Conseil de révision

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Le conseil de révision qui s’était déroulé durant une journée entière dans une caserne du chef-lieu du département avait retenu Georges pour exécuter la période militaire obligatoire.

À voir la mine du fils et de son père de retour à la ferme, toute la famille comprit que Georges avait tiré le mauvais numéro. [1]

Le grand-père de Georges détendit l’atmosphère en posant la question qui était sur toutes lèvres :

˗ Alors, mon gaillard, t'as tiré un mauvais numéro ? Raconte-nous tout !

Georges, la larme à l’œil, raconta cette journée mémorable :

– Il est vrai que j’aurais bien aimé être réformé ou ˗ au mieux ˗ tirer le numéro qui m’imposait un service d’un an. C’est quand même vrai qu’être réformé aurait été un déshonneur pour moi et ma famille. On n’est pas comme les autres et on n’a pas droit à l’ardoise « Bon pour les filles » ...

C'était la seule chose que les conscrits « Apte au service » choisissaient de retenir à l’issue de l'inspection médicale. Ils étaient sûrs, du moins, le pensaient-ils, que tout leur organisme était en état de fonctionner.

˗ Dans une première salle, où des gendarmes nous ont fait tirer les numéros. Les numéros pairs pour un service d’un an et les impairs pour les autres. Je pense que les numéros pairs étaient moins nombreux. Rapidement, on a été appelé par ordre de communes.

- Nous étions une centaine sur le département. J’ai tiré le numéro soixante-cinq. Le maire nous avait dit : « le contingent du canton est fixé à vingt-cinq hommes ». Ce numéro aurait suffi pour que je sois libéré du service militaire. Mais il y a eu la visite médicale et beaucoup d’entre nous ont été réformés par les médecins militaires.

- On est entrés dans une salle attenante où il y avait des bancs tout le long des murs. Des gendarmes et des militaires nous ont demandé de nous mettre complètement à poil et ça m'a fait drôle, parce que je me sentais vraiment tout nu, même dans ma tête ! Comme on hésitait, les gendarmes nous ont dit : « Lorsque l’on vous demande d’être à poil c’est-à-dire tout nu !" On ne veut voir rien d’autre que votre fascicule avec votre numéro de tirage à la main. »

Joignant le geste à la parole, le gendarme le plus proche de moi, a tiré sur mon pantalon qui est tombé au sol.

Avant de sortir de la salle, deux infirmiers nous ont fait passer sous la toise et sur la balance. Les trop petits sont réformés direct. Ils ne conviennent ni pour les gendarmes ni pour l’armée. Les trop gros ne seront jamais gendarme ni cavaliers, mais poursuivent la visite. « Il y a d’autres emplois susceptibles de vous intéresser ! » leur cria un lieutenant.

Ceux qui sont retenus pour la gendarmerie disposent d’un second carton avec un gros « G » écrit dessus. Moi ; je n’y ai pas eu droit. De toute façon, on nous donne à chaque poste une feuille sur laquelle sont inscrits tous les détails de la visite que l’on vient de subir.

Dans la nouvelle pièce, il y avait du monde. Du grand et du beau monde et même, trop de monde. Tous ces képis et tricornes de toutes les couleurs parlaient de partout…

Le médecin-major avec, m’a-t-on dit, une bordure rouge sur son képi et des galons rouges, faisait le tour de la salle. Il y avait aussi quelques assistants majors en galons rouges et d’autres militaires et gendarmes assis derrière des tables pour noter ce que les majors présents à chaque poste leur indiquaient.

Le conseiller général, le député et plusieurs maires, ceints de leur écharpe, étaient assis derrière une grande table montée sur une estrade. Ils étaient là, présentant leur crâne chauve, alignés comme des oignons pour ne rien manquer du spectacle qui se déroulait sous leurs yeux. C’est que, paraît-il, ils ont, eux aussi,, leur appréciation à donner sur la constitution du cheptel militaire. Pourtant, ils ne nous ont pas adressé la moindre parole ni donné la moindre feuille.

Nous, on avait perdu toute dignité. Mais personne ne s’en souciait. Tous ces vieux s’en fichaient pas mal de nous obliger à défiler devant eux dans le plus simple appareil comme des vaches lors du concours du comice agricole. Oui ! C’est ça ! Nous étions juste des animaux présentés à la foire annuelle…

Dirigés par des gardes ou des infirmiers, nous sommes passés de table en table, suivant un cheminement tracé le long des étals. Nous devions être les bras ballants ou croisés sur la poitrine ou cachant notre sexe. Tout au long du parcours, il nous était redit sans cesse de garder la tête haute et le regard droit. Un regard trop bas, même furtif, pouvait être mal interprété par les vieux moustachus en uniforme qui nous tançaient vertement.

Si, au niveau des gendarmes, le poids et la taille étaient évalués sévèrement, car il faut monter sur des chevaux ; pour l’armée, nous n’étions ni trop légers ni trop lourds. Les gros étaient simplement d'après les mots mêmes du major : « des balourds que l’armée affinera avec l’exercice. »

Ensuite, ce fut la visite médicale. Contrôle de la vue : indispensable pour faire un bon tireur ; « les bigleux seront enrôlés dans les écuries ou dans les cantines. » Examen des poumons avec un cornet ; « ceux qui raclent sont réformés. Il ne faut pas d’asthmatique dans les fantassins ni dans les cavaliers. » Vérification de l’audition : « comment obéir à un ordre si on ne l’entend pas ? » Pour ce faire, un officier nous chuchote dans l’oreille et nous demande de répéter ce qu’il a dit. Puis, pour celui qui dit n’avoir pas entendu, il parle normalement et pose la même question. Si l’autre dit qu’il n’a toujours pas compris, il hurle : « Bon pour le service ! » et demande de lui répéter en le poussant dans le circuit. S’en suivit alors l'examen des mains, des dents, du cou, des bras, des jambes, du ventre, du sexe et des fesses et même du trou…

Après, on est passé sur un tapis de sable pour vérifier le dessous des pieds. Si la trace est plate, c’est qu’on a les pieds plats. Les gens aux pieds plats sont inaptes à la marche, mais sont retenus pour servir dans la cavalerie, si la taille et le poids correspondent aux critères, ou dans les services généraux, sinon comme maréchaux-ferrants ou palefreniers.

On a encore changé de salle et ce fut le moment de passer devant le médecin-major. Son secrétaire regarde toutes les feuilles qu’on lui remet si quelque chose accroche, il souligne et la passe au médecin qui contrôle s’il le faut. C'est lui qui signe les arrêts.

Si le type est réformé, il lui donne sa feuille rayée au crayon rouge. Il devra la faire viser par la gendarmerie de son village. Il sort du circuit et on lui demande de passer à la cantine. Mais il a aussi le droit de partir sur l’instant.

Nous autres, on passe devant un autre major. Alors, celui-ci entame son inspection personnelle. Tout y passe : le blanc des yeux, les dents, les réflexes jugés à la réaction au coup de marteau en bois sur les genoux et sous les coudes, la souplesse notée après quelques mouvements. Puis le major colle son oreille contre la poitrine, nous demande de tousser tout en soulevant des choses que la pudeur la plus élémentaire m’interdit de nommer ici. Il paraît qu’il y a une relation entre le haut et le bas.

Quelques-uns sont réformés. Certains pour faiblesse de constitution, ou pour des infirmités, d’autres pour des raisons familiales. Finalement, seuls 20 des soixante examinés avant moi sont jugés capables de servir.

Enfin, nous sommes ressortis avec la feuille définitive sur laquelle est inscrit notre nom, notre commune, le numéro de tirage avec, hélas pour moi, la mention « Bon pour le service ».

Dans un autre atelier, on nous mesure la longueur des bras, des jambes, de l’entrejambe, des pieds. C'est inscrit dans le carnet. C’est, paraît-il, pour l’uniforme et les brodequins que l’on nous donnera, arrivés à la caserne.

Après nous être rhabillés, on passe de nouveau devant les gendarmes. Ils avaient tout recopié sur un registre et m'ont dit :

˗ Tu es jugé apte. Tu es le 21ème conscrit de ton canton. On t'apportera ton carnet d’incorporation et ton ordre de marche dans quelques jours chez toi. À partir de maintenant, ne quitte pas ta commune. Si tu dois vraiment t’absenter, fais en sorte que quelqu’un soit à ton domicile et qu’il sache où tu es pour te prévenir de ta date de départ. Il ne faut pas que nous soyons obligés de te chercher.

Une fois dans la cour de la caserne, des soldats nous ont réunis. Un galonné a pris la parole et a discouru. J’ai retenu la fin : « Messieurs, vous êtes aujourd’hui des adultes civils. Demain, vous serez des militaires. Soyez fiers, l’armée est une grande famille, mais aussi, un lieu de régénération politique, morale et sociale du pays. Bonne chance à chacun d’entre vous. » Enfin, d’autres militaires nous ont dirigés vers un réfectoire où, un quart de vin et un casse-croûte nous attendaient. Beaucoup ont refusé la collation et sont partis directs. Moi, j’ai pris mon temps et j’ai mangé ce qui m’était offert par l’Administration.

Dans la rue, il y avait une multitude de vendeurs de médailles et de colifichets bleu, blanc, rouge et de panonceaux avec l’inscription : « Bon pour les filles » et autres goujateries. Heureusement, papa était là à m’attendre ; sinon, c’était le départ pour courir la ville et surtout les bistrots avec tous les autres… On est des hommes, non ? "

Hector n’avait pas quitté son frère des yeux durant tout son long monologue.

Georges se tut en tentant, les mains tremblantes, de rallumer sa bouffarde.

- Mais c’n’est pas possible une telle maltraitance ! s’écria, outré, le jeune Hector.

- T’es gentil mon p’tit gars, t’es bien gentil… Mais c’est comme ça ! On ne peut rien y faire, nous autres les p’tits, sans fortune, lui asséna son père.

Césarine, que Georges avait épousé quelques mois avant de partir pour son dernier limousinage parisien, n’écoutait pas. Elle pleurait en silence depuis cette annonce.

Plus tard, dans le secret de leur intimité, elle se lamentait de n’être pas enceinte.

- Je l’espérais tant. Il ne faut pas partir Georges, nous avons eu trop peu... Tu aurais été réformé pour raison familiale.

Georges tentait maladroitement de la rassurer :

˗ Ce n’est pas dit, l’enfant peut naitre dans l’année. Je pourrai rentrer dès la naissance du bébé, mais avec un congé temporaire d’un an, puis être rappelé à tout moment pour terminer mon service qui ne sera plus que de deux ans.

- Il faut espérer. Nous sommes mariés. Il parait que beaucoup ne partent pas en Algérie pour cette raison. Même s’ils font sept ans d’armée, ils restent en France. Il y a aussi les problèmes avec la Prusse. Je peux tout aussi bien rester dans la région…

En effet, il s’était murmuré, parmi les gendarmes et les conscrits présents au Conseil, que l’Algérie n’était pas pour les Alsaciens. Tous pensaient qu’il valait mieux garder les jeunes ici pour protéger la frontière contre la Prusse qui, en ce moment, remue beaucoup.

Un lieutenant d’encadrement ne leur avait pourtant laissé aucun espoir :

˗ Il ne faut pas vous leurrer, les gars. Vous partirez tous en Algérie. Vous ne le savez peut-être pas. Mais, au printemps, des Arabes de la Kabylie, des Babos, comme ils disent, se sont rebellés. Ils ont fait beaucoup de morts parmi la population européenne. La rébellion a été matée ; mais actuellement d’autres tribus effectuent des raids et des escarmouches. Elles pillent des convois et des villages entiers. Il est prévu de renforcer l’armée d’Afrique par un contingent de cinq mille hommes d’infanterie et presque autant pour la cavalerie. Vous serez du voyage les gars, mettez-vous ça dans la tête…

***

Quelques jours plus tard, l’ordre d’affectation arriva. Georges était muté à Toulon.

- Toulon, lui assénât le gendarme qui lui remit l’ordre de mutation naître, toi et tous ceux du village, vous n’avez pas de chance. C’est tout droit l’Algérie...

L’arrivée à la caserne d’instruction de Toulon était prévue pour le 31 janvier 1865 au plus tard.

Ce fut un drame pour le jeune couple et plus particulièrement pour la jeune femme. Georges ne faisait que répéter :

˗ C’est trop court, nous ne passerons même pas noël ensemble… Fichue merde d’armée ! Habituellement, les conscrits partent six mois après le conseil.

Césarine se voulait forte, elle savait qu'elle ne pouvait rien faire pour conjurer le sort… Le jeune ménage n'avait vécu conjointement que quelques semaines depuis leur mariage : vingt jours en mars et maintenant, trente à cheval sur septembre et octobre.

˗ C'est l’ordre des choses ! Comme le lui rappelaient sa mère et sa belle-mère.

Les dix conscrits retenus de la commune se réunirent pour décider du moyen de transport pour se rendre à Toulon. Comme aucun d’entre eux ne pouvait se payer un transport en diligence sur une aussi longue distance, il fut convenu que le trajet se ferait à pied. Compte tenu de la distance estimée et en prévision des éventuelles embûches et des intempéries, ils décidèrent que le départ serait pour le 30 octobre.

Césarine était au désespoir, même si elle s'efforçait de ne pas penser aux dangers que son époux allait devoir affronter en route. Un trajet que le groupe ne connaissait pas et qu'il partagerait avec des inconnus, très certainement pas toujours sociables.

Pour leur part, bien qu'ils ne le montrassent pas devant leur belle-fille et encore moins devant leur fils, les parents de Georges partageaient le même découragement. Le départ d'un fils ou d'un mari, pour sept années de service militaire, était toujours une catastrophe pour une exploitation agricole familiale qui comptait sur le salaire de l’absent. Il aidait d'autant plus la famille à s’acquitter des dettes de fin de saison qu'actuellement les salaires des journaliers du bâtiment à Paris étaient à la hausse. Les entrepreneurs peinaient à recruter de la main-d’œuvre qualifiée, car beaucoup s’embauchaient sur l’un des nombreux chantiers ouverts récemment pour construire des routes, des canaux ou des chemins de fer. Ils étaient mieux rémunérés que dans le bâtiment et cerise sur le gâteau, ils étaient logés et nourris gratuitement.

Les Machi envisageaient de s'embaucher sur l’un des autres grands chantiers entamés par l’Empire. Ils s’imaginaient plus proche de chez eux.

***

À l'issue du dernier conseil de famille, de nombreuses décisions se prirent. Césarine habitera avec ses beaux-parents. Ces derniers lui fourniront le gîte et le couvert en contrepartie de sa participation au ménage ainsi qu'à la garde des bêtes au pré la journée. Le soir et le matin, elle aiderait à la traite des vaches et des chèvres. À ces corvées, s'ajouteraient au printemps et durant l'été, pendant le limousinage, quelques travaux des champs comme les semis et les moissons. Césarine s'y plia sans protester, consciente que c'était pour le mieux pour sa famille. Le grand-père décida qu’il ne pourrait plus travailler sur les chantiers. Il aidera du mieux possible au fermage. Hector, le frère cadet de Georges, assurera la relève auprès de son père sur les chantiers.

[1] Le recrutement se faisait par tirage au sort : celui qui tirait un bon numéro pouvait espérer effectuer un service militaire d'une année. Celui qui avait la malchance d'en tirer un mauvais s'engageait pour sept... Autre pratique très discutable, un nanti qui avait tiré un mauvais numéro pouvait le revendre ou l’échanger avec un autre garçon qui effectuera la période militaire à sa place.

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