Chapitre 1

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 Un costume bleu outremer s’apprête à franchir l’entrée de l’immeuble. L’homme qui flotte dedans, la quarantaine bien entamée, marche vite, tête baissée, je me demande s’il ne va pas se cogner contre la porte, non, il l’ouvre : sa mécanique corporelle joue son rôle. Au même moment, une septuagénaire filiforme vêtue d’une robe chamarrée sort avec nonchalance d’un des deux appartements du rez-de-chaussée, celui qui donne sur le jardin fleuri. Violette Rosa. Tout à l’heure, lorsque j’ai découvert son nom, je me suis demandé si son amour pour les fleurs était inscrit dans son patrimoine génétique ou si, au contraire, elle l’avait développé pour éviter de déflorer son état civil. À présent que je la vois, je quitte cette alternative fantaisiste et opte pour une autre explication, plus terne mais plus conforme à ce qu’offre parfois le réel : Violette Rosa s’occupe sans doute comme elle peut pour tromper sa solitude et oublier qu’elle a quitté la fleur de l’âge depuis longtemps.

 Elle n’a pas l’air ravie de tomber sur l’homme au costume bleu outremer trop ample pour son corps frêle, au vu de la moue qu’elle ne parvient à réprimer qu’un peu tard. Il ne s’en rend pas compte, il ne s’aperçoit même pas de la présence de sa voisine à quelques mètres de lui : il a toujours les yeux rivés au sol.

 Soudain, alors qu’il traverse le hall, son regard quitte le carrelage pour se diriger vers le miroir. Il s’arrête brusquement, croise les bras, croise Violette, oublie de répondre à son salut, arbore une mine circonspecte. Une mine suspicieuse, même, qui a au moins le mérite de donner de la chair à une physionomie jusqu’ici diaphane. Il n’a pas ôté son badge professionnel, par distraction, ou pour que tout le monde puisse y lire : Xavier Dumont, directeur général. J’ai vu son nom tout à l’heure, il habite au premier étage.

 Violette, qui s’est aussi immobilisée devant le miroir, ne partage pas l’état d’esprit de son voisin, je le vois à son visage : le teint s’est égayé, les rides se sont estompées, les yeux ont retrouvé leur brillance. En un instant, elle vient d’accorder son air à sa robe chamarrée. On lui donnerait dix ans de moins. Quelques secondes s’écoulent sans que ni elle ni lui ne pipe mot. Violette, gênée, peut-être, par la situation, finit par engager la conversation :

 — Comme c’est joli, vous ne trouvez pas ?

 — C’est joli, c’est joli, c’est vite dit, répond l’autre en mangeant à peu près la moitié de ses mots. C’est du vandalisme !

 — Ce ne sont pas des lys, mais des jonquilles, voyons !

 En effet, c’est bien un beau bouquet de sept jonquilles à peine écloses qui est fixé avec du gros scotch au milieu du miroir ; en effet, Violette Rosa semble un peu dure d’oreille ; et en effet, on ne peut pas dire de Xavier Dumont, l’homme au costume trop ample, aux bras croisés et à la mine suspicieuse, qu’il apprécie ce qu’il vient de découvrir. Il s’approche du miroir pour inspecter l’inscription qui se trouve au-dessus du bouquet : « vous m’attirez comme un aimant. Vous donnez corps à ce que je ne suis qu’en puissance. Sans vous, je ne suis rien, mais avec vous je pourrais tout. Je ne peux vous le dire, alors je vous l’écris. C. »

 — Ça ressemble à du rouge à lèvres, maugrée Xavier. Bon, ça veut dire que ce sera facile d’enlever ce tag.

 Son débit laisse peu de chances à Violette de tout saisir. Aussi répond-elle :

 — Un gag ? Non, je ne pense pas. À mon avis, c’est vraiment l’œuvre d’un amoureux transi, et c’est très touchant.

 — Si vous le dites… En tout cas, je vais téléphoner sur-le-champ à l’entreprise chargée de l’entretien des parties communes pour qu’elle nettoie tout ça, parce que ce n’est pas à nous de le faire, quand même ! Allez, bonne journée, Madame Rosa.

 Il pose sur elle des yeux dédaigneux, qu’il accompagne d’une mine renfrognée pleine de sous-titres, du type : « elle est vraiment sourde comme un pot, la vieille, elle ne capte pas la moitié de ce qu’on lui dit, j’aurais pu essayer de rectifier ce qu’elle a compris de travers, mais je n’ai pas que ça à faire, de toute façon, si je lui adresse la parole, ce n’est que par respect des convenances, il est hors de question de m’attarder outre mesure, et puis j’ai travaillé d’arrache-pied toute la journée, je n’ai qu’une envie, me poser sur mon canapé, mais avant, il faut que je m’occupe de régler ce problème, décidément, les gens ne respectent plus rien de nos jours, taguer un miroir, on aura tout vu ! »

 À peine m’a-t-il laissé le temps d’imaginer ses pensées qu’il tourne les talons et s’engouffre dans l’ascenseur. Dans le hall, Violette contemple encore un moment le bouquet, puis :

 — Des lys ! Un gag ! N’importe quoi ! Décidément, il est complètement crétin, ce type. Incapable de distinguer un lys d’une jonquille et une blague d’une déclaration d’amour ! En plus, au lieu de l’attendrir, ça le met en colère !

 Sa moue de tout à l’heure laissait augurer qu’elle ne l’aimait pas beaucoup ; ce présage était en dessous de la réalité.

 — Dumont… Ducon, oui !

 Je ne m’attendais pas à un tel écart de langage de sa part ! Dénigrer quelqu’un en détournant son nom de famille, c’est un jeu de cour d’école, pas celui d’une femme de son âge ! Je chasse tant bien que mal le cliché qui vient de m’échapper.

 Voilà qu’un jeune homme, les bras ballants, s’approche de la porte. Violette lève les yeux, comme surprise par sa taille. Il est vrai qu’il mesure presque deux mètres. C’est fou ce que les jeunes sont grands, de nos jours, me dis-je, enfilant une deuxième perle à mon collier de poncifs. Derrière le jeune homme, quatre sacs recyclables planent dans les airs. La scène est surréaliste, on dirait un tableau de Magritte. Mais bientôt, le réel reprend ses droits, quatre mains émergent des extrémités des sacs, suivies de près par deux corps : un homme d’une cinquantaine d’années, chevelure grisonnante, plutôt bien conservé, et une femme au corps menu, en jean et baskets blanches, qu’on prendrait volontiers pour une adolescente sans ses rides naissantes autour des yeux. Tous trois marchant à la file comme dans un défilé militaire, la stature imposante du jeune homme masquait jusqu’à présent celle de ceux qui doivent être ses parents. Dès la porte franchie, six yeux écarquillés se figent devant le miroir.

 — Comme c’est joli, vous ne trouvez pas ? répète Violette, espérant sans doute avoir davantage de succès auprès de la famille que face à Dumont.

 C’est la chevelure grisonnante qui reprend ses esprits en premier :

 — Bonjour, Madame Rosa. Oui, vous avez raison, ce bouquet illumine le hall. Mais qui a pu écrire cette déclaration ? Ce C. est bien mystérieux.

 Sa voix grave, harmonieuse, quoique non dénuée d’affectation, fait pétiller les yeux de Violette et rougir ses joues. Elle se redresse, rajuste sa robe, sa coiffure, telle une jeune fille en fleur. On lui donnerait maintenant vingt ans de moins que lorsqu’elle est sortie de chez elle. Bientôt elle ne déparera plus au milieu des compagnes colorées qui peuplent son jardin.

 — Mystérieux, mais charmant, répond-elle en minaudant.

 Elle n’a pas compris de travers ce qui vient d’être dit, manifestement. Il faut dire que contrairement à Dumont, l’homme à la chevelure grisonnante articule parfaitement, on sent qu’il a l’habitude de manier la parole.

 — Vous avez une idée de qui il s’agit ? demande la femme aux baskets blanches d’un ton doux.

 — Non, aucune, répond Violette.

 — En tout cas, ces fleurs dégagent un de ces parfums ! reprend la femme. C’est un vrai délice.

 — Mais qu’est-ce que vous avez tous avec vos lys, à la fin ? Ce sont des jonquilles, voyons, je viens de le dire à votre voisin de palier.

 Les nouveaux arrivants habitent à côté de chez Xavier, il s’agit donc de la famille Dupré ; dans le rôle du père, on a Olivier, la mère aux baskets blanches, c’est Noémie, et la grande perche se nomme Julien, si ma mémoire ne me joue pas des tours.

 Noémie ne se formalise pas et explique, en prenant cette fois-ci soin de bien détacher les syllabes et de parler un peu plus fort :

 — Je voulais dire que ça sent très bon, quand on entre.

 Violette acquiesce et compare le parfum des jonquilles à celui de la fleur d’oranger. Des « bonne soirée » sont échangées, signant la fin de la conversation ; Olivier et Noémie se dirigent vers l’escalier. Au moment d’entamer la montée, Olivier se retourne :

 — Julien, tu viens ? J’espère que tu n’attends pas qu’on ne te voie plus pour monter par l’ascenseur. Je te l’ai déjà dit cent fois, il faut que tout le monde y mette du sien et participe à son échelle à la pérennité de la planète. Un étage, ça se monte très bien à pied. Surtout à ton âge. Et aide-nous à porter les courses, s’il te plaît.

 En entendant la voix paternelle, Julien, qui jusque-là fixait les jonquilles, plongé dans ses pensées, se met docilement en marche.

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