V i n g t - e t - U n
"Je pense que vous allez passer par ordre alphabétique, pour présenter vos projets. Arthur et Thomas, allez-y."
Jeudi 20 mars. C'est le jour J. Avec Noah, on a travaillé dessus jusqu'à tard hier soir, quand je suis rentrée de ma compétition. Du coup, j'ai dormi chez lui, et jusqu'à deux heures du matin on s'est relayé devant l'ordinateur pour terminer, histoire de profiter un peu de notre nuit. On ne sait même pas si on a prit la bonne version
Ce soir, on poste sur Internet le rap qui est en fond. J'espère que ça va plaire au prof, on y a passé tellement de temps...
En fait, entre Noah et Arthur, il n'y a personne, dans la liste alphabétique. Du coup, on passe en deuxième, juste après une maquette assez bien réalisée.
"On a besoin du vidéoprojecteur, annonçai-je."
Le visage du prof se déconfit. Il alluma l'appareil, et nous laissa installer la clef USB
"Dis-moi que c'est bien la dernière version... marmonna-t-il
- Croise les doigts, parce que j'en ai aucune idée... Je te rappelle que c'est toi qui a fini le diapo et qui m'a réveillée pour me montrer le résultat. Heureusement que je t'aime bien, tu serai mort sinon.
- J'en doute pas, faut voir comment t'es le matin..."
Nous ouvrons le fichier en priant tous les dieux.
"C'est bon ?
- Oui !"
Quelques notes au piano retentirent dans la classe et les images défilent au rythme de la musique.
"Wow... Je suis bluffé. 18"
Des murmures parcoururent la classe, et nous baissons la tête, par timidité
"C'est vous qui avez écrit la musique ?
- Heu oui..."
Les murmures prirent de l'intensité, et nous pouvions entendre certaines conversations
"Tu penses qu'il va être sur Internet ?
- Est-ce qu'ils sont réellement ensemble ?
- C'est tellement audacieux d'avoir fait ça !"
J'échange un regard avec mon partenaire, un regard qui se veut rassurant. Nous retournons nous asseoir, et nous passons l'heure à discuter de demain.
***
"Je peux avoir un Doliprane s'il vous plait ?
- Tout de suite."
Je m'affale sur la chaise où je suis assise. Ma mère est en train de me filer une migraine pas possible avec toutes ses recommandations. C'est aujourd'hui l'interview, et j'ai un trac monstre.
"Tu as bien compris Agathe ?
- Si je réponds oui, ça changera quelque chose ?
- Tu ne parles pas de ce que tu as l'intention de faire avec ce garçon. Me suis-je bien fait comprendre ? Tu parles de ce que pour quoi tu es ici à la base. Et c'est tout."
Une maquilleuse m'apporta mon cachet et un verre d'eau. Je le fis descendre en espérant qu'il me fasse passer l'impression qu'on essaye d'ouvrir ma tête à coup de barre en fer. Mélissa vient d'entrer dans la pièce, un vieux sac miteux dans les mains.
"Maman, dégage, je dois parler à ma sœur."
Mélissa a toujours eu beaucoup de culot, mais parler à maman comme ça, ça relève du suicide. Elle prit son air le plus pincé et sortit de la salle, sans doute pour aller dans la cafétéria, où il y a des écrans pour suivre ce qu'il se passe en plateau.
"Il y a une tenue dedans, m'informa-t-elle en me fourrant le sac dans les mains. Change toi, t'es ridicule là."
Je troque donc ma robe et mes chaussures à talons (comme si quelqu'un allait s'intéresser à mes pieds) pour un jean noir, un sweat à capuche et des baskets, sans trop poser de questions. On me recoiffe et on me remaquille, et je me sens tout de suite davantage sortable. Il était hors de question que j'aille quelque part dans cette tenue.
"Ecoute pas maman, OK ? Elle sait pas ce que c'est de passer à la télé. Réponds aux questions qu'on te pose, sauf s'il y en a une qui te gêne vraiment. T'es pas formatée pour être politiquement correcte ou quoi que ce soit. Soit toi même et ça suffira, d'accord ? Fonce !"
Je sens que le cachet commence à faire effet. Je sors de la pièce et rencontre Noah dans le couloir.
"Ça va aller ? lui demandai-je
- C'est pas ma première fois ici. Je devrais m'en sortir relativement bien, par rapport à la dernière fois. Mais toi, tu penses que tu vas y arriver ? T'es toute blanche.
- Juste une migraine, en cadeau d'encouragement de la part de ma mère."
On ne s'attarde pas, puisque le présentateur vient d'annoncer nos noms. Le plateau n'est pas très grand, mais il y a du monde. Un poids m'écrase soudainement la poitrine et comprime mes poumons. J'inspire, j'expire, essayant de faire rapidement les exercices de relaxation qu'Alex m'a conseillé hier. Aligner ses chakras, ouais, faudrait d'abord savoir où ils sont. Bref.
"Bonsoir Agathe, bonsoir Noah
- Bonsoir...
- Par qui je commence ?
- Agathe, répondit aussitôt mon ami (qui vient soudainement de passer au statut d'ennemi). Elle est plus à l'aise que moi."
Au secours !
"Agathe, votre roman, que vous avez sorti il y a maintenant cinq mois, est un franc succès. Pouvez-vous nous en dire plus à propos de ce qu'il y a dedans ?
- Non."
Tout le monde s'attendait sûrement à un scoop. Qu'ils patientent, ils vont l'avoir. Je me redresse, prise d'une soudaine bouffée de confiance en moi.
"Non, je ne veux pas en parler. Je n'ai pas écrit ce livre.
- Que voulez-vous dire ?
- Je l'ai écrit, mais je n'assume pas d'avoir sorti un navet pareil, vous comprenez ? J'ai toujours détesté suivre un mode d'emploi. J'estime que ceux qui les écrivent écrivent des conneries. Parce qu'au final, un mode d'emploi, c'est fait pour nous expliquer ce qu'on doit faire. Ceux qu'ils les lisent et boivent leur paroles ne sont pas mieux : incapables de penser par eux-mêmes, de pauvres moutons de la société, bon qu'à faire ce qu'on attend d'eux. Il n'y a aucun intérêt à vivre comme ça.
- Tu cites.
- Qu'est-ce qu'on sait de nos lecteurs ? continuai-je, en ignorant l'intervention de Noah. Rien. Absolument rien. On ne sait rien de leurs vies, de leurs rêves, de leurs passions et de leurs problèmes. Ils sont nés maîtres, ils n'ont aucune raison de vouloir devenir esclave.
- Par esclave, qu'est-ce que vous entendez exactement ?
- J'entends esclave de la société, à accepter les étiquettes qu'on leur colle. Quand on associe un genre à quelqu'un, on devient con. Chaque personne est unique. Peut-être pas une oeuvre d'art, mais c'est ça qui est beau : chaque personne est édition limitée. C'est bien de suivre le groupe, mais c'est encore mieux d'être différent
- Agathe, tu cites.
- Pourquoi avez vous écrit ce livre alors ?
- Mes motivations étaient essentiellement égoïstes. La seule chose que je voulais, c'est que ma mère soit aussi fière de moi, au même titre que les autres.
- Je comprends pas. Votre mère n'est pas fière de vous ?
- Non. Ma mère n'a jamais été fière de moi. J'ai toujours été le Kinder au milieu du Lindt, si vous voyez ce que je veux dire. Ma petite sœur joue dans un club de foot qui prend sur sélection. Elle n'a que 10 ans, elle a le niveau pour jouer dans un club qui prend sur sélection. Alex a gagné The Voice. Je pense pas qu'il faille en dire davantage. Et ma grande sœur est entrée il y a deux ans à l'AFD et est capable de danser comme ces idoles de kpop qu'on voit partout en ce moment, sans exagérer. Je suis l'exception, le bug dans la machine, la jumelle d'Alex, la rouquine "chelou". Rien à dire de plus. Ma mère avait une raison d'être fière des trois autres. Pas de moi.
- Je suis sûr que vous exagérez.
- J'aimerai bien. La comparaison était tout le temps faite avec mes frères et sœurs. Le pire, c'était aux dîners de famille. On se vantait des trois, et la quatrième, on l'oubliait. La quatrième, c'était la rousse qui semblait adoptée parce qu'elle tenait tout de son père sauf sa couleur de cheveux, que sa mère avait caché par une coloration.
- Hm...
- Je plaisante, bien sûr que ma mère est fière de moi. Mais je suis tellement stressée qu'il faut que j'arrive à me détendre, et le cynisme marche bien en général. Pardon si j'ai embarrassé tout le monde
- Les rumeurs disent que vous êtes en train d'écrire un nouveau livre. Pouvez-vous les confirmer ?
- Oui, je suis en train d'écrire quelque chose. Je raconte l'histoire d'une amie qui est muette. Je n'ai pas grand chose à dire dessus pour le moment, il n'y a que quelques bouts d'histoires qui sont écrits. Je lui ai demandé sa permission avant, bien entendu. J'avais pas envie de faire comme Fatima Ro, de Tout est vrai
- Tu sors des références littéraires que personne ne connait
- Ne fais pas de ton cas une généralité, d'accord ? C'est pas parce que tu lis pas que c'est le cas pour tout le monde
- Et vous Noah, parlez nous un peu de votre actualité."
Je l'ai senti se crisper d'un coup. Il était tellement tendu que je le voyais d'où j'étais.
"Eh bien... Sortie de deux raps bientôt... Un en collaboration avec Agathe et... Un autre... Seul...
- En collaboration ?
- Il devrait sortir demain. On a pas eu le temps, ni hier ni aujourd'hui."
***
En retournant dans ma loge, j'ai eu la désagréable surprise de voir que Cannelle m'attendait devant, en compagnie de face de lapin. C'est gentil de sa part de l'avoir accompagné. Le pauvre quand même... A peine arrivé, on lui saute dessus.
"Faites la sortir s'il vous plaît, ai-je demandé d'un ton froid.
- Nan attends !
- Qu'est-ce que tu veux ?
- Je suis désolée. Je me suis vraiment mal comportée.
- Je suis contente de voir que ça t'arrive d'avoir des éclairs de lucidité. Laisse moi maintenant.
- Agathe vraiment, tu me manques. Ton petit tic quand t'es stressée, ta manie de frotter tes écouteurs contre ton pull parce que t'aimes pas quand ça fait froid dans tes oreilles, ton franglais pas toujours légal... Ma meilleure amie me manque, t'imagines même pas à quel point..."
Lui mettre une droite ? Lui pardonner ? Lui mettre une droite puis lui pardonner ? Hmm... J'avoue, j'hésite. Je l'ai détaillée de la tête aux pieds. J'ai l'impression qu'elle n'est pas tout à fait sincère, elle n'arrête pas de se tortiller
"Hmm... On organise un truc avec Ludivine Lisa et Audrey, vous avez qu'à venir tous les deux, si vous voulez, ai-je proposé d'une voix blanche."
Pour être tout à fait franche, cette interview m'a fatiguée, et je dors mal en ce moment. Alors la voir maintenant, c'est pas vraiment la chose dont j'avais besoin. Je les ai invités uniquement pour qu'on me foute la paix
Elle m'a fait un grand sourire et m'a sauté au cou en criant. Je me suis rapidement dégagée
"Wow wow. Mon espace vital s'il te plaît."
Oui, je suis comme ça. Excuses acceptées, mais confiance détruite. Et il va falloir du temps avant qu'elle redevienne mon amie.
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