Chapitre trois-Le départ
Chapitre trois
Le départ
La date fatidique était arrivée.
Levé de très bonne heure, Georges avait endossé ses vêtements du dimanche et pris quelques sous dans ses économies. Ses parents et grands-parents lui avaient donné quelques billets supplémentaires. Après avoir soigneusement plié les coupures, Georges les cacha dans la poche secrète. Césarine l'avait cousue dans les replis de sa large ceinture neuve en flanelle blanche et dont il s'était entortillé le ventre en plusieurs rotations.
Georges fit une dernière fois le tour de la maison qu’il allait abandonner. Son visage s’était assombri et un tic nerveux lui déformait la joue droite. Césarine connaissait bien ce tic qui se produisait lorsque Georges avait des angoisses.
Dans la cuisine, pendant que Césarine préparait le café, il se rasa devant l’évier. Rangea dans sa musette son blaireau, son coupe-chou et son polissoir. Césarine avait déjà glissé deux chemises, deux paires de chaussettes, un tricot de laine et un pantalon. Dans l’autre musette, elle y plaça une tourte, un fromage, du pain, deux oignons, une gourde contenant de l’eau mélangée avec du café ainsi qu’une bouteille de vin. La mère les rejoignit. Ils déjeunèrent en silence.
Les hommes étaient à l’écurie. Ils préparaient la charrette.
˗ Faut pas s’éterniser ! Souffla Georges en se levant à la hâte.
Il chaussa ses brodequins ferrés, embrassa sa mère, sa grand-mère puis plus longuement Césarine, la tenant par la main.
- Laisse-moi t’accompagner dit-elle.
Et comme il hésitait :
- Jusqu’à Sélestat. Je te promets que je ne pleurerai pas.
- Donne nous des nouvelles, souffla la mère. Soyez prudent les routes sont dangereuses.
- Oui, promis ! dit simplement Georges.
Il attrapa au vol ses musettes.
Sans un mot, Césarine le retint par le coude pour l’embrasser. Elle lui prit la main.
Accompagné par sa femme, ses parents et son frère, Georges rejoignit en silence et sans entrain le groupe des jeunes recrues déjà réunies sur la place du bourg. Certes, ils arboraient les insignes multicolores des conscrits, mais certains pleuraient dans les bras de leurs géniteurs ou de leur compagne tandis que les autres crânaient en chahutant. Tous portaient encore sur leur visage les stigmates de la fête organisée la veille en leur honneur par les anciens.
La clique[1] municipale dispersait quelques flons, flons. Le maire se fendit d’un discours. La commune offrit une collation et une boisson à chacun avant de les laisser partir pour Sélestat, la sous-préfecture.
Les paysans et les Macchi qui détenaient des charrettes convoyèrent les appelés jusqu'au chef-lieu. Il fallut une heure à la caravane pour rejoindre la mairie/école où se situait le bureau éphémère d’enregistrement des partants.
Beaucoup avaient déjà bien bu. On devinait l'amertume que ressentaient ces jeunes hommes.
Bien entendu, ils effectueraient le trajet à pied le plus longtemps possible ensemble, quand bien même, si tous n'allaient pas dans les mêmes villes d’enrôlement. Comme Georges et ses amis, aucun n'avait les moyens pour obtenir une place dans la malle-poste régulière ou la diligence. Pourtant, ces transports auraient pu permettre de gagner encore quelques jours en famille.
« Presque mille kilomètres ! » leur avait indiqué l’un des gendarmes du canton.
Actuellement, les jeunes devaient s’aligner par lieux d’affectation indiqués sur des panneaux. Il n’y en avait que deux. St Etienne et Toulon. Un officier en grande tenue se présenta au balcon de la mairie. Il demanda d’une voix puissante le silence. Il fit un petit discours qui se voulait encourageant.
Durant l’appel, assis derrière de petites tables installées au bout de chaque rang, l’un des gendarmes vérifiait le livret militaire et la destination. Un autre faisait signer les présents en face de leur nom inscrit sur la feuille de route. Il consignait précisément la date de départ. Avant de rendre le document à son titulaire, il tamponnait la page et disait à chacun :
- Prend bien soin de ton livret ! Il te sera réclamé dans toutes les casernes dans lesquelles tu t’arrêteras ou encore, lors des contrôles de la marée chaussée sur le parcours… Bonne chance mon gars !
Les groupes constitués durent désigner un chef et un adjoint parmi ceux qui parlaient français, les plus lettrés et les plus dégourdis des recrues. Georges qui parlait difficilement le français, mais comprenait cette langue, avait accepté le rôle d’adjoint. Les gendarmes remirent au chef de détachement la fiche d'appel et un ordre de route général censé leur assurer le gîte et le couvert dans chaque ville importante qu’ils croiseraient.
Lourde responsabilité pour ces deux paysans que la gestion de huit jeunes hommes. Âgés de dix-huit à dix-neuf ans, ils étaient tous quasi-analphabètes. De plus, beaucoup n’avaient jamais quitté l'ombre de leur clocher. Personne ne connaissait la qualité réelle et le caractère de chacun.
Georges qui connaissait les problèmes inhérents aux longs voyages demanda la parole. Il expliqua :
- En cours de parcours, d'autres conscrits du département allant dans la même direction se joindront certainement à nous. Ils auront, chacun à leur tête, un chef qui ne voudra pas s'en laisser conter. À coup sûr, il surviendra une rivalité, tout comme dans notre propre groupe. Pour notre part, il faudra nous entendre sans rechigner sur la cadence de la marche ainsi que sur les lieux d'étapes. Sur la route, tout peut survenir à tout moment, de jour comme de nuit. Nous devrons demeurer constamment sur nos gardes et nous épauler pour nous défendre. En cas d’évènement, seul notre responsable parlera pour nous. Certains d’entre vous auront leur moral au plus bas et refuseront d'avancer ou critiqueront tout. Tous ces soucis nécessiteront de la détermination pour rester forts et unis si nous voulons arriver à bon port et en bon état.
Tous en avaient conscience. Les anciens les avaient prévenus et avaient donné des astuces pour s’organiser et se protéger. Les jeunes s'engageaient dans l'inconnu. Ils avaient la volonté insouciante de ceux qui croient en l’enchantement du grand air. Ils leur tardaient de vivre groupés pour être plus solides en cas d'attaque de détrousseurs ou d’animaux sauvages s’ils étaient obligés de dormir à la belle étoile.
Il était onze heures au clocher de l’église, lorsque les conscrits se mirent en route. Césarine et sa famille les accompagnèrent jusqu'à la sortie du village. Elle serait très fort son mari dans ses bras, refusant de le lâcher. Les adieux furent douloureux, mais ils se promirent de s'écrire régulièrement et de se retrouver au plus vite. Georges lui assura de faire tout pour revenir sain et sauf. Il lui fit promettre de prendre soin d'elle-même et de sa famille pendant son absence. Enfin, ils se séparèrent, Césarine retenant ses larmes tandis qu'elle regardait son mari s'éloigner, entouré des autres conscrits.
Lorsqu’après avoir quitté l'orée du village, au dernier détour du sentier, Georges se retourna une ultime fois. Il s’arrêta, fit quelques signes de la main, durant quelques minutes, aux siens restés figés sur la place de la mairie.
Georges hésitait encore…
- Oh ! Georges, tu rappliques ? vociféra son chef. Le garçon se blottit quelques secondes contre l'arbre voisin. Finalement, il baissa la tête, pivota lentement et reprit son chemin d'un cœur lourd. Quel déchirement que cette envolée, seul, hors de sa famille ! Les brodequins lui pesaient aux pieds.
- Ah ! Putain ! Cria-t-il à plusieurs reprises, les larmes aux yeux, tandis qu'il réprimait ses sanglots, tout en se retournant encore et encore.
Il perdait tout : la réconfortante présence de sa femme chérie et toute sa parentèle. Surtout, il enterrait son enfance derrière les branches qui se refermaient sur son passage. Aujourd’hui, il sentait peser la menace d’un deuil. Sorti de son rêve, il paniqua.
Enfin, ne voyant plus les siens, il se reprit et regarda, en se mordant les lèvres, le parcours qui se dessinait devant lui, à peu près correctement à travers les bois.
- Que s’est-il passé ? Où sont-ils ? gémit-il. Georges n’apercevait pas ses camarades qu’il croyait encore devant lui. Il se mit alors à courir, désireux de rattraper son retard.
Elle était restée là, immobile, le cœur lourd, jusqu'à ce qu'il ait disparu.
De retour au village, à l’image d’autres proches, Césarine pleurait librement sans cacher sa peine.
˗ Georges ne verra peut-être même pas l'ombre d'une bataille ! tentaient de la rassurer, sa belle-mère et sa mère, comme pour conjurer le sort.
Rien n'y faisait. Le grand regard clair de la jeune femme, mouillé de larmes et de chagrin, trop durablement contenus pour faire bonne figure devant son mari, restait fixé sur l'horizon. Celui-ci avait disparu de sa vue lorsque ses parents la tirèrent pour la ramener dans sa chambre qui lui était réservée. Isolée, elle pleura longtemps en silence. Tout en mordant parfois l'oreiller, elle maudissait l'État et surtout le Prince-président qui, malgré ses discours débonnaires, laissait faire tous ceux qui avaient inventé la guerre. Ancrée dans son malheur, Césarine abhorrait, en ce moment, tous les hommes en général parce qu'ils considéraient que le combat « c'était glorieux ! ».
Elle réussit tout de même, peu avant l'aube, à trouver le sommeil. Personne ne la dérangea de toute la journée. Tous se partagèrent le travail assigné. Pourtant, le soir venu, elle aida bravement la grand-mère à la préparation du repas.
[1] Ensemble des musiciens d'un orchestre populaire ou militaire.
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