D i x - N e u f
J'ai mis une casquette, aujourd'hui. J'ai peur du jugement des autres en voyant ma coupe, même si j'ai fini par apprécier mes mèches roses. C'est décalé et mignon, mais il n'empêche. J'ai peur.
Commencer ma semaine par un TP de physique ne fait pas forcément partie des choses que j'apprécie. Mais c'est devenu pire quand Audrey a fait glisser le nouveau numéro de Voila (le premier magazine hebdomadaire people. Elle a décidé de s'abonner "au cas où". Au cas où quoi ? Aucune idée) sur la table en murmurant
"Pourquoi tu nous en as pas parlé ?"
J'ai jetté un coup d'œil à la une, et vit une photo de Noah et moi en train de nous embrasser, avec pour légende : Le couple que tout le monde attendait !
Là, je flippe. Je flippe pour lui, qui va être emporté dans un tourbillon médiatique avec sa maladie.
"Excusez moi monsieur ! fit Cannelle de sa voix la plus onctueuse. Dans le règlement, il est marqué que personne ne doit porter de chapeaux ou de casquettes dans les bâtiments. Or, personne ne peut se soustraire au règlement n'est-ce pas ?
- Tu as raison Cannelle. Agathe... Je suis désolé, mais c'est le règlement."
J'ai enlevé ma casquette en traitant cette garce de tous les noms dans ma tête et ai donc dévoilé mes cheveux. Un brouhaha se forma dans la classe, avec diverses moqueries de la part de filles comme Lucie, qui n'ont absolument pas supporté mon ascension sociale.
"Hé, moi j'aime bien OK ? Ça fait très Megan Fox, je trouve. Et j'aime bien Megan Fox
- Merci, chuchotai-je une fois que le bruit de fond est revenu à son niveau habituel.
- Donc, je disais, c'est quoi ça ? Pourquoi tu nous l'a pas dit ?
- Parce qu'on sort pas ensemble."
Elle me dévisage comme si elle ne me croyait pas. Je lui explique rapidement ce qu'il s'est passé samedi quand j'ai voulu rentrer chez moi.
"Mais c'est horrible ! s'étrangla-t-elle une fois mon histoire terminée. Pourquoi t'es pas allée porter plainte ?
- D'abord parce qu'il ne m'a rien fait, ensuite parce que je n'ai pas de preuves, et enfin parce qu'on m'aurait rit au nez.
- Il voulait te...
- Mais il ne l'a pas fait OK ? Alors maintenant, oublie cette histoire et aide moi à brancher ce circuit comme il faut. Tu sais très bien que je suis nulle en physique."
On a finit par faire un court-circuit. Si le prof n'était pas arrivé à temps, on aurait grillé les lampes.
***
"Kookiiiiie ! cria une voix aigüe
- Ho non, c'est une blague ? murmurai-je horrifiée
- Apparemment non, souffla Lisa, visiblement aussi déçue et dégoutée que moi."
Cannelle s'est jetée dans les bras de Taesung et est à présent en train de lui mordre les lèvres, lui aspirer les amygdales, lui... Hmm, je pense que vous avez saisi l'idée.
"Ça me répugne, marmonnai-je. Pourquoi ils se sentent obligés d'échanger leur salive en plein milieu de la cour ?"
Personne ne prit la peine de me répondre, et c'est certainement mieux comme ça.
De l'autre côté de la cour, je croise le regard de Noah, qui a l'air complètement perdu. Il a ses écouteurs Bluetooth dans les oreilles, mais son expression affolée me fait comprendre qu'il n'est pas au meilleur de sa forme en ce moment.
Je le rejoins, et discute un peu avec lui, de choses banales, sans importance, pour l'aider à le détendre
"Ça va ?
- Mieux. Mais tu devrais pas rester là, ça va alimenter les rumeurs.
- Si une rumeur est lancée, d'autres suivront. C'est toujours pareil
- On dirait que tu t'y es habituée.
- Ma propre mère est une Gossip Girl, j'y peux rien. Je suis arrivée au monde en entendant des ragots sur la chambre d'à côté.
- Ça doit être sympa les repas de famille.
- Chez moi, on balance les invités dans un amphithéâtre romain, et on attend de voir qui s'entretue en premier, expliquai-je d'un ton détaché. Pourquoi, ça se fait pas comme ça chez toi ?
- Mes cousins et moi, on s'amuse à faire le maximum de tâches possible sur la nappe sans se faire chopper. Et si ça fait une forme, tu gagnes des points en plus. Sinon, on essaye de faire semblant de pas trop s'ennuyer quand mes oncles bourrés se mettent à faire un karaoké."
Je passe une main dans mes cheveux (tiens, ce tic avec lui est de retour ?). Je ne sais pas depuis quand on en est au stade de parler librement de notre famille, mais c'est plutôt agréable.
"Hum...
- Oui ?
- Tu... Ça t'embête si on mange ensemble à midi ?"
Non ça ne m'embête pas espèce d'idiot, ça fait tellement longtemps que j'attends que tu t'ouvre à moi comme ça, je...
Oulah, ma conscience part dans des délires là, c'est bizarre.
Je devine que formuler cette demande à du lui demander un effort surhumain. Cependant, j'essaye de paraître normale, malgré les déblatérations de plus en plus étranges de ma petite voix (qui semble soudainement particulièrement proche de celle d'Audrey).
"Pourquoi pas ?"
Je suis en pleine lutte intérieure pour éviter de lui sauter au cou et de m'y pendre éperdument pour... Je deviens niaise. Je suis tellement mielleuse que je pourrais me faire une tartine.
La cloche interrompt notre... notre rien du tout en fait, et nous nous dirigeons en français, pour notre plus grand bonheur. On a commencé l'histoire "Un long dimanche de fiançailles" de Sébastien Japrisot. L'histoire est... comment dire ? Pas à notre goût.
En français, j'ai encore bougé de place (forcément, après notre extraordinaire rédaction en permanence) et je suis à côté d'Audrey. Pour ma santé mentale, je sais pas si c'est une bonne ou une mauvaise idée, à vrai dire.
Agathe, l'heure est grave... Hier, je me suis acheté des nouvelles bottines avec mes parents, et mon père a appelé ça des "godillots".
Vocabulaire typique du livre, au même titre que "capote" (qui désigne le manteau du soldat, pas... autre chose). C'est comme ça, il faut s'y faire.
C'est comme l'héroïne qui explique comment elle se donne du plaisir. C'est... Spécial.
Déménage. Genre change de nationalité. Et de tête. Pars en Corée du Sud. Avec Taesung. Qui a les cheveux rouges. Et une tête de lapin.
Nan, en fait ça ira. Même si mon père est l'incarnation de Sébastien Japrisot.
Et puis mange des Kookies aussi, parce que c'est vachement bon les Kookies
Ouais, mais avec un C, c'est meilleur.
Mais, pour de vrai, il lui ressemble ou pas ?
Un peu oui. Même beaucoup.
Du coup c'est son incarnation ? Le pauvre... (Je sais pas pour qui c'est le pire en fait)
Ouais c'est ça :,) D'ailleurs, c'est con, de l'appeler Kookie, vu qu'il a une tête de lapin.
Sauf si on assume que les lapins en Corée du Sud, ça mange des cookies... Ouais, me demande pas
Bah, on sait pas comment ils vivent, les lapins sud-coréens, ça se trouve, ils ont les cheveux rouges. Et ils mangent des cookies ;)
Un cookie à la confiture, because you got no jams
T'imagines un lapin avec des yeux bridés, un cookie dans la patte et la fourrure rouge, qui chante de la musique à la con et qui te regarde en mode "tu me juges" ?
Chuis KO de ma propre connerie :,)
Mais faut trop le dessiner T-T
On le fait un anglais, on l'appellera Kookie pour Korean Cookie. Ce sera l'animal de compagnie de la famille Vivian
En anglais, on avait fait des avions, plus ou moins grands. On avait fait plein de détails et tout, et c'est devenu une famille. Après, on s'occupe comme on peut.
***
"Agathe, tu vas où ? me demanda Lisa en me voyant les quitter avec mon plateau
- J'ai promis à Noah de manger avec lui, ce midi. On se retrouve plus tard !"
Je m'assois donc à sa table, et commence à manger en silence. J'aime pas manger à 11h30, le self est trop calme et le pain est rassis la plupart du temps. En plus, mon côté paranoïaque me rappelle que c'est facile d'écouter les conversations à cette heure là.
Cannelle et Taesung viennent s'asseoir à notre table, sans vraiment regarder qui y est assis. D'un regard, j'intime à Noah de rester calme, même si j'ai moi-même du mal à me contenir. Si ces deux idiots veulent passer leur temps à se galocher, qu'ils le fassent pas devant nous.
"Ah tiens Agathe ! J'avais justement quelque chose à te demander, j'espère que ça te dérangera pas... commença-t-elle d'une voix de velours"
Tu peux toujours rêver connasse... Avec le coup que tu m'as fait ce matin en physique, il est hors de question que je te rende service
Je décide de rentrer dans son jeu et de lui cirer les pompes comme elle est en train de le faire.
"Au fait, j'adore tes cheveux... ajouta-t-elle"
Bien sûr oui. J'y crois.
"Tu vois, j'ai commencé une histoire sur Wattpad, fit-elle en me donnant un morceau de papier. Et j'aimerai beaucoup avoir l'avis d'une experte. Si tu vois ce que je veux dire."
Elle a insisté sur les mots "beaucoup" et "experte". Dans mon langage, ça veut dire "je me fous de toi, mais j'espère vraiment que tu vas pas t'en rendre compte". Je déteste les gens comme ça. Elle est devenue fausse. A moins qu'elle l'est toujours été. Ne pas avoir de personnalité depuis l'âge de trois ans, faut avouer que c'est triste quand même.
"Bien sûr ! J'en serai absolument ra-vie."
J'espère vraiment qu'elle a capté tout le mépris que j'éprouve pour elle. Je prends le papier, mémorise le nom de l'histoire (Chronique d'une rebeu : mariée de force à mon frère, violée par mon cousin, kidnappée par un thug dont je suis tombée folle amoureuse et qui était en fait mon père ; ou quelque chose du genre), et déchire un pauvre morceau de feuille qui n'avait strictement rien demandé à personne (oulah, Audrey sort de ce corps).
"Je t'ignore maintenant, mais je reviendrai plus tard, quand j'aurai besoin de toi. Fais pas la gueule, ainsi va la vie." résume parfaitement son acte. Je ne la pensais pas comme ça.
"On peut savoir ce que tu fais ? demanda-t-elle
- Je me fais cuire des pâtes. Pourquoi, ça se voit pas ?
- Ça va se payer ça, j'espère que t'en as conscience ?
- Tu t'imagines sincèrement que tu me fais peur ? Pourquoi j'aurai peur d'une égoïste qui est incapable de penser par elle même ?
- Tu-
- Ça fait mal n'est-ce pas ? Je m'arrête là où je continue ?"
Elle s'est levée, je l'ai imitée.
Comme on est la seule classe à manger à cette heure le lundi, et qu'on est en 3ème, les pions s'imaginent qu'on est relativement calmes et qu'on sait se tenir. Et aujourd'hui, je suis bien contente de ce laxisme.
"Espèce de garce !"
Et elle m'a giflée.
C'est la goutte de trop. Cannelle n'est plus celle que je connaissais avant. Elle dérape complètement depuis quatre mois. C'est l'excuse qu'il me fallait pour en venir aux mains. Si on m'intente un procès, j'invoquerai la légitime défense.
Je ne me fâche pas, je me venge. C'est très différent.
De toute façon, c'est pas Noah qui me retiendra. Et Taesung, avec son corps taillé dans un cure-dent, il fera pas long feu.
Le problème, c'est que toute la classe nous observe depuis la gifle, et Lisa, Ludivine et Audrey s'en mêlent.
"DITES LES FILLES, VOUS TROUVEZ PAS QU'IL FAIT VRAIMENT BEAU AUJOURD'HUI ?!
- T'AS RAISON LISA, ON A DE LA CHANCE
- ÇA VOUS DIT D'ALLER DEHORS ?!
- MAIS C'EST UNE EXCELLENTE IDÉE ÇA AUDREY"
Elles nous ont séparés comme elles ont pu, avant d'avoir réussi à renverser le contenu de mon assiette (à savoir des pâtes à la carbonara) sur sa tête.
Mes amies et moi avons débarrassé nos plateaux dans une animosité plus que palpable. Je leur en veux de ne pas m'avoir laissé dire à cette fille tout le bien que je pense d'elle avec mes poings. Lisa (et je me rends compte qu'en fait, elle se comporte comme une mère avec moi, mais genre pour de vrai) me regarde comme si elle était déçue, et Ludivine et Audrey me jettent des regards compatissants. Ou de pitié. J'imagine que là, ça dépend de mon interprétation.
Puis on est sorties. En fait, il ne fait pas vraiment beau, puisqu'il neige. De la neige en plein mois de mars, et on ose nous parler de réchauffement climatique. Non j'ai vraiment dit ça ? C'est absolument pas ce que je pense !
Bref, j'ai regardé les flocons tomber, et je me suis dit que si j'étais un flocon, tout irai beaucoup mieux dans ma vie : pas de sentiments qui se développent alors que tu sais pas vraiment d'où ils sortent, pas de mère qui pète un câble parce que j'ai des mèches roses, pas d'ex meilleure amie avec qui tu finis par te battre parce que c'est devenu une garce, rien de tout ça quoi.
Et puis je me suis rendu compte que j'étais quand même en train d'envier un flocon. Ma vie craint.
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