D i x - S e p t
Ding !
Ce matin, c'est le petit son de la notification qui me réveille. Si j'en crois mon réveil, il est 6h15. Or, le vendredi, on commence à 9h25. Je dois me lever à 7h40, puisque j'habite à vingt kilomètres du collège et que je dois prendre le bus à 8h40. J'ai donc perdu une heure et demi de sommeil, puisque je n'arrive jamais à me rendormir quand j'en ai le temps. La personne responsable de cet affront risque de passer une très mauvaise journée.
Ding !
Oui bon c'est bon, deux minutes...
Ding !
Audrey
Agathe, ça va pas du tout là. Je suis en train de culpabiliser !
Hier, j'ai planté rageusement ma fourchette dans une pâte ! Tu te rends compte ! Elle m'avait rien fait ! Elle s'est juste retrouvée dans mon assiette, par hasard, et moi, je la mange, sans scrupules, et en plus je la maltraite avant !
Je suis un monstre...
Audrey... Pourquoi tu me réveilles ? T'es suicidaire ?
Holy shit !
Suite à ce message, je repose mon portable et enfouis ma tête sous mon oreiller pour essayer (vainement) de me rendormir.
Ding !
Je vais la tuer
Ding !
Lui arracher ce qui fait de cette personne un humain et lui faire manger par les oreilles
Ding !
Lui enlever les veines pour l'étrangler avec
Ding !
Lui enfoncer une chaise dans le cul...
Ding !
L'étouffer avec une fourchette...
Ding !
OUI BON ÇA VA C'EST BON J'AI COMPRIS
Les potes
Reyveuse : Les filles, je vous annonce ma mort aujourd'hui
Lisacoeurdange : Cool
Ludicorne : Qu'est-ce que t'as fait encore ?
Reyveuse : J'ai réveillé Agathe
Lisacoeurdange : Au pire pas grave on a physique en première heure
Ludicorne : Alors là meuf, cours. Cours parce qu'une Agathe énervée est la pire chose que tu peux rencontrer dans ta vie
Lisacoeurdange : *puisse
Lisacoeurdange : Et oui Ludi, la grammaire, c'est comme les caleçons. T'es pas obligée d'en utiliser, mais les gens civilisés le font !
Ludicorne : D'ailleurs, pourquoi elle répond pas là ? Avec tous les messages qu'on envoie, elle devrait avoir crié depuis un moment.
Ludicorne : Enfin, si son mal de gorge s'est atténué depuis hier. Parce que faut quand même avouer que Dark Vador version chèvre enrhumé, c'est super sexy
Lisacoeurdange : Elle doit être en train de se demander comment nous éliminer en laissant le moins de traces possible
Reyveuse : Les filles, elles sont où les chiottes svp ? Que je me noie dans la cuvette avant de me faire exterminer par Agathe ?
Ludicorne : Tu ferai mieux d'écrire ton testament et de creuser ta tombe.
Lisacoeurdange : Mais sinon Audrey, pourquoi t'a envoyé un message à Agathe à cette heure là ? Déjà qu'à dix heures elle est pas encore bien réactive...
Reyveuse : On en parlera plus tard, j'essaye de pas me faire tuer actuellement
Lisacoeurdange : Au fait, je sais que t'es en train de lire tout nos messages Agathe
Merde.
Démasquée.
Grillée.
Cramée.
Touchée, coulée.
Échec et mat.
Time's up.
Puissance quatre.
Ludicorne : C'est marrant, toi ça se voit quand t'as pas eu ton compte de sommeil.
Elle a dit qu'elle culpabilisait d'avoir mangé une pâte ou un truc du genre...
La bêtise est humaine les enfants, mais qu'est-ce qu'elle est conne elle par contre !
Pire qu'une poêle à frire
Reyveuse : Genre tu lis même pas quand je t'envoie des messages ?
Bah je suis pas obligée.
Reyveuse : Fais gaffe à ce que tu dis, t'es la plus jeune du groupe. On règlera ça après.
Lisacoeurdange : Pourquoi j'ai ris merde, j'ai 15 ans...
Ludicorne : POUAH LA VIEILLE HAHA
Ludicorne : N'empêche, bravo mémé, parce que t'as réussi à avoir 15 en demi-fond sans ton déambulateur !
Lisacoeurdange : Toi aussi, fais gaffe à ce que tu dis, je suis la plus vieille ici, je peux faire ce que je veux de vous.
Lisacoeurdange : J'ai perdu foi en l'humanité avec tes conneries Audrey n'empêche...
Garde foi, cette personne se rapproche plus de l'autruche que de l'être humain
Reyveuse : Va te faire manger par une limace...
Ludicorne : Hé ! Les filles, ça vous évoque quoi ce passage ?
Ludicorne : "Le silence régnait. Tout ce qu'on pouvait entendre, c'était les respirations saccadées dues à l'activité physique et intense dont on venait de faire preuve"
Lisacoeurdange : On dirai la classe quand on faisait demi-fond sous la flotte.
Je l'ai lu ce livre sur Wattpad, Ludivine. Même que c'est moi qui te l'ai conseillé.
Ludicorne : Ah oui, c'est vrai ! Lisa, t'as faux, c'est pas ça
Reyveuse : C'était quoi le contexte ? Parce que moi, ça m'évoque des choses pas très...
Des choses qui sont pas pour les enfants.
Reyveuse : Tu parles de toi là ?
...
Reyveuse : En plus, t'as vraiment la taille d'une enfant. 1m20 les bras levés, debout sur une chaise.
J
E
T
'
E
M
M
E
R
D
E
Reyveuse : Me too
Ludicorne : Certifiée enfant relou
En plus, je suis même pas la plus petite de la classe ! Je suis plus grande que Maxence !
Reyveuse : C'est normal, il a sauté une classe
Ludicorne : Sauté une classe... Ça en fait du monde... :D
Lisacoeurdange : C'était un saute-mouton
Ludicorne : En vrai, Lisa t'es tellement innocente ! Pour moi, c'était clair ! :')
Lisacoeurdange : Je tiens ça de ma mère
J'avoue ! Ta mère, elle fait grave innocente aussi
'Fin, faut pas que j'oublie comment t'as été conçue
...
Je me choque toute seule...
***
Le vendredi matin, après la physique chimie (on s'étonne que je dorme en physique, mais faut quand même rappeler que c'est la matière qui étudie le vide), on a une heure de permanence. D'habitude, la salle de musique est inoccupée ce temps là, mais apparemment, la prof en a décidé autrement, aujourd'hui :
"Agathe, Noah, je suis désolée, mais j'ai besoin de la salle avec les 6F... Vous allez devoir retourner en permanence...
- On peut faire une démo devant votre classe madame ! s'empressa de dire Noah.
- Pardon ?!"
Mais la prof avait déjà entendu la requête, et a sauté sur l'occasion de voir ce qu'on préparait.
"Excellente idée ! Je vous laisse accorder les instruments et vous échauffer pendant que je leur explique ce qu'on fait."
Là-dessus, nous allons tous les deux dans le gigantesque placard à balais où sont entreposés les instruments et l'antiquité qui sert de table de mixage. Qui ne sert plus en fait.
"Pourquoi t'as dit ça ?!
- J'en sais rien, j'étais trop désespéré... Agathe, je sais pas si je vais pouvoir.
- Il va falloir pourtant, on peut plus faire marche arrière.
- Tu comprends pas... Ça me fait une boule dans le ventre, c'est horrible...
- Hé... Détends toi, c'est juste une poignée de sixièmes qui n'ont pas l'oreille musicale. Si on se plante, ils entendront pas la différence. En plus, c'est les F, ils sont genre 15 dans leur classe alors tranquille !
- Je vais pas pouvoir, je vais me planter, faire une fausse note...
- OK. Dis moi ce qu'il se passe."
Il lève ses yeux froids sur mon visage et le détaille, s'attardant particulièrement longtemps sur mes pupilles.
"Je crois qu'il faut que je t'explique pourquoi je suis venu ici, en laissant ma mère et mon frère à Paris..."
Je saisis la guitare et l'accorde (les cordes viennent d'être changées, galère...), tout en l'écoutant attentivement.
"J'y étais, avec des amis, au Stade, quand il y a eu les attentats du 13 novembre. (Il ferme les yeux et se mord la lèvre) Les gens criaient, il y avait du sang partout. Et à partir de ce jour là, c'est devenu impossible de parler avec des gens que je ne connaissais pas, ou d'être dans une foule de personne. Ma mère ne comprenait pas, alors elle m'a emmené chez un psy. Ç'a été dur, mais on a fini par trouver, et j'ai été diagnostiqué sociophobe.
- Je comprends pas...
- Pour faire simple, j'ai eu un traumatisme et depuis, j'ai peur du regard des gens, j'ai peur de me faire humilier en public, ce genre de choses. J'essaye de le cacher comme je peux, mais avec face de lapin qui semble décidé à ce qu'on continue cette soi-disant guerre qui anime le collège, et toutes ces filles qui m'harcèlent parce que je suis "populaire"... Dans ce genre de moment, j'ai juste envie de partir en courant. Alors il n'y a plus que deux choses qui me rassure. Le rap, et toi, plus récemment. Je me sens à l'aise avec toi, au point de te raconter ça
- Je comprends pas pourquoi tu as du emménager chez ton père. Pourquoi t'es pas resté chez ta mère ?
- On était un peu plus de mille dans le collège où j'étais, et on a vite compris que c'était plus possible. J'étais tellement malade au point de faire des crises d'angoisse et de rester dans les toilettes parce que j'avais peur des gens. Quand le CPE m'a retrouvé, au bout de la troisième heure dans la cabine, j'étais dans un état lamentable. Au début, ma mère ne voulait pas me laisser partir, en plus ma sœur voulait absolument venir avec moi, ce qu'elle a fini par faire d'ailleurs. Elle a pris un prof à domicile, mais ça coûtait cher, et elle avait de plus en plus de mal à joindre les deux bouts. La déprime que j'avais continuellement s'est transformée en dépression, et grâce à la haine de moi-même qui s'est ajoutée, Noah Charaud était déjà mort. Et c'est moi qui l'avait tué.
- Et c'est tout ça que tu racontes dans ton rap... Putain je suis désolée..."
C'est plus fort que moi, je l'ai pris dans mes bras. Je suis pas à l'aise, j'ai toujours détesté les contacts physiques (deuxième raison qui justifie que ça fait 14 ans que je suis mariée à mon unique amour : mon lit), et je sens que lui est tendu comme un arc. Je l'ai lâché après une étreinte d'une trentaine de secondes, et ai bégayé, le feu aux joues
"F-Faut p't'ê'te qu'on... Qu'on se prépare... Pour... Les 6èmes."
Super Agathe. T'as l'air très intelligente là. Franchement bravo.
"Je... Ouais."
Ah ! Il est pas mieux !
On s'est bien échauffé la voix (Ludivine avait raison, Dark Vador version chèvre enrhumé, c'est très sexy. #Girlfriendgoal comme on dit) et on a fini par se présenter devant les gamins.
Et là, il y a la petite voix dans ma tête qui me rappelle, qu'en vrai, je fais leur taille. Qu'est-ce que je l'aime pas, cette petite voix !
On dirai une schizo. Bref, c'est pas le sujet.
On a chanté...Non, en vrai, j'ai rappé, Noah a fait un petit freestyle qui m'a bien prouvé que même en y mettant tout mon cœur, j'ai pas le quart de son talent pour la musique, et le morceau s'est achevé dans un trémolos de piano (ça se dit ? J'en sais strictement rien).
On avait un banc de poissons devant nous. Je ne plaisante pas, les yeux grands ouverts, la mâchoire tombée au sol, ils faisaient peur franchement. Même la prof était impressionnée.
"Qui est responsable de ça ? a-t-elle demandé d'un ton cassant."
Peut-être pas finalement...
"C'est moi, répondit-il d'une petite voix
- N'importe quoi ! On l'a fait tous les deux ! Rejette pas la faute sur toi !
- Calme toi Agathe. Présentez le à une agence. Noah, sors un album, je sais pas, mais fais quelque chose de ce talent."
Là-dessus la cloche a sonné la fin de l'heure, et moi, j'ai réalisé que j'avais pas fait mon allemand...
L'allemand, oui parce que faut quand même que je vous en parle ! C'est ma quatrième année d'allemand, mon vocabulaire se résume à "Der Himmel ist blau" et "Ich mag Kartofeln", c'est à dire, le ciel est bleu et j'aime les pommes de terre. La classe est pas capable de parler au futur, parce que c'est quand même plus vachement drôle de dire que "si j'avais mon téléphone, j'écouterai de la musique ou je regarderai des vidéos". J'ai dit que la physique est la seule matière qui étudie le vide, mais c'est pas vrai. En allemand, il y a tellement de vent, c'est un ouragan qui passe dans la salle. La prof se parle toute seule, tout le temps.
Pourquoi j'ai pris allemand bordel...
***
"Changement de propriétaire. Réouverture le 16 mars"
Journée de merde...
Oui, parce qu'en plus, le prof de maths trouve ça amusant de dire "Contrôle surprise, sortez une feuille double. Poisson d'avril, c'est une feuille simple". J'ai toujours su qu'un prof, ça réfléchit pas comme tout le monde. De toute façon, à partir du moment où quand on a fini ses études on a envie de retourner à l'école, il y a un problème.
Noah
T'as vu, sur la porte du café ? Y'a un mot comme quoi ça change de proprio
Je range mon téléphone et regarde autour de moi. Cet endroit était devenu notre Central Perk, ça me rend triste (Note à moi-même : arrêter de regarder les rediffusions de Friends sur la 10, je me fais pitié)...
De l'autre côté de la rue, un petit café qui a l'air assez cosy de l'extérieur existe, mais était toujours dissimulé dans l'ombre de l'usine Starbucks toujours bondé. Je n'avais jamais vu ce bâtiment qu'on appelle le Chocolat Frappé auparavant. Je traverse l'avenue qui coupe la place en deux et entre dans la petite boutique.
Je suis aussitôt frappée par la chaleur humaine qui se dégage de l'endroit. Les tons chocolat et crème sur les murs ainsi que sur les tissus du rembourrage des chaises en bois verni rendent le lieu très agréable.
Je m'assois à une table dans un coin de la salle et commence à lire le menu. Le Chocolat Frappé propose principalement du sucré, mais il y a aussi des œufs et du bacon.
"Mademoiselle ? Vous avez choisi ?
- Heu..."
Je fais glisser mes yeux sur la page et m'apprête à commander quelque chose au hasard quand il m'interrompt :
"Je vous conseille le café latte et le fondant à la mandarine. Il est fait maison.
- Ce sera ça alors, souriai-je."
Le serveur repart et je laisse mon regard divaguer. Une jeune fille aux cheveux blonds coupés courts, qui doit sûrement être en cinquième, vu sa taille (ça veut rien dire, regarde toi, avec ton malheureux mètre 55, personne dirait que tu es en troisième, me rappela la petite voix. Qu'est-ce qu'elle est agaçante celle là), commande en pointant son choix du doigt sur la carte. Elle n'a pas ouvert la bouche, juste répondu par des sourires et de vagues signes de tête.
J'attends ma commande, et quand elle arrive je me déplace, pour aller m'asseoir avec elle.
"Je peux me mettre ici ?"
Elle m'a dévisagé, offert un grand sourire et a doucement hoché la tête.
J'ai dit quoi de si joyeux pour qu'elle me montre l'intégralité de sa mâchoire ?
Bah oui mais j'ai pas assez dormi. Mon sommeil est sacré, alors faut pas s'attendre à de la gentillesse du premier coup.
Elle a sorti un carnet, sa trousse, et a commencé à dessiner dedans. Les courbes s'enchainent très vite, elle a vraiment du talent. Je me suis sentie assez bête, à la regarder comme ça, sans rien dire.
"Comment tu t'appelles ?"
Elle prend un crayon dans sa trousse et griffonne sur sa serviette :
Alicia. Toi, c'est Agathe, n'est-ce pas ?
Forcément, elle m'a reconnue. Je fronce les sourcils. Pourquoi elle ne parle pas, comme tout le monde ? Face à mon incompréhension, elle ajoute
Je suis muette.
Ho...
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