, ne serai-ce que par inadvertance, eu l'air d'avoir envie de te parler ?

  • Non, ne t'inquiète pas. Tu n'as pas malencontreusement eu l'air aimable pendant une seconde, répondis-je du tac au tac."

Il sourit. Dieu que c'était beau...

"Noah Charaud.

  • Agathe Chépaqui."

Sentant qu'il ne voulait pas que je m'attarde, je lui adresse un dernier sourire et retourne avec Cannelle.

"Alors ?

  • J'attends mon café, répondis-je simplement.
  • Attends, t'as eu assez de répartie pour lui fermer son clapet ? Incroyable.
  • C'est mon deuxième prénom, répondis-je en portant la boisson à mes lèvres."

Le liquide chaud et sucré se répand dans ma bouche et coule dans ma gorge. Je ne pensais pas avoir si froid.

"Agathe, je pense qu'on devrait discuter de Sarah, commença ma meilleure amie après de longues minutes de silence, seulement brisé par le grattement du stylo plume de Noah (que je soupçonne de ne pas avoir commencé ses devoirs) sur son cahier."

Je grimace. Je savais que j'allais y avoir droit, pourtant chaque minute passée sans évoquer cette vidéo me faisait espérer le contraire.

"Je t'écoute ? l'encourageais-je en repassant ma main dans mes cheveux."

Me débarrasser de ce tic va devenir ma principale préoccupation. À chaque fois que je stresse un peu, je le fais.

"Stresse pas Agathe, me conseille-t-elle, connaissant mon tic. Je sais que tu ne craches dans le dos de personne. J'aurai juste aimé savoir... Si le reste est vrai ?

  • Le reste ? Quel reste ?"

Ce passage m'avait tellement marquée que tout le reste avait totalement été éclipsé de ma mémoire. Je remets une mèche en place, plus tendue que jamais.

"À un moment, elle a laissé sous-entendre que tu donnerais une interview sous peu. C'est vrai ?"

Je me mords la lèvre inférieure. Je devrais lui dire la vérité, que oui, j'allais bientôt passer dans une émission que nous adorons toutes les deux. Mais ça me fait tellement peur que quand ma mère y fait allusion, j'ai les jambes en coton et une soudaine envie de vomir. Comme maintenant d'ailleurs.

Je dois lui dire la vérité. C'est ma meilleure amie, elle a le droit de savoir...

"Cannelle, promets moi d'en parler à personne... Je passe à la télévision dans deux mois. Si j'arrive pas à repousser davantage."

***

Je suis revenue au café, après les cours d'aujourd'hui. Noah était assis à la même table qu'hier, ses écouteurs vissés aux à griffonner quelque chose qui ressemble à une partition. Je suis allée chercher mon Vanilla Latte et me suis assise à sa table sans lui demander son autorisation. Il a refermé son cahier noir d'un coup sec, ôté ses écouteurs et m'a regardée d'un air méfiant avant de soupirer, résigné

"Ah, c'est toi.

  • Oui c'est moi. Tu te débarrassera pas de moi comme ça."

J'ai passé une main dans mes cheveux tout en essayant d'affirmer mon sourire. Il a l'air plus froid que ce mois de janvier pourtant particulièrement glacial. J'ai pris une gorgée de la boisson qui réchauffait mes mains serrées autour du gobelet et ai grimacé

"Ah... Amer..."

Il ricane.

"Qu'est-ce que tu prends d'habitude ?

  • Vanilla Latte. Ils ont dû se tromper...
  • Pourquoi les filles raffolent-elles des trucs sucrés ? soupira-t-il
  • Tu ne peux pas imaginer. C'est une très grande histoire d'amour. Ils sont toujours là quand on a besoin d'eux. Et toi, tu bois lequel ?
  • Americano."

Il y eut un silence de quelques minutes, brisé par la vibration de mon portable sur la table.

Cannelle

Écoute moi cette best music !

Suivi d'un lien. Je repose mon portable et regarde Noah dans les yeux

"J'ai cru voir une partition dans ton carnet. Je peux voir ?

  • Réponds à ton message, se contenta-t-il de répliquer d'un ton froid.
  • Eh ben, c'est pas l'amabilité qui t'étouffes toi.
  • Je te retourne le compliment."

Il rouvrit son cahier et murmura

"Je ne penses pas que tu y comprennes grand chose de toute façon."

La seule chose que je comprends Noah, c'est que t'es bien difficile à amadouer.

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