Q u a t r e
Le son strident du réveil qui me hurle dans les oreilles me force à me lever, ce samedi matin. Je n'ai jamais été matinale, et devoir me lever si tôt alors que le week-end est synonyme de grasse matinée pour moi me gonfle. Je m'habille tant bien que mal, déjeune rapidement, et en moins d'une heure, ce qui est un exploit, je suis prête à partir retrouver mes amis du lycée. Généralement, je m'arrange pour que les filles ne soient pas au courant que je les fréquente. D'après elles, ils sont "trop vieux", "immatures", et j'en passe. En bref, elles ne veulent pas que je les voie, car, toujours d'après elles, ils ont "une mauvaise influence sur moi".
"T'en as mis du temps ! lança Nathan en me voyant arriver
- Tu sais très bien que je suis pas du matin... grognais-je."
Nathan, c'est mon meilleur ami. Il est en seconde, et c'est grâce à lui que je connais le reste de la bande, qui sont majoritairement des premières.
"Je sais, gamine."
Ça, c'est un jeu entre lui et moi, depuis le début de ma cinquième, quand on s'est rencontrés. J'avais pas encore eu ma poussée de croissance, alors que lui... Ben il me dépassait d'une tête.
"On commençait à croire que tu viendrais pas, fit Cassandra
- C'est clair. On pensait tous que tu te dégonflerai, renchérit Rebecca en tirant une latte."
Là, je commence à penser que je n'aurai pas dû revenir. Ces premières ont un rite assez étrange qui m'était totalement sorti de la tête, jusqu'à ce qu'elles y fassent allusion. Flippée, je me passe nerveusement la main dans les cheveux, puis me dit que c'est qu'un mauvais moment à passer avant d'être réellement "intégrée".
"Portable, ordonna Nour en tendant sa main."
A contrecœur, je lui donne mon téléphone. Ça va bien se passer... C'est un mauvais moment à passer, après c'est fini, ça dure deux secondes. Je repasse une main dans mes cheveux.
"Qu'est-ce que t'as fillette ? se moqua Morgan, un type qui n'en ratait pas une pour se moquer de moi. Me dis pas que t'as peur ?
- J'ai pas peur, protestais-je.
- Tu sais que t'es pas obligée, me rappela Nathan. Personne ne t'en voudra si tu veux pas le faire.
- Mouais... Pas sûr qu'on veuille la revoir par contre, répliqua Cassandra."
Je passe encore une fois ma main dans mes mèches. Zen...
"Cigarette, réclama Morgan."
Rebecca lui en tendit une, qu'il alluma. Il me la tendit, et dans un nuage de fumée, je la porte à ma bouche. C'est immonde, l'odeur me donne mal à la tête, mais je me force à la terminer. J'écrase le mégot sous mon talon et réclame mon portable, persuadée que c'est fini. Nour refuse de me le rendre, et Cassandra sortit cinq bouteilles de bière.
Et là, je me rappelle enfin de la suite, et fin, de leur délire. Ils vont la boire, me mettre à genoux et m'enlever mon t-shirt. Ils se moqueront quelques minutes de mon dos vierge de toute marque, puis Morgan brisera sa bouteille en verre sur ma colonne. Un frisson me parcourut l'échine, je réclamai plus violemment mon portable. Je me suis coupée un jour avec du verre, et ça m'avait suffisamment fait mal pour que je ne renouvelle pas l'expérience.
"Nour, s'interposa Nathan. Rends lui son portable."
Cette dernière me jeta un regard dégouté, comme si je l'avais déçue, avant de me rendre l'appareil.
"Je rentre, annonçais-je, la voix tremblante
- C'est ça, casse toi, marmonna Rebecca."
***
"Et après, qu'est-ce qu'il s'est passé ? m'interrogea Audrey.
- Rien, soufflais-je la voix tremblante. J'ai eu trop peur et je suis rentrée.
- Je te ferai pas le discours du "je te l'avais bien dit", me promit Cannelle qui n'avait pas pipé mot depuis le début de mon récit."
Je soupire et porte mon regard à la fenêtre, laissant mes amies parler garçons sans moi. De gros flocons tourbillonnent dehors, tapissant peu à peu le sol d'un épais duvet blanc. J'ai invité mes amies au café juste après l'incident, pour pouvoir leur raconter rapidement, bien que ma séance de badminton du samedi après-midi commence dans à peine trois heures.
"Agathe, t'es toujours avec nous ? me demanda Tina, me tirant de mes pensées.
- Hein ? Ah oui bien sûr..."
Elles se mirent à parler d'un groupe dont je n'ai jamais entendu parler. Je reporte mes yeux sur le paysage de la rue : un jeune couple riait sous la poudreuse, comme dans les vieux films, et des enfants ont commencé un bonhomme de neige sur la place. Je resserre mes doigts sur la boisson chaude que je tiens. Je n'ai jamais aimé le froid, même quand il neige. Les chaussettes mouillées et les maux de gorge ne sont pas mes délires.
La sonnette de la porte tinta dans une mélodie peu agréable et un garçon à la peau halée et aux cheveux noirs entre dans le café avec un air renfrogné. Noah. Je jette un coup d'œil à mes amies : si je vais m'asseoir avec lui, j'ai pas fini d'en entendre parler...
"Agathe a l'air un peu perdue, rigola Audrey.
- T'a pas regardé la vidéo que je t'ai envoyé en lien ?"
Je lui offris un petit sourire d'excuse. Elle pianota sur son portable, puis me le tendit en disant
"Tu vas voir, tu vas adorer. En plus, les chanteurs sont trop mignons !"
Si tu le dis. Je branche mes écouteurs et appuie sur play. Une mélodie provenant d'un instrument que je n'arrive pas à identifier retentit pendant quelques secondes, les chanteurs (enfin j'imagine, puisqu'il n'y a pas encore eu de chant) se mettent à danser une chorégraphie difficile, puis vient les paroles.
Mon dieu...
Je mets la vidéo sur pause. De la K-Pop. Mes amies fantasment sur des idoles de K-Pop.
Je l'ai vécu comme une agression.
"J'aime pas du tout, dis-je en rendant son portable à Cannelle."
Elle regarde son écran.
"Tu as regardé 28 secondes de vidéo. Tu peux pas juger là dessus. Écoute davantage."
Je jure que c'est ma meilleure amie, et non ma bonne conscience qui a dit ça.
Je lève les yeux au ciel, reprend son appareil à contrecœur et la lecture du clip.
Au bout de trois minutes, je me suis fait six fois la remarque "Vive le fond vert", et quinze "Bordel, ils se ressemblent tous !". Ça en dit long sur mon avis.
Je regarde le nom du groupe et le titre de la chanson : "Idol" de "BTS". Le nom me dit vaguement quelque chose, mais je ne peux m'empêcher de penser au diplôme et me dire que le nom est vraiment mal choisi. La seule chose que je retiens de ce clip, c'est que mes "préjugés" sur la K-Pop ne sont pas infondés : mecs efféminés qui dansent plus qu'ils ne chantent, couleurs de cheveux qui ne peuvent servir qu'à les différencier (et les rendre chauves à 30 ans), budgets phénoménaux, et clips tournés sur fond vert. Un joli monde de paillettes et de licornes qui me donne envie de vomir des arc-en-ciels et me suicider à l'eau plate.
"Alors ?
- J'aime pas."
Tina fit une petite moue, et Cannelle éclate de rire.
"Tu les trouve pas chous ?
- Pour moi, ce sont des copies conformes. Sérieux, vous arrivez vraiment à les reconnaitre ?
- Rabat joie
- Non, juste réaliste. Vous êtes juste une poignée de fans en plus pour eux les filles. Ne vous mettez pas le doigt dans l'œil.
- Laisse nous rêver un peu ! En plus, ils sont adorables !
- Mouais..."
Leur conversation dérive sur la couleur de cheveux d'un chanteur dont je ne m'amuserai pas à prononcer le nom. Elles sont totalement hystériques, et ça risque de durer un petit moment.
Je jette un coup d'œil à Noah, que je surprends en train de nous regarder. Je lui adresse un petit signe de la main pas franchement enthousiaste, auquel il répond par un demi-sourire.
C'est bon Agathe, tu peux y aller. Il va être sympa.
Je me lève et vais le rejoindre, sous les regards attentifs et gloussements stupides de mes amies.
"Salut, fis-je en passant une main dans mes cheveux.
- Tu restes pas avec tes amies ?
- Elles discutent K-Pop, déclarais-je en m'asseyant."
Il se marre
"Et vu que t'es pas une Army ou je ne sais pas comment les fans s'appellent en ce moment, t'y comprends rien, devina-t-il.
- J'ai failli prendre un chanteur pour une glace vanille fraise, avouais-je en calant mon visage dans le creux de ma main. Pourquoi ils se teignent les cheveux en des couleurs pas possibles ?"
Il rigole encore devant ma franchise et mon agacement. Je souris. L'apprivoisement va peut-être être plus rapide que ce que je pensais.
"Et toi, qu'est-ce que t'écoutes ? demanda-t-il
- En dehors de la maison, du rap. Damso, Lomepal, tout ça. Et à la maison... Des paroliers de l'époque de ma mère surtout.
- "En dehors de la maison" ? releva-t-il.
Je bois une gorgée de café, joue avec mes mèches et demande
"Et toi ?
- Tu n'as pas répondu à ma question.
- Toi non plus."
L'ombre d'un sourire se dessine sur son visage. Il pourrait être populaire, s'il le voulait.
"Comme toi, du rap surtout. Mais des fois, j'aime bien écouter d'autres choses.
- Je ne parlais pas de cette question, lâchais-je.
- Laquelle alors ? demanda-t-il étonné.
- Celle d'hier. Quand je t'ai demandé ce que tu écrivais dans ton cahier.
- Tu m'a pas demandé ce que j'écrivais. Tu m'a demandé si tu pouvais voir ce que je faisais.
- Tu joue sur les mots.
- T'es écrivaine, tu devrais aimer ça.
- Tu m'agaces...
- C'est toi qui est venue."
Il y eut un petit silence, dont il profita pour gribouiller quelque chose sur une page vierge.
"Tiens, t'a qu'à regarder si tu veux, fit-il en me tendant son carnet. Dans mon ancien collège, c'était un secret pour personne ce que j'y faisais, alors je vois pas pourquoi je te le cacherai."
Je feuillette le journal. Des partitions s'étalent sur les pages blanches, des paroles de chansons, des croquis, des collages... Des pages entières sont écrites au crayon à papier, une idée jamais développée sans doute.
"Je savais que tu composais, murmurais-je en continuant à tourner les pages."
Un morceau non achevé se dessine sous mes yeux. Les paroles parlent de famille détruite, d'enfance envolée et de cœur brisé.
Celui d'après semble être la suite. Il parle de renaissance et d'espoir.
Et enfin, le tout dernier, celui qu'il est en train d'écrire, parle d'espoirs détruits, de désillusions, et d'une fille aux cheveux roux.
Seules les paroles sont écrites, les mélodies ne sont encore que des esquisses. Mais à travers ses chansons, je compris que Noah parlait de son déménagement, de son arrivée ici, et du collège qui n'est pas vraiment à la hauteur de ses attentes.
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