Prologue
Lorsqu’on redoute le pire, on n’est pas à l’abri d’une bonne surprise. Voilà ce que je me dis au moment où j’arrive. Après tout ce que j’avais lu dans Le Messager, le journal régional, je m’attendais à découvrir une ville recouverte d’une chape de plomb, à l’atmosphère méphitique ; elle baigne dans une sémillante lumière, et le vent d’ouest a drainé vers elle les arômes de l’océan tout proche. L’espace d’une seconde, ébloui par la luminosité, happé par les effluves, j’en oublie même la raison de ma présence. Le vrombissement d’un véhicule au pot d’échappement suspect me fait recouvrer mes esprits : je ne suis pas venu ici pour prendre des vacances. De toute façon, je n’en prends jamais, des vacances, ce n’est pas dans ma nature.
Je pénètre dans le centre-ville, histoire de voir comment les habitants vivent la situation qui leur est désormais imposée. Qui sait ? Peut-être ces couleurs mordorées, bulles de champagne frétillantes, peut-être ces senteurs, comme aimantées au lieu, leur font-elles envisager les mesures récentes avec une insouciante légèreté. D’autant plus que c’est vraiment une charmante bourgade, mon impression de départ se confirme, une ville où il fait bon vivre, aux antipodes du sombre tableau qu’en a dressé Le Messager. Les rues piétonnes invitent à la flânerie. On n’y rencontre pas la tension des métropoles insomniaques, mais on y trouve suffisamment de services et de commerces pour ne pas se sentir oublié du monde. Les rayons du soleil printanier ravivent les teintes des fleurs plantées sur les bas-côtés et se reflètent dans l’eau diaphane des fontaines. Il est possible que les gens d’ici ne perçoivent pas leurs nouvelles conditions d’existence comme une source d’inquiétude et se satisfassent de leur sort. Peut-être même sont-ils tout à fait épanouis, après tout.
Le réel ne tarde pas à me donner tort : assis face à face à la terrasse du café O Sole mio, deux hommes consultent leur smartphone en silence. À l’intérieur, personne, à l’exception du patron. Accoudé au comptoir, la tête reposant sur les mains, il ne feint même pas d’adopter l’attitude de celui qui attend d’autres clients. S’il attend quelque chose, c’est, semble-t-il, que le temps s’écoule, rien de plus. Je poursuis ma visite. Malgré la température clémente, il n’y a guère de monde dans les rues. Je croise néanmoins une jeune femme qui tient par la main une fillette triturant un doudou informe ; un homme dont le costume sobre, l’attaché-case noir et le pas régulier suggèrent une profession sans doute aussi respectable qu’ennuyeuse ; une vieille dame qui peine à tirer son cabas à roulettes ; un adolescent dégingandé, encombré par son corps, tentant de donner le change par des mains enfoncées dans les poches et une démarche en canard, à la virilité factice. Ce défilé de clichés ne retiendrait pas mon attention si ne se dégageait de tous le même air. Un air, comment dire ? Inexpressif. Oui, inexpressif, c’est le mot qui convient le mieux, je crois, pour rendre compte de ce que je lis sur leurs traits. Il n’y a pas de sourire sur les visages, pas de malice dans les yeux, pas d’allégresse dans les mouvements. Toute manifestation extérieure de joie ou de plaisir a disparu. Mais on ne trouve pas non plus trace d’autres émotions : ni colère, ni tristesse, ni crainte, ni curiosité. C’est un grand rien qui se dégage d’eux. Ils semblent avoir mis leur âme sous cloche, laissé leur vouloir-vivre en suspens. Ils continuent à se mouvoir, certes, mais comme les volailles à qui on vient de trancher le cou et qui prolongent un moment leur existence en courant mécaniquement. Je comprends mieux pourquoi la décision prise par la mairie il y a trois mois n’a donné lieu à « aucune réaction particulière de la part de la population, qui s’est pliée sans rechigner aux nouvelles règles, consciente qu’elles étaient instituées pour son bien » : c’est ce que j’ai lu dans Le Messager. Il règne dans les rues une nonchalance qui confine à la résignation. Entre cette ville, véritable paradis pour les sens, et ceux qui y résident s’est glissé un hiatus disgracieux.
C’est décidé : je vais m’installer ici quelque temps. Je le pressentais, j’en ai maintenant la confirmation : ma présence est utile. Et même nécessaire. Et tant pis si on me trouve présomptueux; on ne peut pas me reprocher de me conduire conformément à ma nature.
Reste à choisir un endroit précis d’où je pourrai agir à ma guise. Selon quel critère ? Je prends le parti de me laisser guider par mon intuition et continue ma déambulation. Soudain, je me fige devant l’immeuble situé au 7 rue Germinal : Germinal, le début du printemps dans le calendrier républicain de 1792, quoi de mieux pour placer ma démarche sous des auspices favorables ? Quant au numéro sept, on dit qu’il porte chance. On dit aussi l’inverse ; et la Révolution a basculé dans la Terreur. C’est le problème des symboles : ils sont souvent à double tranchant. Je verrai bien ; j’opte pour le 7 rue Germinal.
L’immeuble, de construction récente – une quinzaine d’années tout au plus –, n’est pas un beau bâtiment ; on ne peut pas dire non plus qu’il soit laid. Commun serait le mot le plus approprié. Sans cachet, sans charme, mais propre et en bon état : un bloc de béton rectangulaire, des murs dont la blancheur d’origine n’a pas encore eu le temps de tendre vers le grisâtre, aucune lézarde pour le moment. Il n’y aurait rien à en dire de plus, si l’un des habitants du rez-de-chaussée n’avait eu l’idée d’en estomper la neutralité : le jardinet qui donne sur la rue pourrait constituer le support pédagogique idéal pour apprendre les couleurs à un enfant en bas âge, tant il est garni de fleurs chamarrées.
Sans me soucier de l’interphone installé à l’entrée – ma condition me permet de passer outre ce genre d’obstacle matériel –, je m’introduis dans le hall. Une série de boîtes aux lettres occupe une bonne partie du mur de droite. Du même côté, dans l’espace restant, un tableau vitré contient différents documents dont l’absence d’intérêt littéraire ou culturel est compensée par une utilité concrète : une feuille recense les numéros à appeler en cas de problème de robinetterie, de chauffage, de ventilation ou d’ascenseur ; une autre rappelle, à toutes fins utiles, le numéro d’urgence des pompiers, de la gendarmerie et du SAMU ; une fiche cartonnée expose le plan de sécurité incendie, ainsi que les consignes à suivre en cas d’évacuation ; un dernier document, enfin, où apparaissent le nom et les coordonnées du syndic de copropriété, indique douze règles de base « à respecter pour le bon fonctionnement de la communauté et le bien-être de tous », est-il précisé en gras au bas de la page. Bien. La sécurité élémentaire des habitants est assurée, tous ces documents l’attestent. Elle est même renforcée par la présence, discrète, d’une caméra de vidéosurveillance fixée au-dessus du tableau. Un miroir où se reflètent les boîtes aux lettres recouvre toute la surface du mur opposé. Je n’ai pas parlé du sol : il est composé d’un carrelage gris, neuf, terne. Bref, le hall est à l’image de l’extérieur du bâtiment : il ne brille pas par sa fantaisie. Il va falloir y remédier. Je jette un coup d’œil à la porte d’entrée : personne en vue. Parfait.
Me voilà maintenant dans le corridor qui mène aux deux logements du rez-de-chaussée. Je note mentalement les noms inscrits sur les portes, procède de même avec les trois étages, avant de retourner dans le hall pour guetter l’arrivée des habitants. Nous sommes lundi, ils vaquent à leurs occupations quotidiennes : les jeunes gens somnolent en classe, les adultes au travail. Quelques-uns, à la retraite, sans emploi ou en congé, doivent musarder chez eux. Au vu du nombre réduit de véhicules garés de part et d’autre de la rue, j’en conclus qu’ils ne constituent pas la majorité. Je leur rendrai visite tout à l’heure. Pour l’instant, ce qui m’importe, c’est d’observer la réaction des autres, ceux qui sont dehors, lors de leur retour chez eux, au moment précis où ils pénètreront dans le hall de l’immeuble.
Je fixe le miroir. J’attends. Patience et longueur de temps etc., dit le fabuliste.
Ils devraient commencer à arriver, maintenant : il ne leur reste plus que deux heures avant d’être contraints à se calfeutrer chez eux, conséquence de l’arrêté municipal entré en vigueur il y a trois mois. Ainsi le maire, Antoine Marchand, en a-t-il décidé, prenant pour prétexte une vague – oh, même pas, tout au plus une vaguelette, en réalité – d’actes de délinquance ayant eu lieu au cours de l’automne.
Un long article a été publié à ce sujet dans Le Messager. Le rédacteur commençait par évoquer le climat morose qui régnait « depuis trop longtemps » dans la ville, en raison notamment de « plusieurs bandes de jeunes particulièrement violents qui semaient la terreur en toute impunité », ce qui avait contraint les autorités à imposer un couvre-feu entre dix-neuf heures et six heures du matin. Suivait un long entretien avec le maire. Interrogé par le journaliste sur cette mesure, Antoine Marchand revenait sur les délits commis quelque temps auparavant – en particulier trois cambriolages, dont un accompagné d’une agression physique, une rixe entre jeunes après un match de football ayant entraîné l’intervention de la gendarmerie et surtout une voiture de la police municipale caillassée au cours d’une ronde de routine. Il insistait sur leur gravité, sortait des statistiques prouvant, « de manière irréfutable » selon lui, l’augmentation des actes de délinquance dans la ville et concluait à la nécessité « d’assurer la sécurité de tous les habitants ». Antoine Marchand rappelait ensuite la façon dont les choses s’étaient déroulées : la proposition d’instauration du couvre-feu avait été soumise au vote lors d’un conseil municipal. Le maire n’y était pas contraint par la loi, il aurait pu décider tout seul de l’imposer ; mais « en fervent démocrate », révélait-il au rédacteur de l’article, il n’avait pas voulu « être accusé d’autoritarisme ». Ce qu’il se gardait bien de révéler, c’est qu’il savait par avance que sa majorité lui serait fidèle, qu’elle ne se désolidariserait pas de ses décisions, par loyauté, crainte ou opportunisme. L’arrêté avait donc été voté sans problème – l’opposition locale se contentant d’un simple refus de principe, à peine motivé par quelques arguments « caricaturaux et de mauvaise foi » selon Antoine Marchand, tournant autour de la liberté de chacun d’aller et venir à sa guise – et accepté sans sourciller par la population. L’article s’achevait par quelques mots du journaliste : il remerciait le maire de lui avoir accordé « un peu de son précieux temps » et indiquait à mots peu couverts le bienfait de cette mesure, prise « de manière transparente et démocratique », écrivait-il, « afin de permettre aux habitants de vivre en paix et en toute sécurité », concluait-il.
Il n’est peut-être pas inutile de préciser qu’Antoine Marchand n’est pas seulement le maire de la ville ; il est aussi l’actionnaire majoritaire du Messager.
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